10 mai 1984 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au journal "Libération", Paris, jeudi 10 mai 1984.
QUESTION.- L'opposition, dès 1981, avait prédit l'effondrement économique à court terme. Elle s'est manifestement trompée. Depuis 1982 vous êtes engagé dans une politique de rigueur d'abord exclusivement financière et, depuis quelques mois, également industrielle. Nous sommes aujourd'hui le 10 mai 1984, trois années ont passé depuis votre élection et les jugements positifs alternent avec les jugements pessimistes en ce qui concerne la situation économique. Certains indices sont encourageants, d'autres beaucoup moins. Notamment le chômage. De telle sorte que le scepticisme de l'opinion sur votre capacité à juguler la crise reste peu entamé, tandis que votre majorité est en plein désarroi. Etes-vous optimiste ou pessimiste sur la situation économique ?
- LE PRESIDENT.- Le scepticisme ambiant sur les chances de réussite de toute politique économique, je dis bien de toute politique, dure depuis bientôt dix ans. Il a atteint, puis éliminé la majorité précédente. Il frappe l'actuelle majorité. A cela une explication : l'opinion s'est lassée d'attendre le "bout du tunnel", comme cela lui fut naguère imprudemment promis, illusion dont nous ne nous sommes pas nous-mêmes suffisamment dépris. Elle veut juger sur pièces. Et je pense qu'elle a raison.
- Vous me demandez si je suis optimiste ou pessimiste. L'optimisme honnête se fonde sur le fait que la plupart des paramètres classiques qui permettent aux spécialistes d'apprécier l'évolution d'une situation économique sont meilleurs aujourd'hui qu'ils n'étaient pendant la première partie de ma présidence, meilleure que sous le septennat précédent. Voyez ce qui se passe pour l'inflation, le commerce extérieur, l'investissement industriel. Nous avons hérité d'une inflation à 14 % en 1981. En trois exercices nous l'aurons ramenée, selon les prévisions de l'INSEE, à un rythme de 6,5 % avec objectif de 5 %, ce qui constitue, et de loin, le niveau le plus bas depuis 1971. Le commerce extérieur accusait, en 1980, un déficit de 61 milliards de francs. Je pense qu'il n'atteindra pas 25 milliards cette année et que nous réaliserons (toujours selon l'INSEE) l'équilibre l'an prochain. Cela grâce, notamment au remarquable effort de nos exportateurs. Quant à l'investissement industriel, il est enfin reparti : on prévoit 11 % d'augmentation pour 1984. Du jamais vu depuis dix ans. Bref, la France bouge et recommence à regarder droit devant elle.
- Le pessimisme honnête s'appuie sur l'accroissement de la dette extérieure, la lourdeur de nos importations, le taux élevé (mais il baisse) de l'argent, la faiblesse de la croissance (mais en 1981 et 1982, nous avions la plus forte d'Europe). Je considère ces problèmes avec le sérieux qu'ils méritent et je ne mésestime pas les obstacles à vaincre. Mais le réglement de la dette est à notre portée. Le seul fait d'équilibrer notre commerce extérieur modifiera du tout au tout la tendance. Pour le reste, nous agissons énergiquement afin de corriger les défauts structurels de notre économie.
- Suis-je optimiste ou pessimiste ? Je me contenterai de répondre : je fais ce que je dois.\
QUESTION.- Pour l'électorat de gauche, il y a quand même un renversement dans les préoccupations gouvernementales. En 1981 vous étiez le candidat anti-chômage. Au cours du face à face avec Giscard vous aviez lancé cette phrase à votre adversaire : "Votre politique c'est 2,5 millions de chômeurs en 1985". Il y aura 2,5 millions de chômeurs en 1985, mais c'est François Mitterrand qui a été élu en 1981. Or les gouvernements de Pierre Mauroy n'ont pas ménagé leurs efforts dans ce domaine. Comment expliquez-vous ce changement dans les priorités ? Et à quoi faut-il l'attribuer, à une erreur d'appréciation en 1981, à un durcissement de la crise ou à d'autres causes ?
- LE PRESIDENT.- Certes la crise a duré plus longtemps que ne le prévoyaient la plupart des experts en 1981. Et le vieillissement de notre appareil industriel dans d'importants secteurs tel que ceux de l'industrie lourde ou du textile était plus grave que nous le supposions avant de gouverner.
- Aussi devons-nous mener la bataille sur plusieurs fronts. La lutte contre le chômage est l'un de ces fronts. En faisant de la formation professionnelle - 800000 travailleurs iront en stage de formation cette année - la base de notre action, c'est-à-dire en préparant hommes et femmes aux métiers d'avenir, là où l'emploi se crée, nous luttons contre le chômage. En modernisant l'industrie pour gagner de nouveaux marchés, nous luttons contre le chômage.
- Cela suppose, dans un premier temps, de douloureuses remises en ordre - je pense à la sidérurgie. Mais avons-nous le droit de laisser croire que les emplois seront sauvés là où ils sont de toute façon perdus si l'on se contente de subventionner des entreprises qui ne sont plus compétitives ? La flexibilité sociale et la modernisation technologique sont les deux clés de la sortie de crise.\
QUESTION.- La politique de rigueur est passée si j'ose dire dans le langage commun. On a oublié, peut-être, que le mot rigueur désigne une attitude, un comportement. Qu'est-ce que vous cherchez à démontrer à travers ce comportement ? Cherchez-vous à relever le défi de la gestion efficace de l'économie ? Alors pourquoi ?
- LE PRESIDENT.- La rigueur n'est pas une fin en soi, mais seulement un moyen de passer la tempête. Je cherche à convaincre les Français qu'il faut serrer les dents quand on veut gagner un combat difficile. J'ajoute que la rigueur n'a de sens, c'est-à-dfire ne peut mobiliser les volontés de la nation qu'à la condition d'être équitablement répartie entre les diverses couches de la société. Affaire de courage, oui, mais affaire de justice aussi. Le pays reconnaîtra, au bout du compte, que la gauche au pouvoir apporte non seulement plus d'équité sociale - ce qui n'est contesté par personne - mais aussi plus d'efficacité économique que la droite - ce qui changera en profondeur et non pas, comme trop souvent, de façon épidermique, le jugement que portent sur elle les Français.
- Alors, soyez en sûr, les conditions d'une véritable alternance démocratique seront crées. Au lieu de conquérir le pouvoir une ou deux fois par demi-siècle, portée par de brefs mouvements d'humeur, la gauche apparaîtra comme la garantie permanente d'un bon gouvernement du pays. Et comme elle continuera d'être beaucoup plus que cela, par son projet et ses valeurs, son rayonnement durera.
- QUESTION.- Plus l'opinion est sceptique à ce sujet, plus vous donnez le sentiment de radicaliser votre engagement dans "la rigueur". Pourquoi ?
- LE PRESIDENT.- Je veux moderniser la France dans la justice sociale. Produire, vendre cette production, accroître nos ressources pour mieux en répartir le légitime profit, cela exige une volont sans défaillance. On ne réforme pas les structures d'un pays, on ne réduit pas les injustices et les priviléges ancrés pendant près de deux siècles sans un effort de chaque instant.\
QUESTION.- Quel est votre calendrier économique ? Vous visez un assainissement pour 1986 `élections législatives` dans l'espoir que votre démonstration des capacités gestionnaires de la gauche sera alors payante ?
- LE PRESIDENT.- Notre politique tend à réduire l'inflation cette année de telle sorte que l'écart entre la France et l'Allemagne `RFA` (c'est la comparaison la plus significative) ne dépasse pas 2 points. On mesurera l'importance de cet effort en sachant que le plus petit écart enregistré ces dernières années a été de 5,5 points en 1976.
- Nos échanges et notre monnaie s'en porteront d'autant mieux. L'assainissement de 1984 permettra un retour sensible de la croissance en 1985, croissance qui, elle-même, infléchira à son tour dans le bon sens la courbe du chômage. L'an prochain, la baisse des prélèvements obligatoires, jointe à la reprise de l'investissement industriel et à diverses mesures fiscales, actuellement à l'étude, donnera un élan nouveau à la production et à l'innovation. A la fin de cette même année 1985, la plupart des entreprises industrielles, récemment nationalisées, seront bénéficiaires (elles ne l'étaient pas à l'exception d'une seule quand elles relevaient du secteur privé, il y a moins de deux ans). Indépendamment d'autres avantages, le budget de l'Etat en sera allégé.
- Mais l'assainissement ne peut être seulement économique. Une politique sociale de redistribution, de partage du travail, des responsabilités et du produit doit nécessairement l'accompagner.
- Ainsi le gouvernement à direction socialiste aura-t-il montré qu'il était capable de maîtriser la crise économique et de persévérer dans sa tâche de transformation de notre société. Payante pour le pays, cette politique le sera assurément. Payante pour la majorité, je l'espère, sans ignorer qu'il existe une autre rigueur, implacable celle-là, celle du temps qui passe. Il n'y a pas en tout cas de chemin de traverse pour qui a conscience de son devoir à l'égard de la France, et, qu'on me permette de l'ajouter, à l'égard du socialisme.\
QUESTION.- En cherchant à donner aux Français la certitude que la gauche lorsqu'elle est au pouvoir est capable d'une excellente gestion, capable de relever tous les défis économiques, est-ce que vous ne mettez pas un terme à l'affirmation très en vogue chez les socialistes, selon laquelle votre politique en cours ne serait qu'une "parenthèse" et que l'on fera une vraie politique socialiste lorsque les choses iront mieux ?
- LE PRESIDENT.- Je comprends que certains éprouvent l'obsession de l'économie, à une époque où l'économie joue un si grand rôle. Mais bien d'autres valeurs inspirent l'esprit des hommes et la vie d'une nation. "La vraie politique socialiste" comme vous dites, est contenue dans les lois créatrices d'espaces de liberté, celles de Badinter, d'Auroux et de quelques autres - sans oublier les droits de la femme - £ dans les lois de responsabilité dont la décentralisation (phénomène unique en France traditionnellement colbertiste, jacobine et napoléonienne) reste le prototype £ dans l'extension du secteur public à de grands groupes industriels et au secteur bancaire £ dans notre politique du tiers monde qui dispose partout d'un très grand crédit £ dans les réformes sociales, tellement entrées dans les moeurs qu'on les a presque oubliées comme la retraite à 60 ans, les 39 heures ou la 5ème semaine de congés payés.
- Quant à l'économie, lorsqu'on m'aura expliqué comment on peut distribuer ce qu'on ne produit pas, comment on peut conquérir les marchés, et d'abord le marché intérieur français, avec des industries en retard de vingt ans sur leurs concurrentes étrangères (et bientôt, à cause des progrès de l'électronique, un retard de 2 ans sera irrattrapable) cela commencera à m'intéresser. La vérité est que la politique socialiste se fait à mesure qu'on avance et rejette la théologie du miracle.\
QUESTION.- Vous dites en substance, en 1986 `élections législatives` on me jugera et on jugera la gauche sur les résultats de sa gestion. C'est une conception très technocratique de l'action gouvernementale qui en tout -état de cause tranche singulièrement avec le messianisme naturel de la gauche et notamment du parti socialiste. Est-ce que vous ne craignez pas qu'un fossé se creuse entre disons la gauche gouvernante et la gauche partidaire ?
- LE PRESIDENT.- Le gouvernement a sa fonction propre et il doit la remplir. De là à imaginer qu'il tend à se substituer aux initiatives, aux efforts, aux volontés de notre peuple dans ses diverses composantes, non. Il cherche au contraire à les développer. Sa réussite ne sera pas seulement la sienne. Son échec serait celui de tout le monde.
- Quant au messianisme cela signifie l'annonce de la bonne nouvelle. Eh bien, sans mélanger les références, c'est une bonne nouvelle que de voir le gouvernement de la gauche s'attaquer au réel en servant l'idéal. Quant à moi je n'ai mis de côté aucun des principes qui ont animé mon action quand j'étais le premier responsable du parti socialiste. J'attends, l'esprit tranquille, qu'on me démontre le contraire.\
QUESTION.- "La politique de rigueur" n'a pas été, n'est pas une "parenthèse" : tous les observateurs s'accordent à dire qu'elle fonctionne comme une sorte de révolution culturelle. Peut-on dire que vous avez réussi à réconcilier la France et l'entreprise, la France et le goût d'entreprendre et que seule la gauche était en mesure d'opérer cette "révolution" ?
- LE PRESIDENT.- J'insiste la politique de rigueur n'est qu'une parenthèse : le temps qu'il faut pour que nos méthodes de travail et de production, ainsi que nos relations sociales enfin modernisées donnent à la France toutes ses chances dans la très rude compétition mondiale. Cette grande ambition nationale, c'est la nôtre : être ou ne pas être un pays qui compte, qui assure son propre destin, et capable de peser sur les choix dont dépend le devenir de la planète.
- Est-ce une révolution que de rendre le goût d'entreprendre aux Français ? Simplement il faut qu'ils s'habituent à considérer l'entreprise comme un tout et non comme l'affaire d'un seul ou de quelques-uns, les détenteurs de capital. Il faut aussi que l'entreprise soit délivrée des contraintes administratives qui l'enserrent et l'épuisent. Qui cela choque-t-il ? Les travailleurs nous approuveront s'ils constatent dans leur vie quotidienne qu'ils y gagnent en liberté, en responsabilité, en emploi et en partage du profit. Il y a de ce point de vue encore beaucoup à faire. C'est particulièrement vrai de l'application des Lois Auroux. Je souhaite que le gouvernement s'y consacre davantage encore.\
QUESTION.- Venons en à la politique industrielle. Je remarque, là encore, un changement considérable dans la méthode inaugurée avec le dossier sidérurgique. Jusqu'à présent l'Etat payait et assumait seul la reconversion. Ce fut, encore récemment, le cas avec les chantiers navals : l'Etat paie certes encore, mais notablement moins et s'adresse à l'initiative privée, cherche à stimuler celle-ci en allégeant ses charges. Il y a là clairement deux attitudes sinon deux politiques. Comment est-on passé de l'une à l'autre ?
- LE PRESIDENT.- L'Etat paie pour produire à perte quand il estime que le redressement d'une industrie donnée reste réalisable. Exemple, les chantiers navals. Ou bien quand il juge une activité indispensable à la sécurité du pays. Mais cela ne peut être que l'exception. L'Etat règle lui-même ses problèmes lorsqu'il s'agit d'entreprises publiques, exemple la sidérurgie, les charbonnages. Mais il en appelle à l'initiative privée lorsqu'il s'agit du secteur privé, exemple les reconversions dans l'électronique, quitte à aider les entreprises qui contribuent au redressement national. Il n'y a pas là deux politiques mais deux aspects d'une même politique. Je vois dans ce soupçon la tendance bien connue à confondre économie et métaphysique.
- QUESTION.- Est-ce que cette politique industrielle visant à la compétitivité va concerner le secteur public et notamment les "vieilles nationalisées" ? Est-on à l'aube d'un redéploiement dans ce domaine ?
- LE PRESIDENT.- A la première partie de cette question, une seule réponse : bien entendu. Les industries nationalisées en 1982 seront pour la plupart équilibrées et même bénéficiaires à la fin de 1985. (Les entreprises sidérurgiques attendront 1987). J'ai noté plus haut qu'une seule d'entre elles se portait bien à l'époque du secteur privé. Mesurez le chemin parcouru en deux ans, en dépit de tant de discours alarmistes et dans un environnement international hérissé de -défense. J'entends encore crier partout que les nationalisations sont vouées à l'échec ! Or, elles constituent déjà "vieilles et jeunes nationalisées" le pôle d'entraînement de notre économie.\
QUESTION.- C'est devenu en France une attitude réflexe : lorsqu'une entreprise privée a des difficultés, elle s'adresse à l'Etat. La preuve d'ailleurs que l'étatisme fait partie de la culture nationale. Quelle sera votre attitude et celle de votre gouvernement dans ce domaine ? Je pense à Creusot-Loire notamment, mais il y en a beaucoup d'autres. Quelle sera votre politique à l'égard de ce que le septennat précédent appelait les "canards boîteux" ?
- LE PRESIDENT.- L'étatisme ! Vous avez raison de dire qu'il fait partie de notre culture nationale ! Tant de Français sont étatistes sans le savoir, chacun à son tour ou tous ensemble, bien qu'ils s'offrent le luxe d'accuser l'Etat de leurs maux. L'étatisme de la droite se traduit par le dirigisme qu'exerce une administration élitiste, maîtresse des choix et des circuits et qui se reproduit par la cooptation. L'Etat est alors l'instrument domestique de son pouvoir. Une entreprise privée est-elle dans le rouge ? Ses dirigeants exigent aussitôt l'intervention de l'Etat que pourtant ils maudissent. Les agriculteurs, adeptes dans leur majorité, de l'économie "libérale", profitent des prix garantis que leur offre l'Europe `CEE`, mais refusent d'adapter leur production à la demande, règle d'or pourtant du "libéralisme". Que de manifestations paradoxales où l'on crie "à bas l'Etat" et tout aussitôt "qu'il se dépêche d'intervenir ".
- Quand à l'étatisme de gauche, il connaît la tentation permanente de se mêler de tout. Ce n'est pas la tradition de toute la gauche, mais c'est un de ses aspects. Bref, c'est un défaut français.
- C'est pourquoi j'ai souvent dit aux socialistes "méfions-nous de nous-mêmes. S'il est juste d'élargir le secteur public, il ne le serait pas de confondre étatisation et nationalisation". D'où la loi sur la décentralisation, l'une de nos premières lois fondamentales et qui exprime une philososphie de la société. A un pouvoir fort, il convient d'opposer des contre-pouvoirs. Lutter contre une tendance commune à la droite et à la gauche n'est pas, on l'avouera, chose aisée. Nous nous y appliquons.
- Puisque vous voulez enfin savoir ce que sera l'attitude du gouvernement à l'égard de l'entreprise que vous citez, il vous répliquera qu'il a déjà apporté son -concours.
- QUESTION.- Allez-vous systématiser à travers le budget 1985 une politique d'allègement des charges des entreprises ? Moins d'impôts pour les particuliers, est-ce que cela va signifier également moins d'impôts pour les entreprises ?
- LE PRESIDENT.- Oui, dans les deux cas. Vous le saurez avant l'été.\
QUESTION.- De 1981 à 1984, il y a pour le moins changement dans les priorités, mais il y a aussi changement dans les systèmes de valeurs. Hier la solidarité, aujourd'hui la performance et l'entreprise, hier la sécurité de l'emploi, aujourd'hui le risque et la mobilité. Cela fait aussi partie d'une révolution culturelle ? Quelle est la logique qui préside à ce changement ?
- LE PRESIDENT.- La France a besoin de tout cela, de la solidarité et de la performance, de la sécurité et du risque bien compris. Une société d'assistés (la sécurité sans risque) et une société de la jungle (la performance sans loi sociale) sont également destructrices. Faire admettre cette vérité constituerait un changement décisif d'habitudes et nous ferait sortir des schémas qui occupent traditionnellement le débat politique.
- QUESTION.- Modernisation, entreprise, innovation, compétitivité, risque, initiative, profit, etc ... vous martelez ces idées dans vos discours, depuis près d'un an. Comme c'est le vocabulaire du libéralisme économique, le désarroi est total chez vos électeurs de 1981 qui ne reconnaissent plus le vocabulaire du projet socialiste issu du Congrès de Metz, ni la thématique du candidat socialiste de 1981. D'où le sentiment que vous n'avez pas d'autre projet que celui du libéralisme. Est-ce exact ? Et, sinon, quel est le projet de société que vous proposez aux Français de 1984 ?
- LE PRESIDENT.- Ah ! Je retrouve là le procès d'intention cher à certains milieux. Quoi, les termes modernisation, entreprise, innovation et la suite seraient de droite ? Mais c'est un postulat absurde ! La droite n'a ni encouragé l'initiative, ni réussi l'innovation. Ces vocables sont aussi bien de gauche dès lors qu'on leur ajoute ceux de liberté, responsabilité, plan, secteur public, redistribution des profits et des pouvoirs. Le projet socialiste de Metz et la thématique de ma campagne ne contredisent en rien cette affirmation. Je vous renvoie aux textes. Sortons, s'il vous plaît, de ces caricatures.
- En réalité, nous avons mis en place une société d'économie mixte où cohabitent, par définition, secteur privé et secteur public. Notre projet de société est celui-là même qu'au nom des socialistes j'ai proposé aux Français de 1981. Maintenant, on me demande de réaliser en trois ans ce qui doit l'être en sept. Il ne faut pas exagérer. Je combats la théorie et la pratique du "libéralisme économique", cette duperie. Je refuse le collectivisme, ce piège. On m'a successivement reproché de trop tenir mes engagements, puis de ne pas les tenir assez. Ce double procès me rassurerait si j'en avais besoin.\
QUESTION.- Vous parlez de vos convictions en ce qui concerne la création d'une société d'économie mixte. A ma connaissance la première grande initiative prise en ce domaine par le gouvernement est récente : elle sera à la base de l'exploitation du cablage télévisuel en France. Pourquoi avoir attendu si longtemps ?
- LE PRESIDENT.- La société d'économie mixte dont je parle, c'est la société française telle qu'elle se dessine dans et par la cohabitation de deux secteurs puissants, indépendants l'un de l'autre, complémentaires. Il s'agit là d'un projet politique. Tandis que les sociétés d'économie mixte qui existent depuis longtemps dans notre droit voient cohabiter puissance publique et intérêts privés à l'intérieur de leur structures. Il s'agit là d'un statut juridique. Ne confondons pas. L'exploitation du cablage télévisuel répond à cette deuxième définition. Elle résulte d'une décision gouvernementale prise l'an dernier. Il n'y a pas de temps perdu. La France est même sur ce -plan techniquement fort en avance sur les autres.
- QUESTION.- Est-ce que la formule "moins d'Etat, plus de marché" est cohérente avec la société d'économie mixte et peut la définir ?
- LE PRESIDENT.- On pourrait dire aussi qu'en certains domaines il faudrait moins de marché et plus d'Etat. La formule est, selon les cas, réversible. C'est précisément pour définir un axe d'action qui harmonise ces deux tendances que nous nous sommes engagés dans la voie de l'économie mixte.
- En tous les cas il faut un Etat plus proche des gens et un marché plus accueillant aux créateurs d'entreprises et plus sensible aux aspirations des travailleurs.
- QUESTION.- Est-ce le sens qu'il faut donner à l'orientation qui préside à la préparation du budget 85 ?
- LE PRESIDENT.- Un budget, moyen d'une politique, est un acte politique essentiel. Il traduira cette orientation et les choix que j'ai exposés ici tout le long de notre conversation.\
QUESTION.- Je ne comprends pas sur quelles forces sociales, sur quels acteurs vous voulez vous appuyer pour réaliser cette société d'économie mixte. D'autant que la politique en cours tend à destabiliser deux des principales forces traditionnelles de la gauche : les fonctionnaires et les ouvriers qualifiés. Et pour l'instant ce sont les entrepreneurs performants, innovants qui paraissent être investis dans votre discours, comme dans ceux de vos ministres, d'une mission historique.
- LE PRESIDENT.- Je récuse votre affirmation. En quoi déstabilisons-nous les fonctionnaires ? L'INSEE publiait récemment une note estimant qu'ils avaient, dans l'ensemble, préservé leur pouvoir d'achat. Et tout en défendant avec raison leurs intérêts légitimes, la -majorité d'entre eux participe activement à la lutte que nous menons pour le redressement national. Le dialogue avec eux demeure une constante de notre démarche. Quant aux ouvriers qualifiés, il est vrai que leur salaire a connu une baisse de pouvoir d'achat cette année bien que, tout compris, salaires et prestations comparés aux impôts et aux cotisations sociales, le revenu disponible des ménages reste positif. Il faut qu'ils le sachent. C'est aux travailleurs que je pense d'abord quand je m'attache à moderniser le pays. Ils en seront les meilleurs artisans et, mon objectif est là, les véritables bénéficiaires. Mais avec un instrument rouillé ou cassé depuis bientôt dix ans, que voulez-vous que je fasse ? On le répare si on le peut, sinon on le change. Cela prendra du temps et provoque impatience et désarroi. D'où l'urgence de la performance et de l'innovation qui nous apporteront l'instrument qui nous manque. Le goût du risque en sera le ressort. Les cadres y sont prêts et nous les aiderons.\
QUESTION.- Est-ce que le projet de société d'économie mixte concerne aussi les relations entre l'enseignement public et l'enseignement privé ?
- LE PRESIDENT.- L'un et l'autre enseignements existent en France. C'est ainsi et je ne m'en plains pas. Nul, parmi les gens responsables, ne cherche à faire disparaître l'enseignement privé. Le problème posé est celui du niveau d'aide que la puissance publique doit ou non accorder à cet enseignement. Le débat a pris une acuité nouvelle depuis que plusieurs lois, dans les quarante dernières années ont accru cette aide au point d'absorber de considérables crédits qui, de ce fait, ne vont pas à l'école publique pourtant souvent désargentée. Je lisais cette semaine un appel du Cardinal Marty, homme particulièrement soucieux de la pensée d'autrui et de haute qualité morale, et qui déclarait : "il ne fallait pas rallumer la guerre scolaire". Quel regret qu'il n'ait pas dit cela lors du vote de laoi Guermeur qui a poussé l'excès jusqu'à créer un -état d'inégalité au détriment de l'enseignement public. J'ai reçu la semaine dernière le Comité national d'action laïque `CNAL`. Je le reverrai. J'avais reçu précédemment les dirigeants du Comité national de l'enseignement catholique `CNEC`. Le Premier ministre `Pierre Mauroy` les verra dans quelques jours.
- Je m'efforce dans cette controverse qui met en jeu des convictions profondes d'apaiser les esprits. Le projet Savary, avec le temps, le peut. A l'Assemblée `Assemblée nationale` d'en respecter le principal. Il me semble qu'on devrait saisir cette occasion pour réfléchir au contenu-même de notre enseignement, à son projet éducatif. J'ai demandé à cette fin au Collège de France de reprendre une tradition oubliée depuis quatre siècles et il a accepté de me remettre dans un an un rapport détaillé sur ce projet. J'attends de lui qu'il aide le gouvernement à mieux associer les savoirs les plus modernes aux aspirations de notre jeunesse. D'autres initiatives seront certainement prises.
- Qu'il soit bien clair à tous que je me considère comme le garant de toutes les libertés et donc de la liberté d'enseigner. Mais je ne puis, ni ne veux - et le gouvernement non plus - sortir des justes limites qu'implique le devoir de l'Etat à l'égard de son école. J'ai déjà dit que le gouvernement avait raison d'avancer d'un pas prudent. J'avais écrit, avant mai 81 : "On ne nationalise pas les consciences". Je persévère. Que personne n'offense personne, mais la République a ses lois. La laïcité, par exemple.\
QUESTION.- En lançant l'idée d'une société d'économie mixte, est-ce que vous ne cherchez pas à vous doter d'un projet spécifique, qui ne recoupe pas entièrement le projet socialiste en vigueur au PS, bref un projet de société qui serait en quelque sorte la base du mitterrandisme ? Je dis mitterrandisme, puisque tous vos prédécesseurs - Vème République oblige - ont laissé un isme aux Français.
- LE PRESIDENT.- Abandonnez ce doute ! Ah ! l'abus des "ismes" personnifiés ! Le projet qui m'inspire est celui que j'ai eu l'honneur de conduire - grâce à des millions de Français - au pouvoir, le projet socialiste. Je lui reste fidèle. Mais il me faut, et le gouvernement avec moi, inventer une pratique, sans jamais oublier que j'ai le devoir de servir aussi les Français qui ne partagent pas mes convictions. Je suis le Chef de l'Etat, non le chef d'un parti. Là est la différence.
- QUESTION.- Cette société d'économie mixte, est-ce que c'est là le socialisme à la française ? Et, à ce propos, pourquoi le mot socialisme a-t-il disparu dans vos discussions ? Une seule fois en un an, dans l'interview de "Paris-Match". Est-ce qu'il a une connotation négative ?
- LE PRESIDENT.- Le socialisme à la française c'est quelque chose d'infiniment plus large que l'économie, mixte ou pas. L'économisme, dont beaucoup abusent à force d'occuper tout le terrain, finira par détruire les valeurs qui lui sont supérieures. Je parle peu du socialisme pour la raison que je viens d'invoquer car je parle désormais au nom de la France tout entière. Mais puisque vous m'en fournissez l'occasion, sachez que je suis très fier d'être le deuxième président socialiste de la République française et le premier élu par le peuple. Je suis socialiste. Je l'ai encore proclamé le jour de mon investiture. Tel est mon engagement. Je m'y tiens et me moque comme d'une guigne de la "connotation" - qui n'est pas si négative que ça.\
QUESTION.- En politique intérieure votre investissement total dans la conduite des affaires économiques tend à mettre le social au second -plan. Nombreux sont ceux qui, dans la majorité, prétendent que vous n'avez pas de projet social. En 1981, le chômage était la préoccupation numéro 1, elle ne l'est plus dans votre dispositif. Il y a eu changement dans les priorités. Et ce changement dans les priorités est l'une des causes du désarroi de votre électorat. Alors pensez-vous que ce soit exact et que se soit le -prix à payer de la modernisation industrielle et de la démonstration des capacités gestionnaires de la gauche ?
- LE PRESIDENT.- Il y a quelque paradoxe à vous entendre exprimer ce reproche, "le social au second -plan", alors que pendant deux ans on m'a adressé le reproche contraire. Nous avons multiplié les réponses sociales au chômage - âge de la retraite, diminution de la durée du travail, contrats de solidarité, formation professionnelle massive, augmentation des allocations familiales. Nous en préparons d'autres qui s'attacheront, notamment, à faire avancer le partage du travail.
- J'ai toujours dit : "il n'y aura pas de redressement national sans le préalable de la justice sociale". Je n'ai pas changé d'avis. Nous continuerons à faire progresser la solidarité sans confondre le souhaitable et le possible. Le maintien du niveau de la protection sociale est, à cet égard, tout à fait essentiel. L'équilibre des comptes sociaux - c'est fait - nous en donne les moyens.\
`suite réponse`
- Maintenant, une remarque qui me tient à coeur : le chômage ne cesse pas d'être ma préoccupation première.
- Je ne puis me résigner à l'augmentation du nombre des chômeurs. Je conçois le drame que le chomâge représente pour ceux qui en sont victimes. Je comprends l'angoisse qu'ils éprouvent face à une situation qui les atteint et dont ils ne sont pas responsables.
- Mais je constate que chaque fois que les décisions de modernisation ont été différées, cela a entraîné des pertes de marchés en France même. Combien d'entreprises ont fermé leurs portes parce que faute de s'être modernisées à temps, elles n'étaient plus dans la course. Combien d'emplois ont ainsi été perdus ? On accuse la robotisation d'être à l'origine des réductions d'effectifs. Je crois que pour les quelques 700000 emplois industriels supprimés entre 1974 et 1981 il serait plus judicieux d'incriminer les réductions de capacités de productions dues aux retards pris dans la modernisation.
- La technologie supprime des emplois, mais en créée de nouveaux. Elle rend nos productions concurrentielles et ouvre de nouveaux marchés qui appelleront des embauches supplémentaires. Encore faut-il disposer d'une main-d'oeuvre qualifiée apte aux nouveaux métiers, d'où l'importance que j'attache à la formation. J'ai fixé cette priorité au gouvernement : l'éducation nationale et aussi les entreprises doivent se sentir mobilisées. C'est ainsi que de jeunes appelés du contingent sortis des Grandes Ecoles enseignent avec succès l'informatique à des milliers de jeunes chômeurs. Modernisation et formation sont les deux voies à suivre pour endiguer le chômage, puis le faire reculer. Il n'y en a pas d'autres.
- Enfin, la lutte contre le chômage suppose la croissance. Mais une croissance saine, délivrée de l'inflation, économe d'importations et fondée sur l'investissement qui doit être préféré aux feux de paille des commodités qu'on me suggère ici et là et qui vont à l'encontre du but recherché.\
QUESTION.- Dans votre discours de Pittsburg, vous avez évoqué : "la dislocation du social". Qu'entendez-vous par là ? Est-ce que cela désigne ces phénomènes que l'on appelle la désyndicalisation, le triomphe des égoïsmes individuels ou collectifs (le corporatisme), la crise de cette valeur essentielle à la pensée de gauche : la solidarité ?
- LE PRESIDENT.- Finissez ma phrase de Pittsburg, prononcée à l'Université de Carnegie Mellon... "la dislocation sociale qu'entraîne la révolution scientifique si par aveuglement on la consacre seulement aux machines" et qui suivait cette autre phrase £ "Saurons-nous mettre enfin la puissance de ces nouveaux outils de la science au bénéfice, avant tout, des capacités humaines ? ..." Ce contexte, vous le voyez, lui restitue sa signification.
- Quant aux corporatismes, ils devront céder le pas, quoi qu'il en coûte, à l'intérêt général et à la solidarité nationale. Si quelqu'un à la misssion d'y veiller, c'est bien moi.
- QUESTION.- Comment expliquez-vous qu'un gouvernement de gauche non seulement n'ait pas réussi à enrayer ces processus mais qu'au surplus il ait contribué à les renforcer à bien des égards ?
- LE PRESIDENT.- Les renforcer ! Depuis trois ans on a compté beaucoup moins de conflits sociaux que durant les années précédentes et pourtant le gouvernement a su dire non quand il faillait aux revendications catégorielles. Le blocage, pendant quatre mois, des salaires et des revenus représentait de sa part un acte de courage dont je ne connais pas d'autre exemple. Je ne demande à personne de taire ses revendications, mais j'insiste pour que chacun prenne sa part dans la -recherche des solutions, d'où l'importance que j'attache à la politique contractuelle à la base et au sommet.
- Pas de corporatisme, mais des associations vivantes et des syndicats forts et responsables. La démocratie y trouvera son compte.\
QUESTION.- Pensez-vous que l'entreprise puisse être créatrice de valeurs démocratiques nouvelles ? Et notamment les entreprises qui travaillent sur l'intelligence artificielle ?
- LE PRESIDENT.- Nous légiférons afin que l'entreprise devienne un lieu de liberté pour ceux qui y travaillent. Le salarié ne cesse pas d'être un citoyen quand il entre à l'usine, au bureau ou dans un magasin. Il est donc essentiel que des droits particuliers lui soient reconnus et le premier d'entre eux, celui de s'exprimer. Les lois sur ces nouveaux droits et la démocratisation du secteur public où les salariés sont appelés à voter pour élire leurs représentants aux conseils d'administration marqueront notre histoire sociale. La démocratie sociale enrichit et complète la démocratie politique.
- Mais l'entreprise peut-elle devenir "créatrice de liberté" ? Grande question. L'entreprise a toujours une dimension collective, aussi bien dans l'organisation de ses -rapports interne que dans la conception du produit. Quelle est la part de l'usager : le client roi ou le client sujet ? Des consommateurs soumis ou responsables ? Même interrogation pour les salariés. On ne peut être responsable si l'on n'est pas informé. L'intelligence artificielle, et plus généralement l'informatique, vont mettre à la portée de tous ces informations nécessaires. Ce progrès sera décisif si la technique n'entrave pas la capacité de jugement. Ce n'est pas à l'ordinateur de dicter la réponse. Mais les travailleurs et les consommateurs eux-mêmes, qu'il faut former à ces effet.\
QUESTION.- Est-ce que le projet de société d'économie mixte va au-delà de la sphère strictement économique ? Quelle est sa dimension sociale ? En d'autres termes, quel est volet social de ce projet ?
- LE PRESIDENT.- L'économique et le social sont indissociables. On ne peut pas séparer progrès social et croissance économique, ni considérer le rôle des dirigeants d'entreprise sans prendre en compte celui des travailleurs, ni remplir la mission de l'Etat sans se soucier de la nation.
- Il n'est pas de liberté sans organisation de cette liberté. La concurrence à l'-état pur c'est la civilisation des bêtes féroces. Les marchands de la Renaissance ont été les premiers à le comprendre. Ils se sont organisés entre eux et ont demandé à l'Etat franchises et protections.
- Le mouvement socialiste est né de la même idée, en réaction contre l'exploitation dont la classe ouvrière était l'objet. Aujourd'hui il s'agit d'harmoniser le marché et l'intérêt collectif. L'économie mixte répond à ce besoin. Sa dimension sociale se résume en trois propositions : plus de justice pour plus d'égalité des chances, plus de démocratie pour plus d'initiative, plus de temps libre pour plus d'autonomie individuelle.\
QUESTION.- Comment comptez-vous re-responsabiliser les gens ? Il y a quelques instant vous avez dit, je soutiendrai tous ceux qui prendront des initiatives, qui prendront des responsablilités. Cela vise qui, quel type de gens ?
- LE PRESIDENT.- Tout le monde. Aussi bien le chef d'entreprise, l'agriculteur, le médecin, que le cadre, l'ouvrier ou le fonctionnaire. Chacun où il se trouve, dans son quartier, dans son métier, dans ses loisirs. C'est un problème d'organisation de nos entreprises, de nos administrations, de nos villes.
- C'est aussi un problème de revenus. J'ai hérité d'un système dirigiste, qui présente le grave inconvénient de diluer les responsabilités. Je m'emploie à le réformer. Moins de bureaucratie, plus d'autorité, moins de fiscalité, plus d'initiative. Les gens ? Ceux qui le veulent. Vous m'avez beaucoup questionné sur l'économie mixte, j'aurais préféré répondre davantage sur l'économie sociale. Oui, les gens qui le veulent. D'où qu'ils viennent, je serai leur ami.\
QUESTION.- L'une des raisons du désarroi de l'électorat de gauche, c'est notamment que la plupart de vos électeurs sont souvent incapables en 1984, de répondre à la question c'est quoi être de gauche ? Quelle est votre réponse ?
- LE PRESIDENT.- Etre de gauche, c'est proposer un certain type de -rapports entre l'Etat et les citoyens, la société et les individus, les travailleurs et l'entreprise. Allez-vous annuler d'une phrase l'oeuvre immense du Garde des Sceaux `Robert Badinter` avec mon constant soutien ? La diffusion de la responsabilité à tous les étages de la nation ? Les lois sociales qui constituent un apport aussi important que celui du Front populaire, sinon plus ? La position de la France pour le développement du tiers monde qui en fait l'ami privilégié de tous ces peuples ? La lutte contre le sexisme ? La solidarité avec les immigrés ?
- Attendre une réponse à la question "c'est quoi être de gauche" en la limitant à la pratique économique, est un peu court. Première observation : il y a la droite qui veut - sans y être parvenue - accroître les ressources de la France mais à condition de ne pas les redistribuer £ il y a la gauche qui veut tout distribuer sans s'occuper de produire £ il y a la gauche, dont je suis, qui veut produire pour redistribuer. C'est clair ? Deuxième observation : on ne peut marcher au même pas par gros temps de crise mondiale ou par temps clair d'expansion. Il faut épouser le terrain sans perdre le nord, je veux dire le projet. Si vous considérez qu'être de gauche interdit de moderniser le pays à cause des souffrances qu'entraîne tout changement, je ne puis vous suivre. Et pourtant je m'interroge chaque jour sur ce que je suis en droit de demander à la classe ouvrière, victime de tant d'injustices et de tant d'oppressions depuis le début de l'ère industrielle. Mais l'outil nouveau que je prépare apportera aux jeunes - et aux autres - espoir et emploi. On saura alors que c'était être de gauche que de choisir l'avenir contre le passé, dès lors que le passé est vidé d'avenir.\
QUESTION.- Laurent Fabius "ministre de l'industrie" déclare cette semaine dans "l'Express" : "d'un côté il y a l'ultra-libéralisme, de l'autre l'étatisme et entre les deux, un système d'économie mixte £ le débat des élections sera celui-là". On en déduit que le débat aura lieu pour une bonne part à gauche, parce que dans la configuration actuelle, l'étatisme est plutôt à gauche. Pensez-vous que le débat de fond à gauche, au-delà des péripéties tactiques, c'est fondamentalement celui-là ?
- LE PRESIDENT.- Ce débat est capital mais je m'obstine à expliquer à vos lecteurs qu'il ne peut signifier à lui seul le combat de la gauche. Il faudrait alors effacer de notre histoire Jaurès et Blum.
- Quant à votre remarque "l'étatisme est plutôt à gauche", je la récuse. L'étatisme, les Français le sucent en naissant. Ce gouvernement est le premier depuis la Révolution de 1789 à s'attaquer à la racine du mal et c'est lui que vous accusez ?
- Certes, Laurent Fabius n'a pas tort d'observer que les électeurs de 1986 `élections législatives` jugeront d'abord les résultats de notre politique économique. Mais j'espère que nous saurons convaincre la moitié des Français que ce débat, s'il est nécessaire, n'est pas suffisant. Les valeurs de la civilisation dont la gauche est porteuse méritent un meilleur sort.\
QUESTION.- Revenons si vous le voulez bien, sur la querelle scolaire, mais cette fois sous l'angle des libertés. On a le sentiment que la gauche a subi une défaite sur le -plan des libertés. Comment expliquer ce phénomène au-delà de l'agitation entretenue par l'opposition ?
- LE PRESIDENT.- Il est exact que la -nature de la campagne menée au nom de la liberté de l'enseignement a pu troubler certains esprits. Je garde le souvenir douloureux et indigné de l'affichette apposée à profusion sur les murs de nos villes et représentant la liberté brisant l'un des barreaux derrière lesquels elle serait enfermée. Ce sont des outrances comme celle-là qui exaspère les passions. La liberté a partout gagné du terrain depuis trois ans. Elle n'en a perdu nulle part. J'ai précisé plus haut l'objet véritable du litige. Il est sérieux, mai il ne sert à rien de l'envenimer à plaisir. Puisque l'enseignement privè a demandé et obtenu naguère l'intervention de l'Etat et des communes pour qu'ils prennent en charge des dépenses lourdes, il est normal qu'une discussion difficile s'engage et sur les principes et sur la pratique. J'ai dit ce que j'en pensais et je n'y reviens pas. Mais parler de "défaite de la gauche" risque d'encourager la regrettable politisation d'un sujet qui se situe, selon moi, à un autre niveau.
- QUESTION.- Au-delà des manipulations d'opinion est-ce que la cause principale de mobilisation contre le projet Savary ne doit pas être interprétée comme un refus de l'étatisation, comme une réaction à l'idée que l'Etat veuille tout contrôler ?
- LE PRESIDENT.- Cette critique n'est pas très logique puisque l'une des causes de la complication du problème vient précisément de la mise en vigueur de la décentralisation. Quant à reprocher à l'Etat de se mêler de ce qui ne le regarde pas, (c'est l'impression que je retire de votre question), il tombe mal ! L'Etat ne demanderait pas mieux de se mêler le moins possible de cette affaire. La gauche a voté contre les lois Debré et Guermeur qui sont à l'origine de l'intervention étatique et du processus d'intégration de l'enseignement privé. Ne renversons les rôles.\
QUESTION.- Peu-on parler d'un conservatisme de gauche ?
- LE PRESIDENT.- Vous connaissez des groupes sociaux et des individus indemnes de conservatisme ? Moi pas. Au demeurant rejeter tout le passé, tout idée reçue et tout droit acquis serait dénué de sens.
- L'important est que l'esprit de progrès l'emporte en fin de compte dès que sont en cause les droits de l'homme, la solidarité sociale et la modernisation de l'appareil économique. Des résistances apparaissent sur ce dernier point. La ligne générale d'action adoptée par le gouvernement les surmontera croyez-le.
- QUESTION.- Peut-on dire que l'influence du conservatisme de gauche se renforce actuellement au sein de votre majorité ?
- LE PRESIDENT.- Mais non, mais non ! Ne confondons pas l'émotion légitime de beaucoup au sein de la majorité, le réflexe justifié de solidarité devant les drames que provoquent les mutations industrielles et la volonté d'en atténuer les effets avec le refus des évolutions nécessaires. Qu'il y ait des scléroses un peu partout, mais c'est l'expression même de la vie ! Elles n'épargnent ni l'esprit, ni le corps. La noblesse de l'homme est d'aller quand même de l'avant, de rester disponible. "J'aime le mouvement qui déplace les lignes". Cela exige constamment un effort sur soi-même. Mais l'effort sauve précisément et porte en lui sa récompense.\
QUESTION.- Il y a l'opposition de droite et puis, depuis quelques mois, très clairement une opposition de gauche à votre politique. A bien des égards, cette opposition-là, sur le -plan économique et social, est nettement plus virulente que l'opposition de droite. La participation de cette opposition de gauche au gouvernement devient incompréhensible à beaucoup qui l'interprètent comme une preuve de faiblesse, comme le signe d'une dépendance à l'égard de cette opposition.
- LE PRESIDENT.- Le gouvernement est composé d'hommes et de femmes que le Premier ministre a proposé à mon approbation. La plupart appartiennent à des organisations politiques, d'autres non. Les partis de la majorité, eux, ne sont pas au gouvernement. S'ils possèdent des groupes parlementaires ils s'expriment par des votes dans les assemblées. S'ils soutiennent les textes auxquels le gouvernement attache de l'importance tout va bien. S'ils les combattent ils s'excluent d'eux-mêmes de la majorité. S'ils votent la confiance tout en menant des campagnes hostiles dans le pays ils s'exposent à ruiner leur crédit devant l'opinion car cette position est intenable moralement et politiquement. C'est ce qui est arrivé à la majorité précédente, qui s'y est perdue, vous le savez. Ce risque doit être mesuré aujourd'hui avec précision. Quant à la dépendance où est-elle ? Et qui dépend de qui ? Je serais dépendant si je soumettais mes choix à quelque pression que ce fut. Tel n'est pas mon cas, vous l'imaginez, puisque la politique de la France je l'ai moi-même définie et qu'elle est conduite sous mon autorité. Je ne surprendrai personne enfin en ajoutant que le Chef de l'Etat ne peut dépendre que de l'idée qu'il a de l'intérêt public et des suffrages du peuple qui l'a élu.
- QUESTION.- Quel est aujourd'hui l'apport spécifique, original du parti communiste à la majorité de gauche ?
- LE PRESIDENT.- L'apport de couches sociales trop longtemps écartées du pouvoir en France alors qu'elles travaillent et produisent pour le bien et le progrès de tous sans toujours recevoir, en échange, leur dû.
- Mais si vous voulez en savoir d'avantage, interrogez le Premier ministre, chef de la majorité. De mon côté je vois dans l'union de la gauche, au gouvernement, au Parlement, dans le pays, un choix historique décisif et une base populaire et sociale puissante. Qu'elle se détruise elle-même je n'y pourrais rien mais le déplorerais. Le pays n'en serait pas moins gouverné, n'en doutez pas le moins du monde.\
QUESTION.- Quelles conséquences peut avoir le résultat des élections européennes sur le cours de cette politique ? Une rupture de votre majorité est-elle, par exemple, envisageable ?
- LE PRESIDENT.- L'Europe était trop absente de notre conversation. Il est bon qu'elle apparaisse en contre-point au moment où nous allons nous séparer. La politique intérieure de la France s'exprime et s'accomplit librement, mais de façon singulière au sein d'une communauté à 10 `CEE` où trois pays seulement, l'Italie, la Grèce et la France ont des dirigeants socialistes. Mais nombreux sont les intérêts, nombreuses les ambitions et les aspirations qui nous rassemblent dès lors que se pose en termes de civilisation l'avenir de ce continent, de cette fraction de continent dont nous portons l'histoire. Mais la civilisation suppose l'existence, l'existence physique d'abord, et la vie sous tous ses aspects. Pour que nos peuples vivent comme je souhaite qu'ils vivent, il faut l'Europe.
- C'est une dimension nécessaire dans les affaires du monde qui est le nôtre et bien au-delà des échanges de marchandises. La sécurité, la paix, les inventions de l'esprit, les avancées de la technique, la protection de la nature ont besoin de cette dimension.
- Le mode de scrutin invite chaque formation politique, chaque courant de pensée, chaque groupe d'intérêts à prendre part à l'élection européenne du 17 juin. Je ne vois rien à redire à cela. Les partis de la majorité iront au rendez-vous, chacun sous son drapeau. Nul ne se plaindra de ce coup de projecteur sur la réalité politique qui n'en sera pas moins déformée par l'attrait des débats strictement nationaux ou pis encore locaux. Il serait prématuré de supputer les consséquences à en tirer sur la cohésion - ou son contraire. Mais gardons en mémoire que le gouvernement de la France s'exerce sur un autre -plan. Il m'appartient de définir les grandes orientations de notre politique étrangère. Je n'abandonnerai à personne ce soin.\
- LE PRESIDENT.- Le scepticisme ambiant sur les chances de réussite de toute politique économique, je dis bien de toute politique, dure depuis bientôt dix ans. Il a atteint, puis éliminé la majorité précédente. Il frappe l'actuelle majorité. A cela une explication : l'opinion s'est lassée d'attendre le "bout du tunnel", comme cela lui fut naguère imprudemment promis, illusion dont nous ne nous sommes pas nous-mêmes suffisamment dépris. Elle veut juger sur pièces. Et je pense qu'elle a raison.
- Vous me demandez si je suis optimiste ou pessimiste. L'optimisme honnête se fonde sur le fait que la plupart des paramètres classiques qui permettent aux spécialistes d'apprécier l'évolution d'une situation économique sont meilleurs aujourd'hui qu'ils n'étaient pendant la première partie de ma présidence, meilleure que sous le septennat précédent. Voyez ce qui se passe pour l'inflation, le commerce extérieur, l'investissement industriel. Nous avons hérité d'une inflation à 14 % en 1981. En trois exercices nous l'aurons ramenée, selon les prévisions de l'INSEE, à un rythme de 6,5 % avec objectif de 5 %, ce qui constitue, et de loin, le niveau le plus bas depuis 1971. Le commerce extérieur accusait, en 1980, un déficit de 61 milliards de francs. Je pense qu'il n'atteindra pas 25 milliards cette année et que nous réaliserons (toujours selon l'INSEE) l'équilibre l'an prochain. Cela grâce, notamment au remarquable effort de nos exportateurs. Quant à l'investissement industriel, il est enfin reparti : on prévoit 11 % d'augmentation pour 1984. Du jamais vu depuis dix ans. Bref, la France bouge et recommence à regarder droit devant elle.
- Le pessimisme honnête s'appuie sur l'accroissement de la dette extérieure, la lourdeur de nos importations, le taux élevé (mais il baisse) de l'argent, la faiblesse de la croissance (mais en 1981 et 1982, nous avions la plus forte d'Europe). Je considère ces problèmes avec le sérieux qu'ils méritent et je ne mésestime pas les obstacles à vaincre. Mais le réglement de la dette est à notre portée. Le seul fait d'équilibrer notre commerce extérieur modifiera du tout au tout la tendance. Pour le reste, nous agissons énergiquement afin de corriger les défauts structurels de notre économie.
- Suis-je optimiste ou pessimiste ? Je me contenterai de répondre : je fais ce que je dois.\
QUESTION.- Pour l'électorat de gauche, il y a quand même un renversement dans les préoccupations gouvernementales. En 1981 vous étiez le candidat anti-chômage. Au cours du face à face avec Giscard vous aviez lancé cette phrase à votre adversaire : "Votre politique c'est 2,5 millions de chômeurs en 1985". Il y aura 2,5 millions de chômeurs en 1985, mais c'est François Mitterrand qui a été élu en 1981. Or les gouvernements de Pierre Mauroy n'ont pas ménagé leurs efforts dans ce domaine. Comment expliquez-vous ce changement dans les priorités ? Et à quoi faut-il l'attribuer, à une erreur d'appréciation en 1981, à un durcissement de la crise ou à d'autres causes ?
- LE PRESIDENT.- Certes la crise a duré plus longtemps que ne le prévoyaient la plupart des experts en 1981. Et le vieillissement de notre appareil industriel dans d'importants secteurs tel que ceux de l'industrie lourde ou du textile était plus grave que nous le supposions avant de gouverner.
- Aussi devons-nous mener la bataille sur plusieurs fronts. La lutte contre le chômage est l'un de ces fronts. En faisant de la formation professionnelle - 800000 travailleurs iront en stage de formation cette année - la base de notre action, c'est-à-dire en préparant hommes et femmes aux métiers d'avenir, là où l'emploi se crée, nous luttons contre le chômage. En modernisant l'industrie pour gagner de nouveaux marchés, nous luttons contre le chômage.
- Cela suppose, dans un premier temps, de douloureuses remises en ordre - je pense à la sidérurgie. Mais avons-nous le droit de laisser croire que les emplois seront sauvés là où ils sont de toute façon perdus si l'on se contente de subventionner des entreprises qui ne sont plus compétitives ? La flexibilité sociale et la modernisation technologique sont les deux clés de la sortie de crise.\
QUESTION.- La politique de rigueur est passée si j'ose dire dans le langage commun. On a oublié, peut-être, que le mot rigueur désigne une attitude, un comportement. Qu'est-ce que vous cherchez à démontrer à travers ce comportement ? Cherchez-vous à relever le défi de la gestion efficace de l'économie ? Alors pourquoi ?
- LE PRESIDENT.- La rigueur n'est pas une fin en soi, mais seulement un moyen de passer la tempête. Je cherche à convaincre les Français qu'il faut serrer les dents quand on veut gagner un combat difficile. J'ajoute que la rigueur n'a de sens, c'est-à-dfire ne peut mobiliser les volontés de la nation qu'à la condition d'être équitablement répartie entre les diverses couches de la société. Affaire de courage, oui, mais affaire de justice aussi. Le pays reconnaîtra, au bout du compte, que la gauche au pouvoir apporte non seulement plus d'équité sociale - ce qui n'est contesté par personne - mais aussi plus d'efficacité économique que la droite - ce qui changera en profondeur et non pas, comme trop souvent, de façon épidermique, le jugement que portent sur elle les Français.
- Alors, soyez en sûr, les conditions d'une véritable alternance démocratique seront crées. Au lieu de conquérir le pouvoir une ou deux fois par demi-siècle, portée par de brefs mouvements d'humeur, la gauche apparaîtra comme la garantie permanente d'un bon gouvernement du pays. Et comme elle continuera d'être beaucoup plus que cela, par son projet et ses valeurs, son rayonnement durera.
- QUESTION.- Plus l'opinion est sceptique à ce sujet, plus vous donnez le sentiment de radicaliser votre engagement dans "la rigueur". Pourquoi ?
- LE PRESIDENT.- Je veux moderniser la France dans la justice sociale. Produire, vendre cette production, accroître nos ressources pour mieux en répartir le légitime profit, cela exige une volont sans défaillance. On ne réforme pas les structures d'un pays, on ne réduit pas les injustices et les priviléges ancrés pendant près de deux siècles sans un effort de chaque instant.\
QUESTION.- Quel est votre calendrier économique ? Vous visez un assainissement pour 1986 `élections législatives` dans l'espoir que votre démonstration des capacités gestionnaires de la gauche sera alors payante ?
- LE PRESIDENT.- Notre politique tend à réduire l'inflation cette année de telle sorte que l'écart entre la France et l'Allemagne `RFA` (c'est la comparaison la plus significative) ne dépasse pas 2 points. On mesurera l'importance de cet effort en sachant que le plus petit écart enregistré ces dernières années a été de 5,5 points en 1976.
- Nos échanges et notre monnaie s'en porteront d'autant mieux. L'assainissement de 1984 permettra un retour sensible de la croissance en 1985, croissance qui, elle-même, infléchira à son tour dans le bon sens la courbe du chômage. L'an prochain, la baisse des prélèvements obligatoires, jointe à la reprise de l'investissement industriel et à diverses mesures fiscales, actuellement à l'étude, donnera un élan nouveau à la production et à l'innovation. A la fin de cette même année 1985, la plupart des entreprises industrielles, récemment nationalisées, seront bénéficiaires (elles ne l'étaient pas à l'exception d'une seule quand elles relevaient du secteur privé, il y a moins de deux ans). Indépendamment d'autres avantages, le budget de l'Etat en sera allégé.
- Mais l'assainissement ne peut être seulement économique. Une politique sociale de redistribution, de partage du travail, des responsabilités et du produit doit nécessairement l'accompagner.
- Ainsi le gouvernement à direction socialiste aura-t-il montré qu'il était capable de maîtriser la crise économique et de persévérer dans sa tâche de transformation de notre société. Payante pour le pays, cette politique le sera assurément. Payante pour la majorité, je l'espère, sans ignorer qu'il existe une autre rigueur, implacable celle-là, celle du temps qui passe. Il n'y a pas en tout cas de chemin de traverse pour qui a conscience de son devoir à l'égard de la France, et, qu'on me permette de l'ajouter, à l'égard du socialisme.\
QUESTION.- En cherchant à donner aux Français la certitude que la gauche lorsqu'elle est au pouvoir est capable d'une excellente gestion, capable de relever tous les défis économiques, est-ce que vous ne mettez pas un terme à l'affirmation très en vogue chez les socialistes, selon laquelle votre politique en cours ne serait qu'une "parenthèse" et que l'on fera une vraie politique socialiste lorsque les choses iront mieux ?
- LE PRESIDENT.- Je comprends que certains éprouvent l'obsession de l'économie, à une époque où l'économie joue un si grand rôle. Mais bien d'autres valeurs inspirent l'esprit des hommes et la vie d'une nation. "La vraie politique socialiste" comme vous dites, est contenue dans les lois créatrices d'espaces de liberté, celles de Badinter, d'Auroux et de quelques autres - sans oublier les droits de la femme - £ dans les lois de responsabilité dont la décentralisation (phénomène unique en France traditionnellement colbertiste, jacobine et napoléonienne) reste le prototype £ dans l'extension du secteur public à de grands groupes industriels et au secteur bancaire £ dans notre politique du tiers monde qui dispose partout d'un très grand crédit £ dans les réformes sociales, tellement entrées dans les moeurs qu'on les a presque oubliées comme la retraite à 60 ans, les 39 heures ou la 5ème semaine de congés payés.
- Quant à l'économie, lorsqu'on m'aura expliqué comment on peut distribuer ce qu'on ne produit pas, comment on peut conquérir les marchés, et d'abord le marché intérieur français, avec des industries en retard de vingt ans sur leurs concurrentes étrangères (et bientôt, à cause des progrès de l'électronique, un retard de 2 ans sera irrattrapable) cela commencera à m'intéresser. La vérité est que la politique socialiste se fait à mesure qu'on avance et rejette la théologie du miracle.\
QUESTION.- Vous dites en substance, en 1986 `élections législatives` on me jugera et on jugera la gauche sur les résultats de sa gestion. C'est une conception très technocratique de l'action gouvernementale qui en tout -état de cause tranche singulièrement avec le messianisme naturel de la gauche et notamment du parti socialiste. Est-ce que vous ne craignez pas qu'un fossé se creuse entre disons la gauche gouvernante et la gauche partidaire ?
- LE PRESIDENT.- Le gouvernement a sa fonction propre et il doit la remplir. De là à imaginer qu'il tend à se substituer aux initiatives, aux efforts, aux volontés de notre peuple dans ses diverses composantes, non. Il cherche au contraire à les développer. Sa réussite ne sera pas seulement la sienne. Son échec serait celui de tout le monde.
- Quant au messianisme cela signifie l'annonce de la bonne nouvelle. Eh bien, sans mélanger les références, c'est une bonne nouvelle que de voir le gouvernement de la gauche s'attaquer au réel en servant l'idéal. Quant à moi je n'ai mis de côté aucun des principes qui ont animé mon action quand j'étais le premier responsable du parti socialiste. J'attends, l'esprit tranquille, qu'on me démontre le contraire.\
QUESTION.- "La politique de rigueur" n'a pas été, n'est pas une "parenthèse" : tous les observateurs s'accordent à dire qu'elle fonctionne comme une sorte de révolution culturelle. Peut-on dire que vous avez réussi à réconcilier la France et l'entreprise, la France et le goût d'entreprendre et que seule la gauche était en mesure d'opérer cette "révolution" ?
- LE PRESIDENT.- J'insiste la politique de rigueur n'est qu'une parenthèse : le temps qu'il faut pour que nos méthodes de travail et de production, ainsi que nos relations sociales enfin modernisées donnent à la France toutes ses chances dans la très rude compétition mondiale. Cette grande ambition nationale, c'est la nôtre : être ou ne pas être un pays qui compte, qui assure son propre destin, et capable de peser sur les choix dont dépend le devenir de la planète.
- Est-ce une révolution que de rendre le goût d'entreprendre aux Français ? Simplement il faut qu'ils s'habituent à considérer l'entreprise comme un tout et non comme l'affaire d'un seul ou de quelques-uns, les détenteurs de capital. Il faut aussi que l'entreprise soit délivrée des contraintes administratives qui l'enserrent et l'épuisent. Qui cela choque-t-il ? Les travailleurs nous approuveront s'ils constatent dans leur vie quotidienne qu'ils y gagnent en liberté, en responsabilité, en emploi et en partage du profit. Il y a de ce point de vue encore beaucoup à faire. C'est particulièrement vrai de l'application des Lois Auroux. Je souhaite que le gouvernement s'y consacre davantage encore.\
QUESTION.- Venons en à la politique industrielle. Je remarque, là encore, un changement considérable dans la méthode inaugurée avec le dossier sidérurgique. Jusqu'à présent l'Etat payait et assumait seul la reconversion. Ce fut, encore récemment, le cas avec les chantiers navals : l'Etat paie certes encore, mais notablement moins et s'adresse à l'initiative privée, cherche à stimuler celle-ci en allégeant ses charges. Il y a là clairement deux attitudes sinon deux politiques. Comment est-on passé de l'une à l'autre ?
- LE PRESIDENT.- L'Etat paie pour produire à perte quand il estime que le redressement d'une industrie donnée reste réalisable. Exemple, les chantiers navals. Ou bien quand il juge une activité indispensable à la sécurité du pays. Mais cela ne peut être que l'exception. L'Etat règle lui-même ses problèmes lorsqu'il s'agit d'entreprises publiques, exemple la sidérurgie, les charbonnages. Mais il en appelle à l'initiative privée lorsqu'il s'agit du secteur privé, exemple les reconversions dans l'électronique, quitte à aider les entreprises qui contribuent au redressement national. Il n'y a pas là deux politiques mais deux aspects d'une même politique. Je vois dans ce soupçon la tendance bien connue à confondre économie et métaphysique.
- QUESTION.- Est-ce que cette politique industrielle visant à la compétitivité va concerner le secteur public et notamment les "vieilles nationalisées" ? Est-on à l'aube d'un redéploiement dans ce domaine ?
- LE PRESIDENT.- A la première partie de cette question, une seule réponse : bien entendu. Les industries nationalisées en 1982 seront pour la plupart équilibrées et même bénéficiaires à la fin de 1985. (Les entreprises sidérurgiques attendront 1987). J'ai noté plus haut qu'une seule d'entre elles se portait bien à l'époque du secteur privé. Mesurez le chemin parcouru en deux ans, en dépit de tant de discours alarmistes et dans un environnement international hérissé de -défense. J'entends encore crier partout que les nationalisations sont vouées à l'échec ! Or, elles constituent déjà "vieilles et jeunes nationalisées" le pôle d'entraînement de notre économie.\
QUESTION.- C'est devenu en France une attitude réflexe : lorsqu'une entreprise privée a des difficultés, elle s'adresse à l'Etat. La preuve d'ailleurs que l'étatisme fait partie de la culture nationale. Quelle sera votre attitude et celle de votre gouvernement dans ce domaine ? Je pense à Creusot-Loire notamment, mais il y en a beaucoup d'autres. Quelle sera votre politique à l'égard de ce que le septennat précédent appelait les "canards boîteux" ?
- LE PRESIDENT.- L'étatisme ! Vous avez raison de dire qu'il fait partie de notre culture nationale ! Tant de Français sont étatistes sans le savoir, chacun à son tour ou tous ensemble, bien qu'ils s'offrent le luxe d'accuser l'Etat de leurs maux. L'étatisme de la droite se traduit par le dirigisme qu'exerce une administration élitiste, maîtresse des choix et des circuits et qui se reproduit par la cooptation. L'Etat est alors l'instrument domestique de son pouvoir. Une entreprise privée est-elle dans le rouge ? Ses dirigeants exigent aussitôt l'intervention de l'Etat que pourtant ils maudissent. Les agriculteurs, adeptes dans leur majorité, de l'économie "libérale", profitent des prix garantis que leur offre l'Europe `CEE`, mais refusent d'adapter leur production à la demande, règle d'or pourtant du "libéralisme". Que de manifestations paradoxales où l'on crie "à bas l'Etat" et tout aussitôt "qu'il se dépêche d'intervenir ".
- Quand à l'étatisme de gauche, il connaît la tentation permanente de se mêler de tout. Ce n'est pas la tradition de toute la gauche, mais c'est un de ses aspects. Bref, c'est un défaut français.
- C'est pourquoi j'ai souvent dit aux socialistes "méfions-nous de nous-mêmes. S'il est juste d'élargir le secteur public, il ne le serait pas de confondre étatisation et nationalisation". D'où la loi sur la décentralisation, l'une de nos premières lois fondamentales et qui exprime une philososphie de la société. A un pouvoir fort, il convient d'opposer des contre-pouvoirs. Lutter contre une tendance commune à la droite et à la gauche n'est pas, on l'avouera, chose aisée. Nous nous y appliquons.
- Puisque vous voulez enfin savoir ce que sera l'attitude du gouvernement à l'égard de l'entreprise que vous citez, il vous répliquera qu'il a déjà apporté son -concours.
- QUESTION.- Allez-vous systématiser à travers le budget 1985 une politique d'allègement des charges des entreprises ? Moins d'impôts pour les particuliers, est-ce que cela va signifier également moins d'impôts pour les entreprises ?
- LE PRESIDENT.- Oui, dans les deux cas. Vous le saurez avant l'été.\
QUESTION.- De 1981 à 1984, il y a pour le moins changement dans les priorités, mais il y a aussi changement dans les systèmes de valeurs. Hier la solidarité, aujourd'hui la performance et l'entreprise, hier la sécurité de l'emploi, aujourd'hui le risque et la mobilité. Cela fait aussi partie d'une révolution culturelle ? Quelle est la logique qui préside à ce changement ?
- LE PRESIDENT.- La France a besoin de tout cela, de la solidarité et de la performance, de la sécurité et du risque bien compris. Une société d'assistés (la sécurité sans risque) et une société de la jungle (la performance sans loi sociale) sont également destructrices. Faire admettre cette vérité constituerait un changement décisif d'habitudes et nous ferait sortir des schémas qui occupent traditionnellement le débat politique.
- QUESTION.- Modernisation, entreprise, innovation, compétitivité, risque, initiative, profit, etc ... vous martelez ces idées dans vos discours, depuis près d'un an. Comme c'est le vocabulaire du libéralisme économique, le désarroi est total chez vos électeurs de 1981 qui ne reconnaissent plus le vocabulaire du projet socialiste issu du Congrès de Metz, ni la thématique du candidat socialiste de 1981. D'où le sentiment que vous n'avez pas d'autre projet que celui du libéralisme. Est-ce exact ? Et, sinon, quel est le projet de société que vous proposez aux Français de 1984 ?
- LE PRESIDENT.- Ah ! Je retrouve là le procès d'intention cher à certains milieux. Quoi, les termes modernisation, entreprise, innovation et la suite seraient de droite ? Mais c'est un postulat absurde ! La droite n'a ni encouragé l'initiative, ni réussi l'innovation. Ces vocables sont aussi bien de gauche dès lors qu'on leur ajoute ceux de liberté, responsabilité, plan, secteur public, redistribution des profits et des pouvoirs. Le projet socialiste de Metz et la thématique de ma campagne ne contredisent en rien cette affirmation. Je vous renvoie aux textes. Sortons, s'il vous plaît, de ces caricatures.
- En réalité, nous avons mis en place une société d'économie mixte où cohabitent, par définition, secteur privé et secteur public. Notre projet de société est celui-là même qu'au nom des socialistes j'ai proposé aux Français de 1981. Maintenant, on me demande de réaliser en trois ans ce qui doit l'être en sept. Il ne faut pas exagérer. Je combats la théorie et la pratique du "libéralisme économique", cette duperie. Je refuse le collectivisme, ce piège. On m'a successivement reproché de trop tenir mes engagements, puis de ne pas les tenir assez. Ce double procès me rassurerait si j'en avais besoin.\
QUESTION.- Vous parlez de vos convictions en ce qui concerne la création d'une société d'économie mixte. A ma connaissance la première grande initiative prise en ce domaine par le gouvernement est récente : elle sera à la base de l'exploitation du cablage télévisuel en France. Pourquoi avoir attendu si longtemps ?
- LE PRESIDENT.- La société d'économie mixte dont je parle, c'est la société française telle qu'elle se dessine dans et par la cohabitation de deux secteurs puissants, indépendants l'un de l'autre, complémentaires. Il s'agit là d'un projet politique. Tandis que les sociétés d'économie mixte qui existent depuis longtemps dans notre droit voient cohabiter puissance publique et intérêts privés à l'intérieur de leur structures. Il s'agit là d'un statut juridique. Ne confondons pas. L'exploitation du cablage télévisuel répond à cette deuxième définition. Elle résulte d'une décision gouvernementale prise l'an dernier. Il n'y a pas de temps perdu. La France est même sur ce -plan techniquement fort en avance sur les autres.
- QUESTION.- Est-ce que la formule "moins d'Etat, plus de marché" est cohérente avec la société d'économie mixte et peut la définir ?
- LE PRESIDENT.- On pourrait dire aussi qu'en certains domaines il faudrait moins de marché et plus d'Etat. La formule est, selon les cas, réversible. C'est précisément pour définir un axe d'action qui harmonise ces deux tendances que nous nous sommes engagés dans la voie de l'économie mixte.
- En tous les cas il faut un Etat plus proche des gens et un marché plus accueillant aux créateurs d'entreprises et plus sensible aux aspirations des travailleurs.
- QUESTION.- Est-ce le sens qu'il faut donner à l'orientation qui préside à la préparation du budget 85 ?
- LE PRESIDENT.- Un budget, moyen d'une politique, est un acte politique essentiel. Il traduira cette orientation et les choix que j'ai exposés ici tout le long de notre conversation.\
QUESTION.- Je ne comprends pas sur quelles forces sociales, sur quels acteurs vous voulez vous appuyer pour réaliser cette société d'économie mixte. D'autant que la politique en cours tend à destabiliser deux des principales forces traditionnelles de la gauche : les fonctionnaires et les ouvriers qualifiés. Et pour l'instant ce sont les entrepreneurs performants, innovants qui paraissent être investis dans votre discours, comme dans ceux de vos ministres, d'une mission historique.
- LE PRESIDENT.- Je récuse votre affirmation. En quoi déstabilisons-nous les fonctionnaires ? L'INSEE publiait récemment une note estimant qu'ils avaient, dans l'ensemble, préservé leur pouvoir d'achat. Et tout en défendant avec raison leurs intérêts légitimes, la -majorité d'entre eux participe activement à la lutte que nous menons pour le redressement national. Le dialogue avec eux demeure une constante de notre démarche. Quant aux ouvriers qualifiés, il est vrai que leur salaire a connu une baisse de pouvoir d'achat cette année bien que, tout compris, salaires et prestations comparés aux impôts et aux cotisations sociales, le revenu disponible des ménages reste positif. Il faut qu'ils le sachent. C'est aux travailleurs que je pense d'abord quand je m'attache à moderniser le pays. Ils en seront les meilleurs artisans et, mon objectif est là, les véritables bénéficiaires. Mais avec un instrument rouillé ou cassé depuis bientôt dix ans, que voulez-vous que je fasse ? On le répare si on le peut, sinon on le change. Cela prendra du temps et provoque impatience et désarroi. D'où l'urgence de la performance et de l'innovation qui nous apporteront l'instrument qui nous manque. Le goût du risque en sera le ressort. Les cadres y sont prêts et nous les aiderons.\
QUESTION.- Est-ce que le projet de société d'économie mixte concerne aussi les relations entre l'enseignement public et l'enseignement privé ?
- LE PRESIDENT.- L'un et l'autre enseignements existent en France. C'est ainsi et je ne m'en plains pas. Nul, parmi les gens responsables, ne cherche à faire disparaître l'enseignement privé. Le problème posé est celui du niveau d'aide que la puissance publique doit ou non accorder à cet enseignement. Le débat a pris une acuité nouvelle depuis que plusieurs lois, dans les quarante dernières années ont accru cette aide au point d'absorber de considérables crédits qui, de ce fait, ne vont pas à l'école publique pourtant souvent désargentée. Je lisais cette semaine un appel du Cardinal Marty, homme particulièrement soucieux de la pensée d'autrui et de haute qualité morale, et qui déclarait : "il ne fallait pas rallumer la guerre scolaire". Quel regret qu'il n'ait pas dit cela lors du vote de laoi Guermeur qui a poussé l'excès jusqu'à créer un -état d'inégalité au détriment de l'enseignement public. J'ai reçu la semaine dernière le Comité national d'action laïque `CNAL`. Je le reverrai. J'avais reçu précédemment les dirigeants du Comité national de l'enseignement catholique `CNEC`. Le Premier ministre `Pierre Mauroy` les verra dans quelques jours.
- Je m'efforce dans cette controverse qui met en jeu des convictions profondes d'apaiser les esprits. Le projet Savary, avec le temps, le peut. A l'Assemblée `Assemblée nationale` d'en respecter le principal. Il me semble qu'on devrait saisir cette occasion pour réfléchir au contenu-même de notre enseignement, à son projet éducatif. J'ai demandé à cette fin au Collège de France de reprendre une tradition oubliée depuis quatre siècles et il a accepté de me remettre dans un an un rapport détaillé sur ce projet. J'attends de lui qu'il aide le gouvernement à mieux associer les savoirs les plus modernes aux aspirations de notre jeunesse. D'autres initiatives seront certainement prises.
- Qu'il soit bien clair à tous que je me considère comme le garant de toutes les libertés et donc de la liberté d'enseigner. Mais je ne puis, ni ne veux - et le gouvernement non plus - sortir des justes limites qu'implique le devoir de l'Etat à l'égard de son école. J'ai déjà dit que le gouvernement avait raison d'avancer d'un pas prudent. J'avais écrit, avant mai 81 : "On ne nationalise pas les consciences". Je persévère. Que personne n'offense personne, mais la République a ses lois. La laïcité, par exemple.\
QUESTION.- En lançant l'idée d'une société d'économie mixte, est-ce que vous ne cherchez pas à vous doter d'un projet spécifique, qui ne recoupe pas entièrement le projet socialiste en vigueur au PS, bref un projet de société qui serait en quelque sorte la base du mitterrandisme ? Je dis mitterrandisme, puisque tous vos prédécesseurs - Vème République oblige - ont laissé un isme aux Français.
- LE PRESIDENT.- Abandonnez ce doute ! Ah ! l'abus des "ismes" personnifiés ! Le projet qui m'inspire est celui que j'ai eu l'honneur de conduire - grâce à des millions de Français - au pouvoir, le projet socialiste. Je lui reste fidèle. Mais il me faut, et le gouvernement avec moi, inventer une pratique, sans jamais oublier que j'ai le devoir de servir aussi les Français qui ne partagent pas mes convictions. Je suis le Chef de l'Etat, non le chef d'un parti. Là est la différence.
- QUESTION.- Cette société d'économie mixte, est-ce que c'est là le socialisme à la française ? Et, à ce propos, pourquoi le mot socialisme a-t-il disparu dans vos discussions ? Une seule fois en un an, dans l'interview de "Paris-Match". Est-ce qu'il a une connotation négative ?
- LE PRESIDENT.- Le socialisme à la française c'est quelque chose d'infiniment plus large que l'économie, mixte ou pas. L'économisme, dont beaucoup abusent à force d'occuper tout le terrain, finira par détruire les valeurs qui lui sont supérieures. Je parle peu du socialisme pour la raison que je viens d'invoquer car je parle désormais au nom de la France tout entière. Mais puisque vous m'en fournissez l'occasion, sachez que je suis très fier d'être le deuxième président socialiste de la République française et le premier élu par le peuple. Je suis socialiste. Je l'ai encore proclamé le jour de mon investiture. Tel est mon engagement. Je m'y tiens et me moque comme d'une guigne de la "connotation" - qui n'est pas si négative que ça.\
QUESTION.- En politique intérieure votre investissement total dans la conduite des affaires économiques tend à mettre le social au second -plan. Nombreux sont ceux qui, dans la majorité, prétendent que vous n'avez pas de projet social. En 1981, le chômage était la préoccupation numéro 1, elle ne l'est plus dans votre dispositif. Il y a eu changement dans les priorités. Et ce changement dans les priorités est l'une des causes du désarroi de votre électorat. Alors pensez-vous que ce soit exact et que se soit le -prix à payer de la modernisation industrielle et de la démonstration des capacités gestionnaires de la gauche ?
- LE PRESIDENT.- Il y a quelque paradoxe à vous entendre exprimer ce reproche, "le social au second -plan", alors que pendant deux ans on m'a adressé le reproche contraire. Nous avons multiplié les réponses sociales au chômage - âge de la retraite, diminution de la durée du travail, contrats de solidarité, formation professionnelle massive, augmentation des allocations familiales. Nous en préparons d'autres qui s'attacheront, notamment, à faire avancer le partage du travail.
- J'ai toujours dit : "il n'y aura pas de redressement national sans le préalable de la justice sociale". Je n'ai pas changé d'avis. Nous continuerons à faire progresser la solidarité sans confondre le souhaitable et le possible. Le maintien du niveau de la protection sociale est, à cet égard, tout à fait essentiel. L'équilibre des comptes sociaux - c'est fait - nous en donne les moyens.\
`suite réponse`
- Maintenant, une remarque qui me tient à coeur : le chômage ne cesse pas d'être ma préoccupation première.
- Je ne puis me résigner à l'augmentation du nombre des chômeurs. Je conçois le drame que le chomâge représente pour ceux qui en sont victimes. Je comprends l'angoisse qu'ils éprouvent face à une situation qui les atteint et dont ils ne sont pas responsables.
- Mais je constate que chaque fois que les décisions de modernisation ont été différées, cela a entraîné des pertes de marchés en France même. Combien d'entreprises ont fermé leurs portes parce que faute de s'être modernisées à temps, elles n'étaient plus dans la course. Combien d'emplois ont ainsi été perdus ? On accuse la robotisation d'être à l'origine des réductions d'effectifs. Je crois que pour les quelques 700000 emplois industriels supprimés entre 1974 et 1981 il serait plus judicieux d'incriminer les réductions de capacités de productions dues aux retards pris dans la modernisation.
- La technologie supprime des emplois, mais en créée de nouveaux. Elle rend nos productions concurrentielles et ouvre de nouveaux marchés qui appelleront des embauches supplémentaires. Encore faut-il disposer d'une main-d'oeuvre qualifiée apte aux nouveaux métiers, d'où l'importance que j'attache à la formation. J'ai fixé cette priorité au gouvernement : l'éducation nationale et aussi les entreprises doivent se sentir mobilisées. C'est ainsi que de jeunes appelés du contingent sortis des Grandes Ecoles enseignent avec succès l'informatique à des milliers de jeunes chômeurs. Modernisation et formation sont les deux voies à suivre pour endiguer le chômage, puis le faire reculer. Il n'y en a pas d'autres.
- Enfin, la lutte contre le chômage suppose la croissance. Mais une croissance saine, délivrée de l'inflation, économe d'importations et fondée sur l'investissement qui doit être préféré aux feux de paille des commodités qu'on me suggère ici et là et qui vont à l'encontre du but recherché.\
QUESTION.- Dans votre discours de Pittsburg, vous avez évoqué : "la dislocation du social". Qu'entendez-vous par là ? Est-ce que cela désigne ces phénomènes que l'on appelle la désyndicalisation, le triomphe des égoïsmes individuels ou collectifs (le corporatisme), la crise de cette valeur essentielle à la pensée de gauche : la solidarité ?
- LE PRESIDENT.- Finissez ma phrase de Pittsburg, prononcée à l'Université de Carnegie Mellon... "la dislocation sociale qu'entraîne la révolution scientifique si par aveuglement on la consacre seulement aux machines" et qui suivait cette autre phrase £ "Saurons-nous mettre enfin la puissance de ces nouveaux outils de la science au bénéfice, avant tout, des capacités humaines ? ..." Ce contexte, vous le voyez, lui restitue sa signification.
- Quant aux corporatismes, ils devront céder le pas, quoi qu'il en coûte, à l'intérêt général et à la solidarité nationale. Si quelqu'un à la misssion d'y veiller, c'est bien moi.
- QUESTION.- Comment expliquez-vous qu'un gouvernement de gauche non seulement n'ait pas réussi à enrayer ces processus mais qu'au surplus il ait contribué à les renforcer à bien des égards ?
- LE PRESIDENT.- Les renforcer ! Depuis trois ans on a compté beaucoup moins de conflits sociaux que durant les années précédentes et pourtant le gouvernement a su dire non quand il faillait aux revendications catégorielles. Le blocage, pendant quatre mois, des salaires et des revenus représentait de sa part un acte de courage dont je ne connais pas d'autre exemple. Je ne demande à personne de taire ses revendications, mais j'insiste pour que chacun prenne sa part dans la -recherche des solutions, d'où l'importance que j'attache à la politique contractuelle à la base et au sommet.
- Pas de corporatisme, mais des associations vivantes et des syndicats forts et responsables. La démocratie y trouvera son compte.\
QUESTION.- Pensez-vous que l'entreprise puisse être créatrice de valeurs démocratiques nouvelles ? Et notamment les entreprises qui travaillent sur l'intelligence artificielle ?
- LE PRESIDENT.- Nous légiférons afin que l'entreprise devienne un lieu de liberté pour ceux qui y travaillent. Le salarié ne cesse pas d'être un citoyen quand il entre à l'usine, au bureau ou dans un magasin. Il est donc essentiel que des droits particuliers lui soient reconnus et le premier d'entre eux, celui de s'exprimer. Les lois sur ces nouveaux droits et la démocratisation du secteur public où les salariés sont appelés à voter pour élire leurs représentants aux conseils d'administration marqueront notre histoire sociale. La démocratie sociale enrichit et complète la démocratie politique.
- Mais l'entreprise peut-elle devenir "créatrice de liberté" ? Grande question. L'entreprise a toujours une dimension collective, aussi bien dans l'organisation de ses -rapports interne que dans la conception du produit. Quelle est la part de l'usager : le client roi ou le client sujet ? Des consommateurs soumis ou responsables ? Même interrogation pour les salariés. On ne peut être responsable si l'on n'est pas informé. L'intelligence artificielle, et plus généralement l'informatique, vont mettre à la portée de tous ces informations nécessaires. Ce progrès sera décisif si la technique n'entrave pas la capacité de jugement. Ce n'est pas à l'ordinateur de dicter la réponse. Mais les travailleurs et les consommateurs eux-mêmes, qu'il faut former à ces effet.\
QUESTION.- Est-ce que le projet de société d'économie mixte va au-delà de la sphère strictement économique ? Quelle est sa dimension sociale ? En d'autres termes, quel est volet social de ce projet ?
- LE PRESIDENT.- L'économique et le social sont indissociables. On ne peut pas séparer progrès social et croissance économique, ni considérer le rôle des dirigeants d'entreprise sans prendre en compte celui des travailleurs, ni remplir la mission de l'Etat sans se soucier de la nation.
- Il n'est pas de liberté sans organisation de cette liberté. La concurrence à l'-état pur c'est la civilisation des bêtes féroces. Les marchands de la Renaissance ont été les premiers à le comprendre. Ils se sont organisés entre eux et ont demandé à l'Etat franchises et protections.
- Le mouvement socialiste est né de la même idée, en réaction contre l'exploitation dont la classe ouvrière était l'objet. Aujourd'hui il s'agit d'harmoniser le marché et l'intérêt collectif. L'économie mixte répond à ce besoin. Sa dimension sociale se résume en trois propositions : plus de justice pour plus d'égalité des chances, plus de démocratie pour plus d'initiative, plus de temps libre pour plus d'autonomie individuelle.\
QUESTION.- Comment comptez-vous re-responsabiliser les gens ? Il y a quelques instant vous avez dit, je soutiendrai tous ceux qui prendront des initiatives, qui prendront des responsablilités. Cela vise qui, quel type de gens ?
- LE PRESIDENT.- Tout le monde. Aussi bien le chef d'entreprise, l'agriculteur, le médecin, que le cadre, l'ouvrier ou le fonctionnaire. Chacun où il se trouve, dans son quartier, dans son métier, dans ses loisirs. C'est un problème d'organisation de nos entreprises, de nos administrations, de nos villes.
- C'est aussi un problème de revenus. J'ai hérité d'un système dirigiste, qui présente le grave inconvénient de diluer les responsabilités. Je m'emploie à le réformer. Moins de bureaucratie, plus d'autorité, moins de fiscalité, plus d'initiative. Les gens ? Ceux qui le veulent. Vous m'avez beaucoup questionné sur l'économie mixte, j'aurais préféré répondre davantage sur l'économie sociale. Oui, les gens qui le veulent. D'où qu'ils viennent, je serai leur ami.\
QUESTION.- L'une des raisons du désarroi de l'électorat de gauche, c'est notamment que la plupart de vos électeurs sont souvent incapables en 1984, de répondre à la question c'est quoi être de gauche ? Quelle est votre réponse ?
- LE PRESIDENT.- Etre de gauche, c'est proposer un certain type de -rapports entre l'Etat et les citoyens, la société et les individus, les travailleurs et l'entreprise. Allez-vous annuler d'une phrase l'oeuvre immense du Garde des Sceaux `Robert Badinter` avec mon constant soutien ? La diffusion de la responsabilité à tous les étages de la nation ? Les lois sociales qui constituent un apport aussi important que celui du Front populaire, sinon plus ? La position de la France pour le développement du tiers monde qui en fait l'ami privilégié de tous ces peuples ? La lutte contre le sexisme ? La solidarité avec les immigrés ?
- Attendre une réponse à la question "c'est quoi être de gauche" en la limitant à la pratique économique, est un peu court. Première observation : il y a la droite qui veut - sans y être parvenue - accroître les ressources de la France mais à condition de ne pas les redistribuer £ il y a la gauche qui veut tout distribuer sans s'occuper de produire £ il y a la gauche, dont je suis, qui veut produire pour redistribuer. C'est clair ? Deuxième observation : on ne peut marcher au même pas par gros temps de crise mondiale ou par temps clair d'expansion. Il faut épouser le terrain sans perdre le nord, je veux dire le projet. Si vous considérez qu'être de gauche interdit de moderniser le pays à cause des souffrances qu'entraîne tout changement, je ne puis vous suivre. Et pourtant je m'interroge chaque jour sur ce que je suis en droit de demander à la classe ouvrière, victime de tant d'injustices et de tant d'oppressions depuis le début de l'ère industrielle. Mais l'outil nouveau que je prépare apportera aux jeunes - et aux autres - espoir et emploi. On saura alors que c'était être de gauche que de choisir l'avenir contre le passé, dès lors que le passé est vidé d'avenir.\
QUESTION.- Laurent Fabius "ministre de l'industrie" déclare cette semaine dans "l'Express" : "d'un côté il y a l'ultra-libéralisme, de l'autre l'étatisme et entre les deux, un système d'économie mixte £ le débat des élections sera celui-là". On en déduit que le débat aura lieu pour une bonne part à gauche, parce que dans la configuration actuelle, l'étatisme est plutôt à gauche. Pensez-vous que le débat de fond à gauche, au-delà des péripéties tactiques, c'est fondamentalement celui-là ?
- LE PRESIDENT.- Ce débat est capital mais je m'obstine à expliquer à vos lecteurs qu'il ne peut signifier à lui seul le combat de la gauche. Il faudrait alors effacer de notre histoire Jaurès et Blum.
- Quant à votre remarque "l'étatisme est plutôt à gauche", je la récuse. L'étatisme, les Français le sucent en naissant. Ce gouvernement est le premier depuis la Révolution de 1789 à s'attaquer à la racine du mal et c'est lui que vous accusez ?
- Certes, Laurent Fabius n'a pas tort d'observer que les électeurs de 1986 `élections législatives` jugeront d'abord les résultats de notre politique économique. Mais j'espère que nous saurons convaincre la moitié des Français que ce débat, s'il est nécessaire, n'est pas suffisant. Les valeurs de la civilisation dont la gauche est porteuse méritent un meilleur sort.\
QUESTION.- Revenons si vous le voulez bien, sur la querelle scolaire, mais cette fois sous l'angle des libertés. On a le sentiment que la gauche a subi une défaite sur le -plan des libertés. Comment expliquer ce phénomène au-delà de l'agitation entretenue par l'opposition ?
- LE PRESIDENT.- Il est exact que la -nature de la campagne menée au nom de la liberté de l'enseignement a pu troubler certains esprits. Je garde le souvenir douloureux et indigné de l'affichette apposée à profusion sur les murs de nos villes et représentant la liberté brisant l'un des barreaux derrière lesquels elle serait enfermée. Ce sont des outrances comme celle-là qui exaspère les passions. La liberté a partout gagné du terrain depuis trois ans. Elle n'en a perdu nulle part. J'ai précisé plus haut l'objet véritable du litige. Il est sérieux, mai il ne sert à rien de l'envenimer à plaisir. Puisque l'enseignement privè a demandé et obtenu naguère l'intervention de l'Etat et des communes pour qu'ils prennent en charge des dépenses lourdes, il est normal qu'une discussion difficile s'engage et sur les principes et sur la pratique. J'ai dit ce que j'en pensais et je n'y reviens pas. Mais parler de "défaite de la gauche" risque d'encourager la regrettable politisation d'un sujet qui se situe, selon moi, à un autre niveau.
- QUESTION.- Au-delà des manipulations d'opinion est-ce que la cause principale de mobilisation contre le projet Savary ne doit pas être interprétée comme un refus de l'étatisation, comme une réaction à l'idée que l'Etat veuille tout contrôler ?
- LE PRESIDENT.- Cette critique n'est pas très logique puisque l'une des causes de la complication du problème vient précisément de la mise en vigueur de la décentralisation. Quant à reprocher à l'Etat de se mêler de ce qui ne le regarde pas, (c'est l'impression que je retire de votre question), il tombe mal ! L'Etat ne demanderait pas mieux de se mêler le moins possible de cette affaire. La gauche a voté contre les lois Debré et Guermeur qui sont à l'origine de l'intervention étatique et du processus d'intégration de l'enseignement privé. Ne renversons les rôles.\
QUESTION.- Peu-on parler d'un conservatisme de gauche ?
- LE PRESIDENT.- Vous connaissez des groupes sociaux et des individus indemnes de conservatisme ? Moi pas. Au demeurant rejeter tout le passé, tout idée reçue et tout droit acquis serait dénué de sens.
- L'important est que l'esprit de progrès l'emporte en fin de compte dès que sont en cause les droits de l'homme, la solidarité sociale et la modernisation de l'appareil économique. Des résistances apparaissent sur ce dernier point. La ligne générale d'action adoptée par le gouvernement les surmontera croyez-le.
- QUESTION.- Peut-on dire que l'influence du conservatisme de gauche se renforce actuellement au sein de votre majorité ?
- LE PRESIDENT.- Mais non, mais non ! Ne confondons pas l'émotion légitime de beaucoup au sein de la majorité, le réflexe justifié de solidarité devant les drames que provoquent les mutations industrielles et la volonté d'en atténuer les effets avec le refus des évolutions nécessaires. Qu'il y ait des scléroses un peu partout, mais c'est l'expression même de la vie ! Elles n'épargnent ni l'esprit, ni le corps. La noblesse de l'homme est d'aller quand même de l'avant, de rester disponible. "J'aime le mouvement qui déplace les lignes". Cela exige constamment un effort sur soi-même. Mais l'effort sauve précisément et porte en lui sa récompense.\
QUESTION.- Il y a l'opposition de droite et puis, depuis quelques mois, très clairement une opposition de gauche à votre politique. A bien des égards, cette opposition-là, sur le -plan économique et social, est nettement plus virulente que l'opposition de droite. La participation de cette opposition de gauche au gouvernement devient incompréhensible à beaucoup qui l'interprètent comme une preuve de faiblesse, comme le signe d'une dépendance à l'égard de cette opposition.
- LE PRESIDENT.- Le gouvernement est composé d'hommes et de femmes que le Premier ministre a proposé à mon approbation. La plupart appartiennent à des organisations politiques, d'autres non. Les partis de la majorité, eux, ne sont pas au gouvernement. S'ils possèdent des groupes parlementaires ils s'expriment par des votes dans les assemblées. S'ils soutiennent les textes auxquels le gouvernement attache de l'importance tout va bien. S'ils les combattent ils s'excluent d'eux-mêmes de la majorité. S'ils votent la confiance tout en menant des campagnes hostiles dans le pays ils s'exposent à ruiner leur crédit devant l'opinion car cette position est intenable moralement et politiquement. C'est ce qui est arrivé à la majorité précédente, qui s'y est perdue, vous le savez. Ce risque doit être mesuré aujourd'hui avec précision. Quant à la dépendance où est-elle ? Et qui dépend de qui ? Je serais dépendant si je soumettais mes choix à quelque pression que ce fut. Tel n'est pas mon cas, vous l'imaginez, puisque la politique de la France je l'ai moi-même définie et qu'elle est conduite sous mon autorité. Je ne surprendrai personne enfin en ajoutant que le Chef de l'Etat ne peut dépendre que de l'idée qu'il a de l'intérêt public et des suffrages du peuple qui l'a élu.
- QUESTION.- Quel est aujourd'hui l'apport spécifique, original du parti communiste à la majorité de gauche ?
- LE PRESIDENT.- L'apport de couches sociales trop longtemps écartées du pouvoir en France alors qu'elles travaillent et produisent pour le bien et le progrès de tous sans toujours recevoir, en échange, leur dû.
- Mais si vous voulez en savoir d'avantage, interrogez le Premier ministre, chef de la majorité. De mon côté je vois dans l'union de la gauche, au gouvernement, au Parlement, dans le pays, un choix historique décisif et une base populaire et sociale puissante. Qu'elle se détruise elle-même je n'y pourrais rien mais le déplorerais. Le pays n'en serait pas moins gouverné, n'en doutez pas le moins du monde.\
QUESTION.- Quelles conséquences peut avoir le résultat des élections européennes sur le cours de cette politique ? Une rupture de votre majorité est-elle, par exemple, envisageable ?
- LE PRESIDENT.- L'Europe était trop absente de notre conversation. Il est bon qu'elle apparaisse en contre-point au moment où nous allons nous séparer. La politique intérieure de la France s'exprime et s'accomplit librement, mais de façon singulière au sein d'une communauté à 10 `CEE` où trois pays seulement, l'Italie, la Grèce et la France ont des dirigeants socialistes. Mais nombreux sont les intérêts, nombreuses les ambitions et les aspirations qui nous rassemblent dès lors que se pose en termes de civilisation l'avenir de ce continent, de cette fraction de continent dont nous portons l'histoire. Mais la civilisation suppose l'existence, l'existence physique d'abord, et la vie sous tous ses aspects. Pour que nos peuples vivent comme je souhaite qu'ils vivent, il faut l'Europe.
- C'est une dimension nécessaire dans les affaires du monde qui est le nôtre et bien au-delà des échanges de marchandises. La sécurité, la paix, les inventions de l'esprit, les avancées de la technique, la protection de la nature ont besoin de cette dimension.
- Le mode de scrutin invite chaque formation politique, chaque courant de pensée, chaque groupe d'intérêts à prendre part à l'élection européenne du 17 juin. Je ne vois rien à redire à cela. Les partis de la majorité iront au rendez-vous, chacun sous son drapeau. Nul ne se plaindra de ce coup de projecteur sur la réalité politique qui n'en sera pas moins déformée par l'attrait des débats strictement nationaux ou pis encore locaux. Il serait prématuré de supputer les consséquences à en tirer sur la cohésion - ou son contraire. Mais gardons en mémoire que le gouvernement de la France s'exerce sur un autre -plan. Il m'appartient de définir les grandes orientations de notre politique étrangère. Je n'abandonnerai à personne ce soin.\