6 février 1984 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'issue du dîner de gala offert au Palais Royal par Sa Majesté la Reine Béatrix des Pays-Bas et par Son Altesse Royale le Prince Claus des Pays-Bas, Amsterdam, lundi 6 février 1984.

Madame,
- Nous voici au soir de la première journée de notre visite aux Pays-Bas. Depuis ce matin, à Amsterdam, nous avons pu, ma femme et moi, apprécier le caractère de l'accueil hollandais, la richesse et l'intérêt de nos premiers contacts. Notre amitié, vous l'avez dit, est de tradition ancienne. Conçue en pleine clarté, elle ne peut se contenter de couver la cendre. Elle doit s'exprimer avec éclat et cette visite en est l'expression.
- Le chassé-croisé de Descartes et de Huygens restera le symbole de ces échanges intellectuels si féconds entre nous. Et nous sommes ici pour entretenir et raviver une amitié à ce point naturelle que, deuuis trente ans, aucun chef d'Etat français ne s'était rendu en visite officielle aux Pays-Bas. Renouons aujourd'hui avec une tradition qui n'aurait pas dû s'interrompre. Que dire qui ne l'ait été sur la profusion et la qualité des livres sortis des presses des Pays-Bas entre le 16ème et le 18ème siècles et sur les idées dominantes qu'ils ont véhiculées ? Il faut pourtant rappeler leur rôle essentiel dans l'épanouissement à travers l'Europe de nos cultures. A la même époque, votre peuple, en même temps qu'il affinait l'art des controverses théologiques, instaurait l'esprit de tolérance qui attira dans vos provinces proscrits et persécutés. Vous y avez gagné ce que nous avons perdu, et beaucoup de foyers de langue et de culture françaises se sont ainsi constitués. Que votre Majesté ait eu la délicate attention de prononcer son allocution en Français montre bien, s'ajoutant à une courtoisie à laquelle nous sommes très sensibles, que cette volonté se perpétue.\
L'économie de la France s'est quant à elle enrichie durant des siècles de l'apport de vos techniciens, artisans d'art notamment dans le textile et les grands travaux hydrauliques, à l'incitation de Colbert et de ses successeurs et ces échanges de la France et des Pays-Bas et des Pays-Bas et de la France ont permis d'apporter au début de l'histoire moderne une riche contribution à la civilisation de l'Europe. Mais quelle que soit leur importance, ils ne rendent que faiblement compte de l'immense capital historique qui nous est commun, en-particulier depuis que nos deux peuples ont affronté ensemble une hégémonie menaçante. Ce goût de la liberté marque en-particulier les peuples maritimes, mais je pense qu'en France toute province s'y reconnait.
- Des causes plus personnelles se sont ajoutées à celles-ci. On connaît bien peu d'exemples comparables à l'entente qui s'est formée au 16ème siècle entre votre famille, madame, et celle de quelques grandes familles françaises, et je pense aux Albret-Bourbon. Contact qui ne fût pas rompu. Henri de Navarre devenu Roi de France et Maurice de Nassau ont poursuivi leur lutte en commun comme quoi la voie était bien tracée de longtemps, elle ne devait pas se fermer.
- Je pourrais ainsi multiplier les exemples. On révère toujours dans votre famille, madame, la mémoire de l'Amiral de Coligny. Le monument qui lui a été élevé à Paris à la fin du siècle dernier par un comité de protestants et de catholiques a été visité par vos illustres grand-mère et mère le 2 juin 1912. La Reine Wilhemine déposa devant ce monument une couronne de laurier nouée d'une écharpe orange portant la devise de l'Amiral "je les épreuve tous" et celle de Guillaume que l'on retrouve constamment "je maintiendrai". Soixante ans plus tard la Reine Juliana, que j'ai été si heureux de pouvoir rencontrer aujourd'hui, se recueillit dans ce même lieu à l'occasion du quatrième centenaire de la triste Saint-Barthélémy. Ces souvenirs, madame, communs à deux de nos peuples, ne méritent-ils pas de se perpétuer quel que soit le drame d'origine dès lors qu'il a été dominé ? C'est dans cet esprit que je suis parmi vous. Le moment m'a semblé venu de resserrer nos liens très réels mais distendus au fil des ans. Tel est pour moi, pour nous, ces Français qui sont vos invités, le sens de notre voyage.\
Vous dire, madame, que j'entends donner pour ma part un essor nouveau à nos relations bilatérales serait me répéter. Mon gouvernement vous l'avez rappelé a pris en ce qui concerne la pollution du Rhin des positions définitives. Vous avez bien voulu nous en remercier. Ce n'était qu'une politesse de plus, nous aurions dû le faire depuis longtemps. Puisque la parole de la France était engagée, j'ai voulu la tenir. Puisque vous parliez du Rhin, il vous restera, il nous restera à s'intéresser à d'autres produits que le sel de potasse si l'on veut en finir avec tous les poisons qui se déversent chaque jour d'un peu partout dans notre fleuve. Je veux dire par là que la France a pris dans cette affaire figure de symbole. Le symbole est derrière nous, il reste encore quelques problèmes à résoudre qui ne viendront pas de mon pays car la parole tenue sera maintenue et dans les délais prévus, je veillerai personnellement à ce que cet obstacle, à ce que nos relations connussent un meilleur climat, disparaisse à jamais.\
Vous avez évoqué quelques grands problèmes qui sortent de l'échange purement bilatéral, bien qu'après tout le fait d'avoir quelques idées communes sur la marche du monde est aussi une façon de procéder à un rapprochement. Je n'ai rien à ajouter à l'énumération que vous en avez faite. Le service du droit, du droit international £ cela m'a conduit à vous indiquer qu'en tant qu'étudiant j'avais consacré mes premiers efforts de réflexion, sans doute très insuffisants, à l'oeuvre de Grossius et je m'étais passionné pour cette école juridique qui a fondé pour une large part le droit international. Oui, le service du droit, les Pays-Bas n'y manquent jamais. Première application de ce droit, vous l'avez encore indiqué : les pays en voie de développement, leurs angoisses, leurs misères, l'abandon où ils sont tenus. Je me permettrai à cet égard de rappeler que la France est l'un des rares pays du monde, non seulement à n'avoir pas diminué comme d'autres plus grands encore leurs aides et leurs -concours aux institutions internationales, mais encore à les avoir accrues. Les chiffres ne sont pas inutiles. Je pense à ceux-ci alors que notre budget connaîtra cette année qu'une progression de 6,5 %, notre participation aux aides internationales s'accroîtra de 14 %.\
D'autres causes encore exigent notre adhésion, notre service actif et résolu : l'Europe assurément. J'ai d'ailleurs eu la chance de pouvoir mêler à cette visite d'Etat une responsabilité qui est mienne provisoirement pour six mois, il en reste même pas cinq, et qui doit tendre, voyez quelle sera l'ampleur de l'effort, à concilier ce qui n'a pu l'être pendant les années précédentes.
- L'espoir européen est retombé, l'élan a été brisé et pourtant je sens comme un éveil, faute peut-être pour la jeunesse d'avoir beaucoup de causes à servir.
- Puis le sentiment d'une faiblesse de chacun de nos pays devant les empires et les forces nouvelles qui s'emparent des places modernes. Songeons que cinq pays : l'Allemagne fédérale `RFA`, la Grande-Bretagne, l'Italie, les Pays-Bas, la France consacrent plus de crédits à leur recherche fondamentale et appliquée que le Japon et qu'à intelligences pour le moins égales, à cultures égales, à ce qui pourrait être technique égale, nous sommes si loin derrière dès lors qu'il convient de produire et de vendre, et donc de s'assurer une présence là où l'histoire aujourd'hui le commande !
- Que d'occasions manquées ! L'Europe par cette construction originale, sous la domination même du partage de Yalta pour employer une expression connue qui ne correspond pas exactement à la réalité historique, mais qui dit bien ce qu'elle veut dire, avait réussi à se donner une figure et à assurer sa présence. Elle le peut encore, cela dépend de nous, de vous, des autres. C'est à quoi je m'attache puisque j'en ai la charge.
- J'ai pu, à plusieurs reprises, particulièrement au-cours de cette journée, confronter avec les responsables de votre gouvernement nos idées, rapprocher nos moyens, unir nos volontés pour tisser la trame nouvelle, si nécessaire au devenir européen.\
Nous sommes heureux, madame, et vous, monseigneur, nous sommes heureux, madame et vos enfants ici présents, d'avoir pu servir, je l'espère en tout cas, une amitié que je voudrais vivante. Nos deux peuples se connaissent mal et se comprennent assez peu, c'est le poids d'une histoire qui vous a orientés autrement que nous-mêmes, je veux dire orientés sur le -plan de la géographie. Mais tout dans l'histoire devrait nous rapprocher et nous a rapprochés quand c'était grave, quand la cause était belle, quand il s'agissait de liberté, d'identité. Alors plutôt que d'attendre quelques occasions séculaires pour se dire ce que nous nous disons, essayons de tracer un chemin quotidien qui fera qu'on ne parlera plus la prochaine fois des tiers de siècle qui nous séparent.
- Je souhaite, madame, à votre famille et à votre peuple, le bonheur et la réussite qu'il mérite. C'est un grand peuple que le vôtre. Je me souviens d'avoir écrit, puisque vous avez bien voulu flatter cette faiblesse qui consiste à citer des textes personnels, il y a bien longtemps, c'est-à-dire il y a vingt-deux ans, que parmi les trois ou quatre peuples qui n'étaient pas les grandes puissances et qui pouvaient servir de modèles à l'effort humain en ce XXème siècle, se trouvait le peuple néerlandais. J'y voyais la preuve qu'il n'était pas nécessaire d'avoir tous les attributs de la puissance pour parvenir à dominer son temps et à projeter dans l'avenir des idées fécondes.
- Une présence matérielle et spirituelle qui compte tout autant que les plus illustres, tout autant que celles qu'incarnent des peuples plus nombreux.
- Voilà pourquoi il m'est facile à mon tour de lever mon verre, geste traditionnel, qui sera porteur des voeux que je forme pour votre personne, pour les vôtres, pour les citoyens des Pays-Bas, pour notre Europe et pour le monde qui a tant besoin d'être servi.
- A votre santé, madame,
- Vive les Pays-Bas !\