21 mars 1984 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au "Journal français d'Amérique", mercredi 21 mars 1984.

QUESTION.- Vous venez en visite officielle aux Etats-Unis. Quel est l'objet de cette visite ? Pourquoi avez-vous inclus la Californie ?
- LE PRESIDENT.- La visite que je vais effectuer aux Etats-Unis du 21 au 28 mars prochain est une visite d'Etat. Je réponds ainsi à l'aimable invitation que m'a formulée le Président Ronald Reagan lors du sommet de Williamsburg. J'ai eu souvent l'opportunité de me rendre aux Etats-Unis, pays que je connais bien, depuis longtemps, et je m'y rends aujourd'hui pour célébrer, comme d'autres avant moi, l'amitié et la solidarité entre nos deux pays. Tel est l'objet fondamental de cette visite qui, au-delà de la personne de son Président, est pour moi l'occasion d'une rencontre avec le peuple américain dans toutes ses composantes, politiques, sociologiques, ethniques, culturelles, régionales.
- Je crois utile, entre deux Etats à vocation mondiale, ce contact direct et approfondi. Il permet d'évoquer, comme il sied entre nous, les grands sujets qui nous préoccupent : les -rapports Est-Ouest, les problèmes Nord-Sud, les crises qui secouent ici et là notre planète, les relations bilatérales. A cet égard, et parce que je suis le premier responsable de mon pays, j'aurai, en de multiples occasions, la possibilité de dire à mes interlocuteurs ce qu'est la France d'aujourd'hui, ce qu'elle pense, pourquoi elle agit, pays respecté dans le monde, solidaire de ses alliés, donc des Etats-Unis parce qu'il est indépendant et libre de ses choix, notamment en-matière de défense £ pays moderne qui se donne les moyens, par la rigueur économique et financière, de ses ambitions technologiques - réussir la mutation vers la troisième révolution industrielle - et sociale - assurer dans la solidarité les reconversions nécessaires. C'est notamment dans cet esprit que j'ai souhaité me rendre en Californie, laboratoire du futur, pour y rencontrer les artisans, parmi les plus dynamiques de cette troisième révolution industrielle, écouter leurs expériences, faire part des nôtres et réfléchir avec eux sur les implications économiques, sociales et culturelles de ce formidable bond en avant de nos sociétés développées.\
QUESTION.- Lors de votre élection en 1981, les Américains se sont inquiétés de l'ascension au pouvoir d'un gouvernement socialiste. Qu'en est-il aujourd'hui de cette crainte ?
- LE PRESIDENT.- Je ne vois pas pourquoi les Etats-Unis, pays de la liberté, de la démocratie et de l'alternance auraient eu à s'inquiéter du libre jeu des institutions démocratiques dans mon pays. Peut-être est-ce la longue absence d'alternance - 23 ans -, génératrice d'habitudes, qui a provoqué un effet de surprise aux Etats-Unis, comme d'ailleurs dans d'autres pays. Ce n'est pas à moi de répondre mais j'ai la conviction que par cette alternance politique, longtemps différée, le peuple français a montré une volonté de changement qui est le signe des démocraties vivantes. Je ne pense donc pas que ce changement politique ait pu dérouter un pays et un peuple qui montrent chaque jour leur capacité d'adaptation et d'innovation. D'ailleurs, depuis lors, les relations entre les Etats-Unis et la France n'ont pas manqué d'être semblables à ce que chacun attend qu'elles soient, celles de deux pays alliés donc solidaires, sachant qu'ils peuvent compter l'un sur l'autre, dans le respect des intérêts et des choix de chacun, deux pays que la somme de leurs convergences unit davantage que ne les divise la somme de leurs divergences, dont il convient d'ailleurs de réduire la marge, d'où l'utilité de ces conversations, entre amis, dont ma visite sera l'occasion.\
QUESTIONS.- Il reste des points de friction entre les Français et les Etats-Unis notamment sur la question du Liban, et de l'Amérique latine. Quelle est votre perception de ces problèmes ?
- LE PRESIDENT.- Je m'entretiendrai, bien sûr, avec les dirigeants américains, entre autres sujets, du Proche-Orient, donc du Liban, et de l'Amérique centrale. Dans ces deux régions du monde, comme dans d'autres, la France a pris et prend ses responsabilités, elle en assume les risques, parle et agit comme un pays souverain comme nous pensons devoir le faire, au nom des principes du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et du droit des Etats à l'indépendance, à l'intégrité territoriale et à la souveraineté.
- Dans ces deux cas, les conflits qui ensanglantent ces deux régions, ont des origines locales, culturelles, ethniques, religieuses au Liban, sociales, économiques en Amérique centrale. Dans ces deux cas, ces conflits régionaux ont été l'occasion pour les pays voisins et d'autres, plus extérieurs, d'intervenir dans les affaires et il ne s'agit pas de rejeter la responsabilité sur telle ou telle grande puissance car il y a là un enchaînement fatal, qui échappe aux volontés, et dont il faudra bien sortir si l'on veut que règne un jour la paix et la concorde, tant au Liban qu'en Amérique centrale. Mais le processus de paix ne peut être engagé que par les pays de la région et il appartient aux peuples, à leurs dirigeants d'en décider eux-mêmes. C'est dans cet esprit que les -concours internationaux peuvent être utiles. Tel est le sens de la déclaration franco - mexicaine sur le Salvador comme de notre engagement au Liban : contribuer, à la demande des pays de la région et avec eux, à la -recherche de la paix par la négociation, éviter l'épreuve de force qui fige les antagonismes et donne à ces affrontements une connotation Est-Ouest qui ne facilite par leur résolution.\
QUESTION.- Après une hausse spectaculaire contre les monnaies européennes, le dollar semble accuser une baisse. Comment ces fluctuations affectent-elles la France ?
- LE PRESIDENT.- Je ne me risquerai pas à faire un pronostic sur l'évolution du dollar. Elle a jusqu'ici déjoué toutes les prévisions des plus doctes parmi les économistes. Pour un pays comme la France, qui importe le quart de son produit intérieur et achète en dollars les deux tiers de son énergie, il est certain que le cours du dollar a une importance primordiale. Mais, vous avez raison de le souligner, plus que le taux, ce sont les fluctuations de la monnaie américaine qui affectent la France, pas seulement elle d'ailleurs, car toute l'économie internationale en est, à des degrés divers, tributaire, et c'est notamment le cas des pays en développement. Ce qui me préoccupe le plus aujourd'hui, c'est l'ampleur du déficit budgétaire américain qui risque de provoquer à moyen terme un décrochage dangereux et soudain du dollar. Comment éviter alors une réaction au niveau des taux d'intérêt, leur hausse brutale - et ils sont déjà élevés - avec les incidences que cela ne manquerait pas d'avoir : aggravation du problème, déjà crucial, de la dette des pays du tiers monde £ asphyxie de la reprise économique. C'est pourquoi j'ai suggéré en mai dernier que soit organisée, dans les années à venir, une conférence monétaire internationale. Ce n'est pas par préoccupation doctrinale mais parce qu'il y va de nos intérêts bien compris. J'ai d'ailleurs la ferme conviction que, sur ce terrain, les Etats-Unis comme la France peuvent converger sur un objectif de stabilisation du taux des monnaies et de réduction du fardeau que représente pour le dollar le fait d'être à la fois une monnaie nationale et une monnaie de réserve.\
QUESTION.- Dans un récent discours prononcé aux Pays-Bas, vous parlez "du reflux de l'Europe au-cours des deux dernières années". Comment percevez-vous la crise que connaît actuellement l'Europe et quelles sont les chances de surmonter cette crise ?
- LE PRESIDENT.- Il est vrai que depuis une dizaine d'années, la construction européenne, voulue par ceux qui ont signé le Traité de Rome est en crise parce qu'elle est incapable d'exprimer une volonté politique. Et pourtant, quelle grande idée que l'Europe ! Quel grand dessein pour les peuples et les Etats qui la composent ! Cela était vrai hier, au lendemain des destructions du second conflit mondial alors qu'il s'agissait de reconstruire des pays ravagés et de réconcilier des peuples divisés. Cela est vrai aujourd'hui, après de longues années de prospérité au-cours desquelles les six sont devenus la première puissance commerciale du monde, avant de s'enliser à neuf puis à dix, dans le doute, consécutif à la fin de la croissance économique qui avait été jusqu'en 1973 le support essentiel du développement de la construction européenne. Je l'ai dit à La Haye, l'Europe ressemble à un "chantier abandonné" où les contentieux particuliers l'emportent sur la volonté collective.
- Il nous faut donc aujourd'hui surmonter ces contentieux et dégager une nouvelle volonté politique pour un nouveau départ. C'est ce à quoi je me suis employé depuis que j'exerce la Présidence du Conseil des Communautés, afin que se dessinent les compromis nécessaires, les concessions mutuelles sans lesquels il n'y aura pas d'accord. Cela implique la maîtrise de la croissance budgétaire, la gestion rigoureuse des ressources financières dans le respect des règles de base que sont l'unité du marché et la préférence communautaire. C'est sur ces bases que doit renaître l'esprit européen pour que nos pays s'engagent enfin, ensemble, dans la troisième révolution industrielle qui est aussi bien économique que culturelle.
- Telle est la condition de l'adhésion des peuples sans laquelle cet élan nouveau ne serait qu'une embellie. Il y faut aussi une lutte sans relâche contre le chômage et l'ouverture d'un espace social européen comme d'un espace culturel tourné vers ces nouveaux moyens de communication. Tel est mon projet pour l'Europe. Sans nouvelle inspiration, nouveau grand dessein, les institutions européennes tourneront à vide et les égoïsmes nationaux l'emporteront. Il est urgent d'éviter de commettre une telle faute - elle serait majeure - et c'est le sens de mon action enracinée dans la ferme conviction que le règlement des contentieux est à notre portée et que le réveil de l'espérance européenne redonnera à ceux qui l'on perdue la confiance, nécessaire à toute grande -entreprise.\