27 mars 1984 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'université Carnegie-Mellon à Pittsburgh, mardi 27 mars 1984.

Messieurs les présidents, et d'abord vous même cher président,
- Qui évoquez à l'instant nos relations non pas anciennes mais tout de même constantes depuis le premier jour où nous nous sommes rencontrés, je suis venu vous voir pour marquer notre confiance dans l'oeuvre que nous avons engagée ensemble à Paris. Oeuvre essentielle : celle de la formation des hommes, par les moyens les plus modernes que nous offre maintenant la science. Et comment ne pas venir dans cette université Carnegie-Mellon dès lors que l'on parle de sciences mises au service de la formation et donc de la transformation de notre société. Mes concitoyens de France et d'Europe ressentent en ce moment-même combien cette tâche est liée à la renaissance des activités et des emplois.
- J'ai déjà connu Pittsburgh - la dernière fois, c'était quand même il y a 18 ans - et j'ai pu apprendre la crise vécue par cette ville puissante mais marquée par l'industrie lourde et qui a eu quelque peine à traverser la crise, qui a connu les graves dommages, parfois les désespoirs avant que les équipes choisies par le peuple puissent décider la renaissance.
- Ce que l'on voit dans Pittsburg et sa région, c'est aussi la crise même de tant de régions d'Europe : des acieries essoufflées, des mines de charbon qui ferment, des usines de textiles et de chimie qui trainent. Le paysage industriel des difficultés que nous avons nous-mêmes en Europe, pas seulement la France, à surmonter comme vous avez commencé brillamment de le faire. Mais je sais les efforts accomplis aussi bien par les responsables de cette ville avec l'appui fédéral, je pense en-particulier à l'activité de M. le maire de Pittsburgh si étroitement reliée aux universitaires dont nous allons parler maintenant.
- Votre région sinistrée, marquée il y a trois ans encore d'un taux de chômage de près de 20 %. La renaissance dont je parle est venue de vos efforts de modernisation, d'invention, à-partir de nouveaux moyens d'enseignement, de recherche et de formation, ceux que vous avez mis en oeuvre ici.
- Vous avez diminué le chômage d'un tiers, et vous continuez de progresser : vous mettez de nouveaux outils scientifiques à la disposition des hommes pour les équiper, en vérité pour les sauver, face à la montée si difficilement surmontable de la modernisation par les robots. Voilà en tout cas qui nous concerne tous.\
Vous le rappeliez encore à l'instant, monsieur le président de Carnegie-Mellon, lorsque vous êtes venus à Paris avec vos collègues pour nos journées studieuses avec les responsables des Grandes Ecoles et des universités de France, vous nous avez fait part de projets ambitieux et nous avions décidé d'unir nos efforts pour le développement de toutes les compétences, de toutes les aptitudes, de chaque individu afin de tirer de la révolution technicienne une économie enfin féconde et bienfaisante.
- Nous sommes au coeur du problème essentiel. Saurons-nous enfin mettre la puissance de ces nouveaux outils de la science au bénéfice, avant tout, des capacités humaines, du redéploiement de leurs activités. Chacun cherche une réponse à cette question qui se pose au fond dans tout le monde industriel et l'autre monde en voie de développement. Si nous avions cette réponse nour pourrions faire l'économie de ces tâtonnements.
- La culture intensive, remarquable, des compétences à laquelle vous attelez le progrès technologique est je le crois cette réponse au risque de la dislocation sociale qu'entraine la révolution scientifique, on le sait depuis le 19ème siècle, si par aveuglement on la consacre seulement aux machines. Il n'y a pas de tâche plus urgente. Tout commence par là.
- Vous avez avancé dans la mise en oeuvre de projets que nous avions discutés à Paris. Vous mettez maintenant la capacité d'un ordinateur personnel puissant à la disposition de chaque élève, de chaque étudiant, de toute discipline, qu'elle soit littéraire, sociale, scientifique. Vous reliez tous ces multiplicateurs de connaissance aux meilleures banques de données. Vous élargissez, enfin, ce progrès en vous associant avec les universités et les industries de pointe de votre région, de tout votre pays, pour entrainer le déploiement des activités créatrices que j'évoquais tout à l'heure.
- Je salue à vos côtés les présidents et les recteurs des autres universités qui se consacrent, avec vous, à cette culture passionnée, méticuleuse de ce que l'on a appelé la ressource humaine, notre vraie richesse, le fondement d'une véritable dynamique de croissance, bref, le nouveau moteur de l'histoire.\
Vous nous avez dit au-cours de notre réunion, je vous cite : "Notre objectif par la mise en-place dans notre enseignement de réseaux informatisés et individualisés, est de permettre à chaque élève, et bientôt à chaque adulte de concentrer ses capacités sur la conception, la solution et l'invention et non plus sur les tâches automatiques et passives. Le but ultime de la création, c'est bien en effet d'inventer et la création est elle-même ce but à tous les niveaux et à la portée de tous".
- Constatant avec vous que chaque homme, chaque femme, pour trouver sa place, sa vocation dans la nouvelle ère industrielle, devra être formé à cette culture qui va irriguer tous les métiers, même les plus traditionnels qui doivent eux aussi viser à la perfection, j'ai adopté c'est vrai le projet d'associer avec vous par le Centre mondial, les Grandes Ecoles et universités de France pour nous enrichir réciproquement et progresser ensemble.
- L'orientation fondamentale de la France a été fixée. Elle ne cesse plus d'inspirer mes efforts, nos mutations, notre politique à long terme. C'est ce qu'on a bien voulu appeler ici ou là "le projet français", ce qui nous flatte beaucoup.
- Ce qu'il signifie se résume simplement : après avoir constaté la rapidité des mutations technologiques, les transformations de la production et du travail on n'a encore rien dit si l'on ne comprend pas que c'est l'inadaptation des hommes qui représente finalement, le véritable obstacle.
- Nous n'éviterons une nouvelle domination de la machine sur l'homme comme ce fut le cas au lendemain de la révolution de la vapeur, fin 18ème, début 19ème, comme ce fut le cas avec la révolution de l'électricité, fin 19ème, début 20ème, qu'en organisant la domination de l'homme sur la machine. Elle est faite pour cela, elle se substitue aux muscles de l'homme, elle se substitue aujourd'hui à sa mémoire, à son raisonnement, elle ne peut se substituer à lui dans ses facultés créatrices, votre expérience nous aide à en préciser les moyens.\
Pourquoi ne pas commencer, en effet, par ce qu'il y a de plus actuel. J'aperçois bien que la culture informatique est à la base de tout dans l'éducation, le savoir, où que l'on se tourne. De même que l'on avait besoin de la vapeur ou de l'eau £ de même que l'on a eu besoin de l'électricité, tout passe aujourd'hui par la connaissance des techniques de l'informatique. C'est la discipline commune, c'est par là, je le répète, qu'il faut se diriger. Ce n'est pas la réponse à tout et n'est pas la fin de tout. C'est le passage nécessaire. Et notre jeunesse plus vite que d'autre, s'en est déjà convaincue. J'espère qu'elle y entrainera les autres.
- Pendant que vous avanciez dans cette mise en place de votre "consortium inter-universitaire" multipliant les échanges et les réseaux, nous avons de l'autre côté, fait progresser, un par un, les projets qui en sont le complément.
- Nous en France, nous avons commencé par multiplier nos programmes d'action vers la diffusion populaire de la culture informatique avec, de mois en mois, des résultats encourageants, y compris et surtout parmi les moins avantagés, les moins bien préparés à des nouveaux métiers, et dans toutes les classes de la société ...
- Ainsi le programme qui permet aux jeunes étudiants français diplômés de notre enseignement supérieur d'être volontaires, durant leur service militaire, pour devenir formateurs à la culture informatique des jeunes chômeurs de 18 à 25 ans, s'exécute-t-il. En ce moment-même, dans les régions françaises, sur des centaines de sites d'information, des milliers de jeunes chômeurs sont initiés à la culture informatique par des diplômés de leur âge. Et l'on voit surgir une solidarité de génération entre les plus privilégiés et les plus démunis, préfaçant le devenir de notre époque : celle du partage du savoir.\
Notre deuxième effort a été de décentraliser le potentiel de formation et d'apprentissage de notre centre de Paris, vers, je le disais à l'instant les autres régions du pays. Ce réseau se déploie. Chaque capitale régionale se décentralise à son tour. Nous sommes loin du compte mais voyez les progrès.
- Nous avons remodelé l'organisation de la France qui était restée, depuis deux siècles, entièrement centralisée sur Paris. Le Parlement français a voté des lois de régionalisation et de décentralisation qui confient de larges pouvoirs et de grandes compétences aux élus locaux et ces nouveaux pouvoirs, ils ont commencé, parfois avec ferveur, à s'équiper en outils informatiques, à créer des centres d'apprentissage, à financer des ateliers de pratique informatique qui doivent être ouverts à tous, du matin au soir, ville par ville, quartier par quartier.
- De la sorte, la France, dans chacune de ses cellules sociales doit pouvoir se brancher sur des réservoirs de connaissances et sur l'ensemble du monde extérieur. Vous m'avez déjà parlé de l'ardeur, de la passion de la jeunesse quand elle voit s'ouvrir devant elle ce chantier sans limites, pour l'exploration et l'épanouissement de ses talents. Tant de mesures nouvelles d'où naissait cette même ardeur qui créé le climat exceptionnel, vous avez pu déjà le constater, vous, les visiteurs, comme moi, de Carnegie-Mellon.\
Un troisième programme majeur a été lancé. Celui de la fécondation de nouveaux secteurs industriels par la deuxième génération de la science informatique. Nos premières avancées, dans ce domaine aux retombées illimitées après celles de la formation, sont la santé et l'agriculture.
- Nous équipons d'appareils de recherche les plus modernes nos principaux laboratoires d'agronomie et de médecine. Leurs travaux sont coordonnés par les responsables dont certainsm'ont accompagné ici. Nous avons arrêté les objectifs concrets à réaliser durant les années 84 et 85 `1984 - 1985` en matière de systèmes experts, industrialisables. J'ai personnellement suivi, depuis le début, ces travaux porteurs d'avenir, créateurs de richesses et d'emplois et je veille à leur calendrier d'exécution.
- Les débouchés sont tels et les conséquences économiques si considérables que j'ai invité nos équipes, étant donné l'ampleur de la tâche, à s'organiser en association aussi étroite que possible avec des industries françaises comme avec, nous le répétons, mais ils le méritent bien, les grandes universités et laboratoires dans le monde, ici et ailleurs, notamment au Japon, engagés dans la même action.
- Bref une chaine universelle de "transfert du savoir" est là à notre portée. Si nous le voulons avec persévérance, sans perdre de temps, elle atteindra de proche en proche, toutes les populations de la planète. Et cela ira plus vite qu'on ne le croît. Que l'on n'imagine pas que je me réfugie dans je ne sais quel futurisme. C'est en marche, encore faut-il commencer par là où nous sommes. Vous l'avez fait. Je serai après demain en France. C'est mon chantier et j'entends bien, avec tous ceux qui le veulent et ils sont nombreux, entamer cette renaissance de notre pays.
- Précisément un grand économiste français, le professeur François Perroux, s'exprimant en savant, confirme notre intuition : "La plus grande cause aujourd'hui est celle de la ressource humaine. Elle englobe toutes les autres, elle rassemble. Pour entrainer l'appareil de production le plus avancé, le développement de la matière grise est désormais requis comme il ne le fut jamais. La science de l'information, l'informatique sera la base de ces progrès. Changement radical dans le concept-même de l'économie qui consistera, avant tout, en la formation de l'homme par l'homme, par l'aménagement de toutes les ressources dont dispose chaque individu".
- Je ne saurai mieux exprimer ma conviction. La raison de nos efforts et de notre confiance en l'avenir se trouve dans cette capacité de permettre à chacun l'épanouissement de ses dons et de ses facultés dont jamais, jusqu'à ce jour, l'organisation sociale, la domination des forces économiques n'ont permis l'éclosion. Nous n'avons plus qu'à travailler, jour après jour, à notre poste sans relâche, car nous savons maintenant où nous allons et qu'il n'y a pas d'autre voie.\
Je souhaite enfin vous engager à une réflexion sur la suite de notre travail avant d'accomplir un geste pour illustrer notre reconnaissance et notre espérance.
- La réflexion est de se souvenir, ici et maintenant, de l'allocution prononcée devant les professeurs et les étudiants de l'université de Harvard par le général George Marshall, il y a une quarantaine d'années.
- En quelques paragraphes, simples mais de grande portée, l'homme d'Etat américain faisait part de remarques essentielles sur l'-état du monde et suggérait d'agir en fonction d'une nouvelle vision des -rapports à établir entre les nations. De ces remarques devait surgir, quelques mois plus tard, le plan bien connu et, pour tous les pays touchés, près de trente années de croissance commune sans précédent, de progrès très remarquables et ici ou là selon la volonté des gouvernants, certains secteurs d'harmonie sociale.
- J'évoque le plan Marshall. Il est d'une autre époque. Il ne s'agit pas d'imiter mais, comme à ce moment historique du lendemain de la dernière guerre mondiale, ayons le courage d'un nouveau regard. L'horizon, il y a près d'un demi-siècle, était celui du monde développé de l'hémisphère nord, ayant pour frontières celles des états industrialisés. La prise de conscience de l'existence de milliards d'hommes - que l'on appellera le tiers monde - n'avait pas encore pénétré la réflexion occidentale.
- De cette immense lacune, sont venues à partir du début des années 70 `1970`, les premières fissures de la croissance, bientôt aggravées par les traumatismes sociaux d'une révolution technologique mal préparée, sans précédent, qui n'avait été aucunement prévue. Et cette absence de lucidité, cette différence aux hommes ont provoqué des ravages dans les populations de nos pays, le chômage de millions d'hommes et de femmes soudain déqualifiés, et devant des marchés extérieurs stérélisés, endettés, affamés, qui se ferment les uns après les autres, aggravant encore nos propres crises et multipliant leurs victimes.
- Cette perspective n'est pas tolérable. Nous devons mettre en chantier et, cette fois à l'échelle de la planète, un très vaste transfert des connaissances, du savoir-bien, du savoir-plus, nécessaire et créateur aujourd'hui plus que toute assistance financière dont nous avons appris les nécessités mais aussi les illusions et les limites. Transfert de classe sociale à classe sociale, de génération à génération, de culture à culture,de continent à continent.
- Je crois que nos concitoyens en prennent conscience et les autres peuples, désemparés, l'attendent comme le pain, le riz, le mil, comme la vie. Pour retrouver leur place au travail, la volonté d'exceller, la capacité de créer, la nécessité de la solidarité et, enfin de compte, oui, ce goût de la vie dans la paix. Voilà bien une grande ambition comme chaque génération. Nous n'arriverons qu'aux termes d'une première étape, devant tant d'autres, que d'autres après nous devront ouvrir. Mais au moins cela vaut-il la peine de consacrer sa propre vie.\
A cet égard, et c'est le geste significatif et symbolique que je veux accomplir, l'un d'entre vous, monsieur le président, donne un exemple assez exceptionnel en venant chaque mois se dévouer à nos progrès en France, avec nos équipes sur place et qui illustre par excellence la volonté passionnée de transférer le savoir et l'universalité de notre tâche.
- C'est pourquoi dans un moment je décernerai à -titre exceptionnel, et pour toute cette université attachée à la France, la vôtre, monsieur le Président de Carnegie-Mellon, la plus haute distinction de mon pays, je veux dire la Légion d'honneur. Il s'agit du professeur Raj Reddy, que je serais heureux de voir là. Je ne sais s'il m'entend, il est bien dans la salle, puisque je l'ai rencontré tout à l'heure en arrivant au bas de l'université. Fils d'une famille de paysans à Madras, hissé par ses dons et sa volonté jusqu'à certains sommets de la science, reconnus comme tels, devenu directeur de l'Institut de robotique de Carnegie-Mellon à Pittsburgh, et, depuis l'an dernier, directeur scientifique du Centre mondial à Paris, créateur inlassable auquel la République française veut marquer sa reconnaissance. Mais au-delà de Raj Reddy, c'est à beaucoup d'autres, mesdames et messieurs, dans cette salle et à l'extérieur que je m'adresse, à vous en particulier monsieur le Président dont l'apport personnel ne peut être apprécié autrement que par amitié et surtout par admiration. Un professeur parmi d'autres, celui-là est particulièrement notre ami, c'est pourquoi il en représentera beaucoup d'autres dans cette cérémonie que nous avons voulu pour lui et pour vous.
- Raj Reddy, nous vous faisons chevalier de la Légion d'honneur.\