7 février 1984 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'issue du déjeuner offert par le conseil des ministres du Royaume des Pays-Bas, La Haye, mardi 7 février 1984.

Madame,
- Monsieur le Premier ministre,
- Mesdames et messieurs,
- Voici près de trente six ans, les 7 et 8 mai 1948, ici même, et très précisèment dans cette salle des Chevaliers où j'ai l'honneur de m'adresser à vous aujourd'hui, j'ai vu naître un grand dessein. Sous la présidence de Winston Churchill, en présence de la Princesse Juliana, huit cents délégués venus de vingt cinq pays, s'étaient rasssemblés en congrès de l'Europe `congrès européen de La Haye`. A peine sortis d'une guerre qui laissait l'Europe pantelante, comme frappée à mort, vingt ans après une autre guerre qui avait tué la jeunesse et l'espoir du siècle, pour la première fois des hommes et des femmes encore meurtris et déchirés, enveloppés de deuil et du sang des combats de la veille, juraient de reconstruire ensemble, mieux encore d'inventer l'Europe réconciliée. Oui, j'étais l'un de ceux-là. Avec ce beau printemps, la vie recommençait.
- Si je rappelle cette rencontre, ce n'est pas seulement pour célébrer un événement qui fut, je le crois, décisif pour la suite des temps, mais aussi afin de rendre hommage au rôle joué par les Pays-Bas en ce jour et en d'autres jours, pour notre commune histoire.\
De cette année 1948 à l'échec du projet de Communauté européenne de défense `CED`, en 1954, les débuts de l'Europe furent presque sans obstacle. L'ambition était là et le reste suivait. On se souvient des grandes étapes : Institution du Conseil de l'Europe, 1949, déclaration de Robert Schuman, 1950, mise en oeuvre de la CECA l'année suivante. Un moment hésitante, l'Europe reprit son élan avec la signature du Traité de Rome et la création du Marché commun en 1957. Dès lors, l'intégration de nos économies s'accéléra, la libre circulation des hommes et des marchandises devint réalité et la politique agricole commune donna à l'Europe des Six sa véritable place, dans l'agriculture mondiale. A cette oeuvre reste associé le nom de l'un des vôtre, Sicco Mansholt.
- Certes, tout au long de ce mouvement vers l'unité, la controverse ne cessa pas entre les tenants de deux visions clairement opposées. Pour les partisans de l'intégration, "l'Europe des peuples" devait dépasser la contrainte des Etats nationaux, certains prônant une démarche fédérale, en vue de créer les Etats-Unis d'Europe. Pour les autres, "l'Europe des Patries" ne pouvait ignorer le poids des nations et devait s'en tenir à une démarche confédérale, respectueuse des Etats, qui pourraient, le moment venu, s'organiser en une union encore mal définie.
- La crise ouverte le 30 juin 1965 pour que l'unanimité fût admise dans des votes autres que ceux prévus par le Traité, marqua le point culminant d'un débat que trancha le compromis de Luxembourg. A-partir de là, la direction originelle s'infléchit. Un autre visage de la Communauté se dessina, sans cependant qu'elle renonçât à demeurer elle-même.
- C'est encore à La Haye, au sommet européen des 1er et 2 décembre 1969, que furent prises trois décisions d'importance : la mise en oeuvre des ressources propres, l'union économique et monétaire, l'élargissement de la Communauté.
- A ce point de son évolution, l'Europe pouvait penser qu'elle était en passe de réussir : devenue la première puissance commerciale du monde, elle avait reconquis son rang parmi les centres de décision de la planète et prouvé que malgré Yalta, elle existait à sa manière, qui n'était ni celle des Etats-Unis d'Amérique ni celle de l'Union soviétique.\
Mais, n'ayant pas vraiment fixé son projet politique dans les années de prospérité, elle était mal préparée à affronter l'adversité. Celle-ci survint avec le premier choc pétrolier. En 1973 - 74 `1974` l'Europe des neuf hésita, tergiversa et quand, à la croissance économique ininterrompue qui lui avait tenu lieu de support, succéda la crise, le doute s'installa.
- En dépit d'initiatives comme celles qui aboutirent à la création du Conseil européen, à l'élection du Parlement européen au suffrage uiversel, à l'élargissement au Royaume-Uni, à l'Irlande, au Danemark, puis à la Grèce, les difficultés qui, en d'autres circonstances auraient du renforcer la volonté commune, l'amenuisèrent peu à peu. Les querelles d'experts se multiplièrent. L'opinion se découragea. Chaque gouvernement usa son énergie dans la -défense des intérêts acquis, des revendications particulières, des calculs purement comptables. L'Europe se mit à ressembler à un chantier abandonné.
- Cette histoire, brièvement résumée, souligne que la situation présente ne découle pas du hasard mais d'une lente dégradation des volontés. C'est le reflux de l'Europe, au-cours des dix dernières années, qui a conduit à cette accumulation de contentieux dont les dix Chefs d'Etat et de gouvernement ont pris la mesure à Stuttgart `conseil eurpéen le 17 juin 1983`. Le compromis d'ensemble qu'ils ont ébauché à Athènes `conseil européen les 5 et 6 décembre 1983` et qui s'appuyait sur le document très sage proposé par M. Andréas Papandréou n'a pu compenser la somme des mésententes. Le Conseil européen de Bruxelles, en mars, constitue maintenant la prochaine échéance. Il convient de s'y préparer.
- A cette fin, j'ordonnerai mon exposé autour de trois questions : comment régler les contentieux ? Pour quel nouveau départ ? dans quelles perspectives ? Ces questions sont liées. C'est en les considérant dans leur ensemble et sous tous leurs aspects, technique, commercial, économique, social, culturel, politique, qu'une réponse s'imposera. Tout accord devant comporter des concessions mutuelles, des sacrifices pour chacun, l'essentiel sera que le partage soit en fin de compte équitable et que l'on sache bien, de part et d'autre, à quoi il sert.\
Comment régler les contentieux ?
- Partons d'une évidence : les ressources financières de la Communauté `CEE` sont limitées et nous nous devons de les gérer le mieux possible. Or, les crédits n'ont pas toujours été utilisés de façon rationnelle et, en l'absence d'orientations précises, certaines politiques ont été victimes de leur propre succès. Je pense à la politique agricole. Grâce au Traité `Traité de Rome` qui lui, a réservé, à juste -titre, une place éminente, elle a assuré la survie et permis le développement d'un secteur capital pour nos économies, l'équilibre de nos sociétés, la puissance et le rayonnement de l'Europe dans le monde. Mais il n'est écrit nulle part qu'on laissera les productions s'accroître sans se soucier des débouchés. C'est pourtant ce qui se passe. Résultat : trop d'excédents bloquent la machine communautaire. Impossible de faire l'impasse là-dessus, fût-ce en se demandant pourquoi tant de produits américains ont accès libre à notre marché, pourquoi tant de produits européens ne jouissent d'aucune garantie, pourquoi la vocation exportatrice des Dix n'ose pas s'affirmer. Après tout, la Communauté reste globalement déficitaire pour sa consommation agro-alimentaire.\
Analysant ces contradictions et cherchant à les résoudre je suis naturellement conduit à définir les règles hors desquelles, selon moi, l'Europe continuera de s'égarer.
- Première règle : la maîtrise de la croissance budgétaire. Le Traité de Rome en son article 203 détermine selon des paramètres fixes et d'une année sur l'autre, le taux maximum de croissance des dépenses non obligatoires. S'imposer cette discipline dans le respect des droits du Parlement et de la Commission et l'étendre à l'ensemble du budget permettra d'aborder dans un tout autre esprit les problèmes en suspens, notamment de la contribution britannique et de la pleine participation de chaque Etat à la couverture des dépenses.
- La deuxième est que l'augmentation - indispensable - des ressources propres doit accompagner la gestion plus rigoureuse des ressources actuelles. On traitera de la sorte de façon constructive des problèmes comme l'apurement progressif des excédents agricoles, l'extension de garanties communautaires aux produits méditerranéens, de même que l'on évaluera plus précisément le coût des politiques nouvelles et de l'élargissement à douze.
- La troisième règle qui commande la construction européenne elle-même n'aurait pas besoin d'être rappelée si l'on n'avait pris l'habitude d'y manquer : l'unité du marché et son double, la préférence communautaire. Ce retour aux sources facilitera le démantèlement rapide des montants compensatoires monétaires. Ceux-ci faussent en effet les mouvements naturels du commerce et condamnent injustement des centaines de milliers d'agriculteurs à la détresse et à l'angoisse. Ils sont franchement insupportables lorsqu'ils pèsent sur des productions animales qui ne font pas l'objet d'interventions communautaires et qui dépendent exclusivement des "produits de substitution", façon élégante de désigner les aliments américains qui pénètrent massivement sans taxe dans la communauté. Il faut s'y préparer : la fixation des prix agricoles pour la campagne prochaine, entraînera de facto, un démantèlement qui devra aller bientôt à son terme.
- Un mot encore sur l'élargissement à douze. Je souhaite que l'Europe accueille l'Espagne et le Portugal, et qu'elle le leur dise sans tarder. Personne n'a le droit de tourner le dos à l'Histoire. Une discussion sérieuse, respectueuse des intérêts en présence - on me pardonnera si j'évoque à ce propos les inquiétudes de nombreux producteurs de France - évitera les faux-semblants dont la communauté a souffert lors des élargissements précédents. On imagine aisément que, dans l'exercice de mes fonctions de Président de la Communauté et de Président de la République française, j'y veillerai avec un soin particulier.\
Ces suggestions, j'ai commencé et je continuerai de les soumettre à nos partenaires afin de parvenir, d'ici au 19 mars `Conseil européen à Bruxelles` du moins tels sont mes voeux, aux solutions conformes à l'intérêt commun. J'irai les proposer dans toutes les capitales et je recevrai avec joie ceux qui désireront m'en parler à Paris. Dans le même temps, se dérouleront aux dates prévues des travaux du Conseil des ministres et des conseils spécialisés. Mon rôle aura été de préparer les décisions qui restent du ressort des chefs d'Etat et de gouvernement réunis en assemblée plénière.
- Je ne saurais cependant trop insister dès maintenant sur l'urgence d'un accord. Qu'il n'y ait plus d'argent disponible dans la caisse commune est déjà chose fâcheuse. Plus grave est à mes yeux le fait que c'est l'esprit même de l'Europe qui se perd. Quand personne n'y croira plus, il sera bien temps de mesurer l'ampleur de ce qui apparaîtra alors comme une faute majeure contre les valeurs de civilisation qui sont nôtres. Je ne puis y croire. Ici, comme en d'autres lieux, je perçois le réveil de l'espérance européenne. Soyons-en convaincus, ayons confiance en nous : le règlement des contentieux est à notre portée.\
Mais pour quel nouveau départ ?
- Le Marché commun est né et a prospéré dans les derniers développements de la deuxième révolution industrielle, mais il n'a pas encore tiré parti de la troisième.
- Pour cela, l'Europe a besoin d'un élan intellectuel vigoureux, d'un tissu industriel rénové et de l'appui d'entreprises mobiles et créatrices. Ne lésinons pas. Encourageons les initiatives tentées par la Communauté, mais s'il le faut aussi, à trois, à quatre, à six £ bref, entre ceux que cela intéresse. L'enjeu est immense : notre continent, berceau de la civilisation technique, pourra-t-il assumer le choc en retour de ses propres inventions et reprendre sa place, la première ?
- Nous disposons de tous les moyens, mais ils sont mal coordonnés. Chacun poursuit son propre objectif, donnant trop souvent la primeur à la coopération avec les principaux concurrents de l'Europe, alors que la préférence communautaire est, ou devrait être, la règle d'or de notre association. Définissons une stratégie pour chacun des grands secteurs d'avenir, informatique, télécommunications, biotechnologie, infrastructures de transports, lançons des ententes entre les entreprises européennes sur le modèle du programme "Esprit", ouvrons les marchés publics, intensifions les échanges de chercheurs, agissons contre le protectionnisme des autres grandes puissances industrielles, mettons en place un espace européen de l'industrie et de la recherche. Si nous y parvenons, nous ferons, en quelques mois, des avancées considérables comme avant nous, Robert Schuman et Jean Monnet. Le défi est de même taille. Notre Europe, qui a commencé avec l'alliance du charbon et de l'acier `CECA`, connaîtra un nouveau départ avec l'électronique et la biologie. Nos peuples, qui pressentent que notre existence en tant que civilisation en dépend, nos peuples le comprendront.\
Ce n'est pas tout. Rien de durable ne se fera dans ce domaine sans la participation active du monde du travail. Mais à condition que l'Europe accepte de s'attaquer sans relâche au chomâge. Je l'ai dit à Bonn l'an dernier devant le Bundestag, et je répète devant vous avec la même conviction, l'Europe n'a pas d'avenir si la jeunesse n'a pas d'espoir. Or, il n'y aura adhésion durable du monde du travail à l'Europe que si ses millions de chômeurs retrouvent la dignité et la réalité du travail. Un espace social européen y contribuera grandement autour de quelques idées simples : l'aménagement concerté de la durée du travail, l'accélération et généralisation de la formation-emploi, développement des protections sociales, statut des travailleurs européens.\
Mais l'Europe n'est pas une manufacture. Alors que jamais les possibilités d'échange et de création n'ont été aussi grandes, alors que la puissance des médias modifie nos manières de vivre, d'imaginer et de sentir, accepterons-nous sans réagir le déferlement d'images venues d'ailleurs ? Cette question vaut d'être posée à l'heure des vidéo-cassettes, des satellites et réseaux câblés qui vont décupler les moyens de la communication entre les hommes. Dépêchons-nous de remplir l'espace culturel européen où se multiplieront les productions communes.\
Nombreuses sont aujourd'hui les voix qui s'élèvent un peu partout en faveur d'une défense européenne. Le surcroît de puissance des deux plus grands `Etats-Unis ` URSS`, l'échec de leurs négociations sur le désarmement, les tensions qui s'ensuivent, la détention par cinq Etats de l'arme nucléaire, l'effacement de l'Europe en tant que force capable de desseins autonomes, ont avivé les nostalgies et créé un besoin dont on ne peut pas mésestimer l'ampleur.
- Ce besoin me paraît fondé, l'ambition qui s'y greffe est intuition de l'avenir, mais un examen honnête de la question conduit aux réflexions que voici : dans l'-état présent des choses, l'Europe reste partagée entre la sécurité qui existe et la sécurité qu'elle espère. Nul doute qu'elle choisisse la première, l'Alliance atlantique n'est pas près de se voir supplantée par une alliance européenne. Cela tient au fait qu'aucune force militaire n'est en mesure de se substituer à l'arsenal américain.
- La France en tout cas n'usera pas de sa capacité nucléaire autrement que pour sa stratégie propre de dissuasion et l'Europe dans son ensemble ne prendra pas le risque de se trouver à découvert. Certes, les relations militaires franco - allemandes, en application du Traité de l'Elysée, demeurées lettre morte sur ce point pendant plus de 20 ans, ont pris un nouveau tour. On s'informe, on se concerte, on harmonise les démarches. De même avec la Grande-Bretagne. Mais la France n'a pas caché à ses alliés qu'hors la protection de son sanctuaire national et des intérêts vitaux qui s'y rattachent, elle ne saurait prendre en charge la sécurité de l'Europe. Pour des raisons stratégiques et pour des raisons de politique internationale qui résultent de la dernière guerre, la décision d'emploi de l'arme nucléaire française ne peut se partager.
- Le champ reste vaste cependant qui nous permettra d'organiser notre sécurité. Non seulement par les armements conventionnels mais aussi par les nouveaux moyens qui vont faire irruption sur la scène du globe. Il faut déjà porter le regard au-delà du nucléaire si l'on ne veut pas être en retard sur un futur plus proche qu'on ne le croit. Je ne citerai qu'un exemple : celui de la conquête spatiale. Que l'Europe soit capable de lancer dans l'espace une station habitée qui lui permettra d'observer, de transmettre et donc de contrarier toute menace éventuelle et elle aura fait un grand pas vers sa propre défense. Sans omettre les progrès du calcul électronique et de la mémoire artificielle, ainsi que la capacité déjà connue de tirer des projectiles qui se déplacent à la vitesse de la lumière. Une Communauté européenne de l'espace serait, à mon sens, la réponse la mieux adaptée aux réalités militaires de demain.\
Enfin pour quelle perspectives ? Telle est, mesdames et messieurs, la troisième et dernière question que je me pose à moi-même en vous la posant. J'ai la profonde conviction que les contentieux ne seront pas réglés et qu'il n'y aura pas de nouveau départ si l'Europe néglige ou craint de se doter d'un projet politique. C'est là que mon interrogation sur une défense commune prend tout son sens : peut-on imaginer un pouvoir militaire - et quel pouvoir ! - indépendant d'un pouvoir politique ?
- Le moment est venu d'accorder à nos institutions une cohérence qui leur manque. Ainsi le Conseil des ministres serait-il bien inspiré en épargnant aux Chefs d'Etat et de gouvernement le disparate des décisions qui relèvent du quotidien. On éviterait de la sorte un encombrement dommageable qui a nui aux sommets de ces dernières années. Les experts que l'on avait cru écartés de l'ultime délibération, rentrent par les fenêtres, récupèrent victorieusement leurs dossiers et disent le dernier mot.
- Pour empêcher la prolifération des instances, la dispersion des efforts et la rotation abusive des responsabilités, je verrais également avec faveur les Dix instituer un secrétariat permanent selon la formule présentée par le chancelier Kohl lors du Conseil européen de Stuttgart.\
Une active concertation entre l'Assemblée `Assemblée parlementaire européenne` et le Conseil des ministres en-matière de politique internationale, avec le concours de la commission `commission européenne`, serait aussi la bienvenue. Mais j'arrête là. Depuis qu'elle existe la Communauté `CEE` a maintes fois adopté d'intéressantes résolutions sur des sujets tels que les droits de l'homme, la CSCE, le Moyen Orient, l'Afghanistan, l'Amérique centrale, l'Afrique australe, les relations Est - Ouest, les pays en voie de développement, j'en passe. Qui niera que les accords de Lomé soient l'une de ses plus grandes réussites ? Peu à peu sa conscience politique se précise. Elle doit aller plus loin. Nous attendons désormais de l'Europe qu'elle nous aide à donner un sens à ce monde. Faite de tant de découvertes, d'inventions, d'épanouissements, mais aussi de ruptures et de déchirements, l'Europe peut prétendre nous apporter, et aux autres, avec nous, un message de raison et d'espoir dans la capacité de l'homme à organiser son destin.\