21 mars 1984 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. François Mitterrand, Président de la République, accordé à la télévision française, après le Conseil européen de Bruxelles, Paris, mercredi 21 mars 1984.

QUESTION.- Monsieur le Président vous avez consacré beaucoup d'efforts à la préparation de ce sommet de Bruxelles, beaucoup d'énergie et vous revenez aujourd'hui à Paris sans accord. Est-ce que vous êtes déçu ?
- LE PRESIDENT.- Assurément. Ne pas parvenir à régler un problème en suspens depuis plusieurs années, répété pendant au moins cinq sommets successifs alors que l'on approche parce que l'on travaille du résultat qui devrait être positif, c'est décevant.
- Le problème qui s'est posé cette nuit, était de savoir ce qui était le plus grave. Etait-ce d'aboutir à un accord à tout -prix, qui eût été non seulement très coûteux pour les neuf pays autres que la Grande-Bretagne, mais qui aurait été aussi un facteur de destruction de l'Europe à laquelle je suis attaché, ou d'aboutir à un désaccord comme c'est le cas ? J'ai jugé - et avec moi les huit autres pays, puisque nous étions neuf solidaires, non pas par coalition contre la Grande-Bretagne mais parce que cela s'est trouvé comme celà - oui, j'ai préféré assumer le désaccord, étant entendu, et ce sera ma dernière réflexion, qu'à l'intérieur de ce désaccord, sur le seul point de ce qu'il convient de verser d'argent à la Grande-Bretagne en compensation des paiements qu'elle exécute en cours d'année, tous les autres points ont été réglés. J'en ai cité seize dont certains très importants : la TVA en 1986, les montants compensatoires, toute une série de règles décisives qui sont définitivement réglées, mais qui, pour certaines d'entre elles ne pourront pas être exécutées avant l'accord total. Voilà ce que je puis vous répondre pour l'instant.\
QUESTION.- Monsieur le Président si la Grande-Bretagne continue à bloquer le fonctionnement de l'Europe qu'est-ce que l'on va faire pour que l'Europe marche malgré la Grande-Bretagne. Il y en a même qui disent sans la Grande-Bretagne ?
- LE PRESIDENT.- Je vais reprendre mon raisonnement, si vous le voulez bien, en répondant à votre question comme je le dois à vous-même et aux téléspectateurs, je veux dire aux Français.
- Qu'est-ce que l'Europe du Marché commun ? On emploie beaucoup de mots qui ne sont pas très compréhensibles. Il faut que cela soit clair. L'Europe du Marché commun repose sur trois réalités : une politique agricole commune qui implique une fixation de prix uniques pour certains produits dans toute l'Europe des dix pays, c'est-à-dire une garantie pour les agriculteurs, pour les producteurs qu'ils seront payés à ce prix.
- Deuxième réalité : une préférence communautaire, ce qui veut dire que les pays de la Communauté, les dix, sont invités à acheter leurs produits à l'intérieur, c'est-à-dire aux autres, aux neuf autres et s'ils ne le font pas alors ils doivent payer la différence. Le résultat est qu'on a multiplié le commerce extérieur par cinq en peu d'années.
- La troisième réalité sur laquelle repose cette Europe c'est l'union douanière, c'est-à-dire que nous n'avons pas de frontière intérieure entre nous pour les produits. Il y a liberté de circulation pour les personnes et aussi pour les biens, et la frontière, c'est la frontière de l'Europe.\
`Suite réponse sur les trois règles qui régissent le fonctionnement de la CEE`.
- Si nous acceptons que chacune de ces réalités soit réduite à néant, détruite, il n'y a plus d'Europe. Or, les agressions contre l'unité de marché, je veux dire contre la politique agricole commune, sont multiples, je vais en citer une, consentie par la France en 1969 et 1979 : l'entrée massive des produits agro-alimentaires, notamment américains comme le soja, le glutène de maïs, et aussi le manioc qui viennent nourrir les animaux européens, offrir à leurs producteurs des prix de revient beaucoup plus bas que les autres, et concurrencer les produits européens sur place sans taxe, sans droit de douane. C'est un consentement inadmissible.
- A-partir de là, il faut bien comprendre que l'on détruit l'Europe, comme on la détruit avec les montants compensatoires. C'est encore un terme bien compliqué : cela veut dire qu'il y a une taxe sur les produits français lorsqu'ils vont en Allemagne `RFA` ou en Hollande par exemple et qu'il y a une prime pour les produits hollandais ou allemands s'ils viennent en France, tout cela pour suivre les évolutions monétaires. Cela a été décidé en 1969.
- On détruit l'Europe, on aurait détruit l'Europe si on avait accepté la réclamation britannique qui veut faire entrer dans ses comptes les droits de douane et ce que l'on appelle les prélèvements, c'est-à-dire ce qu'elle doit rendre sur ce qu'elle achète à l'extérieur, et qu'elle doit rendre sur ce qu'elle achète à l'extérieur, et elle achète beaucoup à l'extérieur : en Nouvelle-Zélande, en Australie, un peu partout et elle voudrait qu'on lui rembourse cela. Donc sur ces trois points, il faut résister.\
QUESTION.- Précisément, monsieur le Président vous semblez désigner un mauvais européen, l'Angleterre, la Grande-Bretagne plus exactement. Qu'est-ce qui va permettre de changer l'attitude de la Grande-Bretagne dans les mois à venir ? Est-ce que l'on va continuer le marchandage avec l'espoir que la Grande-Bretagne va changer de position, ou bien précisément est-ce que l'on va imaginer une Europe qui tournerait à neuf par exemple ? et est-ce que c'est possible ?
- LE PRESIDENT.- Je ne dénonce pas la Grande-Bretagne en tant que Grande-Bretagne. C'est un grand pays ami de la France et je veille à ce que cette amitié soit préservée. Mais s'il est vrai que la Grande-Bretagne a de la peine à s'habituer à vivre dans la Communauté européenne, elle a des habitudes, une histoire différente, peut-être un tempérament, et lorsqu'elle a signé en 1972 son entrée dans le Marché commun elle n'était pas prête à en supporter les obligations, on ne peut pas être à la fois dedans et dehors et l'on est allé constamment d'exception en exception. Il faut que la Grande-Bretagne rentre davantage à l'intérieur en se soumettant aux obligations des autres.
- Maintenant, je comprends qu'en raison de sa situation actuelle, c'est un problème pour la Grande-Bretagne £ vous savez qu'après tout un Anglais n'a que les trois quarts du pouvoir d'achat d'un Français, et comme la Grande-Bretagne achète beaucoup en dehors de la Communauté, il faut qu'elle paie beaucoup à la caisse de la Communauté. Alors j'admets qu'on lui rembourse certaines sommes mais sans atteinte aux principes, autrement nous détruirions l'Europe. Voilà pourquoi les neuf autres pays se sont trouvés toujours solidaires du début à la fin, ce qui est d'ailleurs un événement historique important.\
QUESTION.- Concrètement qu'est-ce que vous allez faire, monsieur le Président, pour obliger les Anglais à suivre votre raisonnement puisqu'ils ne le suivent pas ?
- LE PRESIDENT.- C'est un peu la question que vous m'aviez posée précédemment à laquelle je n'ai pas eu le temps de répondre, parce que je ne voulais pas me lancer dans un trop grand développement : j'y viens.
- De quelle façon maintenant agir ou réagir ? Tout d'abord le prochain Sommet, c'est la règle, une fois tous les trois mois, aura lieu à la fin du mois de juin. Il aura lieu en France, à Fontainebleau £ ensuite ce sera dans un autre pays, l'Irlande, c'est l'ordre alphabétique. En juin, nous allons reprendre ce dossier, ce qui veut dire que, dans quelques jours, je vais reprendre ma démarche, inlassablement. Je verrai les uns et les autres, et j'essaierai d'aboutir sur le seul point où nous avons échoué, c'est-à-dire la contribution britannique. Tous les autres ont été réglés, tous les autres, y compris l'élargissement à l'Espagne et au Portugal. Cela nous donne donc trois mois. Mais je pense qu'on ne peut pas laisser pendant trois mois la situation telle qu'elle est.\
`Suite réponse sur le rôle de la présidence française du Conseil européen`. D'autre part, il faut que les pays de l'Europe, y compris la Grande-Bretagne et même, surtout la Grande-Bretagne que je respecte au demeurant, prennent conscience que cela ne peut pas durer ainsi. Je leur lance un appel à ces pays, je l'ai fait hier à Bruxelles, pour qu'ils repensent ensemble dans une consultation qu'il faudra bien organiser, les fondements de l'Europe, parce qu'il faut que l'Europe vive. Lorsque l'on songe qu'à l'heure actuelle, les Etats-Unis d'Amérique, l'Union soviétique, des grands pays comme le Japon, d'autres encore, prennent leur place dans le monde, des places éminentes, prééminentes, et que l'Europe est de plus en plus absente alors qu'elle représente la première puissance commerciale du monde et qu'elle pourrait représenter beaucoup plus qu'elle n'est sur le -plan politique, et industriel, notamment, je pense qu'il faut que je saisisse les neuf partenaires, et particulièrement ceux qui ont fondé l'Europe. Nous étions six, à l'époque, pour que s'impose une conception qui soit vraiment européenne et non pas une sorte de vague ensemble qui conduirait l'Europe à se fondre dans la zone de libre échange dont rêvent les autres, et notamment les Américains. Voilà pourquoi je ferai tout cela dans les trois mois qui viennent.
- J'ajoute que le Conseil des ministres, c'est-à-dire le conseil qui vient juste derrière ou après le Conseil européen, s'est déjà réuni hier soir à Bruxelles. Il est chargé d'exécuter les décisions prises, et il y a beaucoup de décisions prises. Il est convoqué pour la semaine prochaine. Le conseil agricole, c'est-à-dire les ministres de l'agriculture, est également convoqué pour la semaine prochaine mardi et mercredi je crois. C'est dire que l'on ne va pas chômer, et que l'on va travailler d'arrache pied pour tirer l'Europe de l'ornière.\
QUESTION.- Mais cette réflexion, monsieur le Président, des différents partenaires de l'Europe peut-elle aller jusqu'à revoir ce qui a fondé l'Europe, c'est-à-dire le Traité de Rome ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien surtout il convient que les dix pays de l'Europe reprennent conscience que leur charte c'est le Traité de Rome, que ce Traité doit être respecté. On peut toujours modifier naturellement telle ou telle disposition, mais sur l'essentiel c'était un bon Traité, et il convient de l'appliquer. Toutes les erreurs, toutes les déviations et tous les échecs de l'Europe viennent du fait que ce Traité n'est plus respecté £ voilà pourquoi j'engagerai mon action sur ce thème.
- QUESTION.- Monsieur le Président, dans cette période d'élection européenne vous pensez qu'on peut toujours croire à l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Oui, et au rôle de la France dans l'Europe. Un rôle considérable. Le Marché commun, l'Europe des dix représente pour la France une très grande chance. Le développement de notre agriculture a connu un formidable bond en avant grâce au Traité de Rome. Nous devons nous soumettre naturellement aux disciplines qui supposent des contraintes. On ne gagne pas sur tous les terrains, il faut accepter la discipline du Traité de Rome et je garantis que la France continuera de profiter - mais le terme me déplait parce que cela va plus loin - d'être dans l'Europe une puissance déterminante, et de pouvoir disposer de grands moyens supplémentaires pour les Européens y compris, d'abord, ses agriculteurs.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous parlez des agriculteurs. Ce qui s'est passé à Bruxelles, qui manifeste la difficulté de vivre à dix, vous fait-il réfléchir sur l'adhésion de l'Espagne et du Portugal ?
- LE PRESIDENT.- Sur le -plan laitier, la difficulté de Bruxelles est venue du fait que la production de l'Europe est de 105 millions de tonnes, et qu'elle ne peut absorber pour sa consommation, pour ses exportations, ses ventes à l'étranger, que 85 millions de tonnes. Tout ce qui est en plus coûte cher, c'est ce qu'on achète aux agriculteurs et qu'ensuite on stocke. Alors, puisqu'on ne vend pas, la Communauté a estimé que le chiffre limite, disons l'excédent acceptable, absorbable, c'est 97 millions de tonnes. On est arrivé au Conseil agricole, à fixer dans un premier temps 98,8 millions de tonnes.
- Si on fait plus, comme cela ne se vend pas, c'est la crise. Et s'il n'y avait pas le Marché commun, s'il n'y avait pas l'Europe, c'est qu'il faut dire aux Français, en-particulier pendant cette campagne européenne, les prix s'effondreraient, ce serait le marché libre. Les prix agricoles s'effondreraient d'une façon dramatique provoquant des ruines puisqu'ils ne seraient pas soutenus. La loi du marché ferait que quand on produit quelque chose qu'on ne vend pas, eh bien, naturellement, on reste sur sa faim. Le Marché commun, c'est la garantie, même au prix d'un sacrifice douloureux, c'est la garantie que la production laitière continuera d'être assurée si elle reste dans les limites raisonnables de production.
- Parmi les façons d'aborder ce problème, il y en a une que j'ai bien retenue. D'abord, il faut cesser de recevoir tous ces produits américains, donc il faut des taxes sur ces produits américains, je l'ai demandé et j'ai obtenu à Bruxelles que la négociation s'engage. D'autre part, il y a des suggestions très judicieuses qui émanent des organisations syndicales, je pense en-particulier au fait que les personnes plus âgées, je ne dirai pas les personnes âgées, à-partir de 55 ans ou 60 ans, puissent disposer d'une indemnité de départ de telle sorte qu'elles cessent de produire. Cette seule différence dans la production française permettrait aux autres de vivre, disons comme ils vivaient, avant les décisions de Bruxelles.\
QUESTION.- Une dernière question, monsieur le Président. Vous partez aux Etats-Unis dans quelques instants. Vous êtes Président du Conseil européen. Au nom de cette Europe, qu'est-ce que vous allez dire au président Reagan ?
- LE PRESIDENT.- Je suis toujours, jusqu'au 1er juillet, Président de la Communauté. La Communauté existe, même si elle ne se met pas d'accord sur un certain nombre de dispositions de caractère financier. Pendant que nous parlons, les produits s'échangent, les produits industriels, les produits agricoles £ pendant que nous parlons, se développent les normes industrielles £ pendant que nous parlons, on est en-train de discuter les facilités douanières qui éviteront les embouteillages que nous avons connus. Je vois là de grands problèmes, des problèmes qui peuvent paraître petits, mais qui sont fort importants.
- La vie continue, et la vie continue à dix. Si les neuf qui se sont, non pas coalisés, se sont rassemblés pour défendre l'Europe, ont une conception plus ferme de l'Europe que le dixième, il n'empêche que c'est une Europe à dix et que cela représente, aux yeux des Américains et des autres, une réalité dont il faut tenir compte. Naturellement, l'-état de crise dans lequel nous sommes enlève un peu de percussion et de force à nos arguments. Il est difficile de dire aux autres ce que nous pensons de leur action, alors qu'ils sont en droit de critiquer la nôtre. Mais l'Europe, c'est une grande histoire. Je pourrais parler en son nom, croyez-moi, au Président des Etats-Unis sans avoir à m'en excuser. Au contraire. Et cela sera ressenti aux Etats-Unis d'Amérique qui s'inquiètent, comme moi, moins que moi, naturellement, mais qui s'inquiètent aussi du désarroi présent de l'Europe des dix.\