6 février 1984 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à la Maison Descartes, Amsterdam, lundi 6 février 1984.

Mesdames et messieurs,
- Dans ce voyage aux Pays-Bas, la Maison Descartes représente à mes yeux une étape privilégiée. C'est en 1933, il y a donc 50 ans et un peu plus, ce fut un acte justifié que d'associer le souvenir de René Descartes à l'Institut français d'Amsterdam pour rappeler nos parentés intellectuelles et promettre de les honorer dans les années à venir.
- Pourtant, la culture néerlandaise et la culture française reflètent d'abord deux mondes différents. D'un côté, les marges de la latinité, la Méditerranée, de l'autre les premiers horizons septentrionaux, tournés vers l'Atlantique et la mer du Nord. Rien en vérité n'était, au départ, particulièrement propice au dialogue entre nos deux nations.
- Elles se sont souvent ignorées en effet. Observées de près, elles montrent pourtant qu'elles ont établi entre elles des traditions d'échanges qui ont marqué pour le meilleur notre contribution commune.
- De cette tradition, Descartes fut un témoin et quel témoin parmi tant d'autres. Vous vous souvenez qu'il vint ici fuyant la France et les tracasseries de la censure, chercher le havre propice à sa méditation. Il y trouva beaucoup plus, un accueil incomparable qui le retint plus de vingt ans, une effervescence intellectuelle favorisée par la liberté d'expression, alimentée à ces sources vives que sont, aujourd'hui encore, vos grandes universités. Il y trouva enfin l'humanisme et ce regard de l'esprit qui porte au-delà des frontières. Au demeurant, Descartes a rendu à votre pays le plus insigne hommage en publiant chez vous, à Leyde, en 1637, l'un des plus fameux ouvrages de l'histoire de la pensée, son Discours de la Méthode.\
La langue française eut pendant des lustres le redoutable privilège d'être en Europe l'instrument qui a permis aux dirigeants et aux peuples de dialoguer. Privilège redoutable car comme toute suprématie, il allait être exposé aux remises en questions, aux discussions, à des reculs parfois compensés par de nouvelles avancées. Et si les choses ont changé, je suis pour ma part convaincu que l'équilibre de l'Europe passe par le maintien de cette connaissance mutuelle qui nourrit les cultures surtout dans un pays comme celui-ci qui est un carrefour. Si la langue néerlandaise est liée aux langues germaniques et anglo-saxonnes, la relation entre votre pays et celui du sud de l'Europe a de tout temps été favorisée par la diffusion de ce côté du Rhin de notre langue. C'est elle qui jeta, jusque dans l'Europe d'Eddy du Perron, ce pont vital qui relie les rives de nos deux mondes.
- Je pense que l'avenir demandera aux jeunes néerlandais de rester à l'écoute de la France. Plus nombreux qu'on ne le croit sont ceux qui visitent notre pays, qui se pénètrent de nos cultures voire de notre langue. Ils enrichissent le lien historique entre le Nord de l'Europe et le monde latin, gage de fécondité renouvelée pour notre bien vieux continent.
- Je sais que vous êtes nombreux, j'allais dire tous ici puisque vous êtes ici, résolus à conserver au Français sa place réelle. La France en vaut la peine je le suppose ? Je pense en-particulier aux universitaires qui se consacrent à l'étude du Français, aux associations de professeurs de Français du secondaire, aux 37 comités de l'Alliance française et aux 51 ambassadeurs qui se sont joints à-titre personnel au représentant de mon pays pour créer un prix littéraire destiné à promouvoir la langue française dans la jeunesse des Pays-Bas.\
De son côté le gouvernement de la France se préoccupe de voir enseignée et étudiée votre langue dans nos écoles et universités. Notre ministre de la culture `Jack Lang` est parmi nous, il a pris note de toutes ces demandes. Il faut aussi penser à ce que des traductions, comme c'est le cas de ce dictionnaire qui permet l'apprentissage des deux langues, soient diffusées au maximum dans des formes appropriées aux grandes oeuvres créatrices de nos formes d'esprit.
- Dans quelques pays du monde je me suis beaucoup inquiété de ces problèmes, fâché quelquefois de l'insuffisance de notre action, de cette sorte de coupure qui s'opère entre la France, sa langue et les autres, faute de disposer de l'instrument qu'est le livre traduit. Nous avons maintenant un instrument nouveau qui est la télévision. Vous savez qu'est née au début de cette année une nouvelle chaîne de télévision francophone dite de TV 5, créée en collaboration avec les télévisions belge et suisse et composée de programmes venus de nos trois pays, vous savez aussi que des téléspectateurs néerlandais reçoivent des émissions en français. Que puis-je espérer sinon que leur nombre aille croissant ?\
On commence par Descartes, on finit avec lui. C'est de la bonne rhétorique. Je le cite donc "quel autre lieu pourrait choisir au reste du monde où toutes les commodités de la vie et toutes les curiosités qui peuvent être souhaitées soient si faciles à trouver que celui-ci" ? écrivait-il d'Amsterdam à ses amis restés en France. Commodités, curiosités, ce sont là des traits qui demeurent. L'effigie de Descartes est une image faste au fronton de cette maison. J'ai été heureux de pouvoir vous dévoiler cette plaque du cinquantenaire. Les habitants des Pays-Bas et de la ville d'Amsterdam, autour de vous madame, vous monsieur, qui êtes venus par sympathie et aussi par connaissance de notre langue et de notre culture c'est vous qui portez le flambeau. Sans vous, quel moyen aurions-nous de perpétuer ce qui nous paraît être à nous Français le meilleur de nous-mêmes. C'est là que se forge et que s'enrichit l'amitié véritable, qu'elle trouve son explication, qu'elle reçoit sa substance. Il n'est pas possible qu'à la longue cet effort ne reçoive pas sa récompense et que le Français ne retrouve pas le rang qu'il mérite. Langue des cours ou des aristocraties, le Français peut être aussi langue des peuples même s'il est moins commode de l'approcher que d'autres langages. N'ayons pas d'ambitions paraissant excessives, cherchons seulement à donner aux esprits la nourriture qu'ils réclament.
- Les quelques instants passées avec vous, mesdames et messieurs me permettent de penser avec espoir que dans ces murs, les murs de cette maison en plein coeur d'Amsterdam, se fabriquent pour demain bien des objets de diffusion, de création, bien des moyens d'expression, bien des pensées nouvelles, bien des formes modernes qui feront de ce dialogue entre les Pays-Bas et la France un trait de culture que beaucoup envieront. Je vous remercie.\