24 décembre 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien accordé par M. François Mitterrand, Président de la République, à la télévision japonaise NHK, sur la situation internationale, Paris, samedi 24 décembre 1983.

QUESTION.- En premier lieu, monsieur le Président, c'est sur les politiques diplomatiques et les fondements des politiques diplomatiques de la France que nous aimerions vous interroger, vis-à-vis de l'Union soviétique et vis-à-vis des Etats-Unis d'Amérique. Quels sont donc les fondements des politiques diplomatiques françaises ?
- LE PRESIDENT.- Ce serait bien long que de revenir sur une histoire qui porte, dans certains cas, sur plusieurs siècles. Il y a en effet des traditions, des usages, des amitiés et des alliances qui ont parfois changé au-cours des temps, mais qui donnent à la France d'aujourd'hui une certaine place en Europe et dans le monde. Et si nous gardons notre entière indépendance de jugement par -rapport aux événements actuels, nous n'en restons pas moins très sensibles à la continuité de quelques principes fondamentaux. C'est ainsi que, par -rapport à l'Union soviétique, nous n'oublions pas que la Russie et la France ont très rarement, dans l'histoire, été antagonistes, rivaux, en guerre - très rarement... Il existe une solide amitié entre le peuple russe et le peuple français. C'est donc avec beaucoup de circonspection et de prudence que je m'exprime, lorsque je dis au gouvernement de l'Union soviétique, qu'il fait fausse route sur tel ou tel événement.
- Le problème présent a été posé par l'installation en Europe de très nombreux missiles, dits "euromissiles" ou "missiles à portée intermédiaire", c'est-à-dire que ces missiles peuvent atteindre n'importe quelle partie de l'Europe occidentale, mais ne peuvent pas traverser l'Atlantique. Ce qui veut dire que ces armes n'ont d'utilité que par -rapport et à l'encontre des pays de l'Europe occidentale.
- Comme il existe, d'autre part, un équilibre à peu près établi entre les forces stratégiques des Etats-Unis d'Amérique et de l'Union soviétique, c'est-à-dire entre les armes capables de traverser l'Atlantique, qui peuvent atteindre directement le sanctuaire national de l'une ou l'autre des deux plus grandes puissances, ce supplément d'armes en Europe, qui ne peut atteindre les Etats-Unis d'Amérique, cause un déséquilibre dangereux. Et j'ai toujours dit, à l'Union soviétique, qu'elle devait modérer cette forme d'armement, l'arrêter et si possible même, la réduire.\
C'est dans ce contexte que les pays de l'OTAN, au commandement militaire intégré, organisation à laquelle la France n'appartient pas, ont estimé devoir rétablir l'équilibre détruit par l'installation, à leur tour, d'euromissiles, situés sur le sol de plusieurs pays d'Europe occidentale - soit sous la forme de fusées "Pershing", soit sous la forme de "missiles de croisière". Je ne souhaitais certes pas cette installation, mais à la condition que l'Union soviétique renonçât au déploiement déjà réalisé de ces fusées SS 20. C'était d'ailleurs le sujet de la discussion, de la négociation entre les Etats-Unis d'Amérique et l'Union soviétique à Genève. A Genève, il y a plusieurs négociations, mais celle qui est devenue la plus récente, la plus actuelle, la plus brûlante, c'est celle qui touchait à ces forces dites "intermédiaires", à ces euromissiles.\
A cette conférence de Genève, seuls participent les deux pays que je viens de citer £ la France n'y est pas, elle. Elle n'avait pas été invitée. Elle n'a pas non plus à s'y rendre. Aussi a-t-elle été très surprise d'entendre l'Union soviétique proposer que la force nucléaire française soit comprise dans le calcul d'équilibre entre les Etats-Unis d'Amérique et l'Union soviétique. Pourquoi, eh bien pour beaucoup de raisons et j'en ferai l'économie. Surtout parce que les armes françaises ne sont pas des euromissiles, c'est-à-dire qu'elles n'ont pas le même caractère, elles ne répondent pas au même type d'armement que les armes dont discutent les deux grandes puissances. Un exemple : 80 sur 98 des fusées françaises actuelles sont sur des sous-marins. Ces sous-marins voyagent à travers toutes les mers, ils ne sont pas spécialement européens. On demande aux Français d'apporter leurs sous-marins sur la table des négociations, autour de laquelle ne sont que deux pays étrangers, lesquels deux pays n'apportent pas leurs propres sous-marins sur la même table de négociation. Cela fait deux absurdités, d'une part, un pays ne peut pas consentir à des pays étrangers son programme d'armement sans être lui-même mêlé à la négociation - ce que d'ailleurs nous ne désirons pas - et d'autre part, quand on discute d'armement, on discute des mêmes armements. Ou alors on ne discute pas.
- Bon, maintenant ces choses sont pratiquement dépassées puisque, comme vous le savez, la négociation a échoué. Et j'ai toujours dit, et je continuerai à le dire, que la France reste disponible pour toute négociation utile.
- Cela ne veut pas dire qu'elle compte réduire son armement, car la différence est immense. L'Union soviétique et les Etats-Unis d'Amérique disposent, pour chacun d'entre eux, d'environ 9000 charges nucléaires, nous, 98. C'est suffisant pour assurer notre défense. Nous disposons d'une force de dissuasion nationale, autonome, qui ne dépend que de mon commandement et de personne d'autre, même pas de nos alliés et qui - le chiffre que je viens de citer suffit pour le comprendre - ne peut assurer - ce qui est déjà suffisant - on n'a pas besoin d'autre chose - nous ne sommes pas une nation belliqueuse - que notre sécurité, notre indépendance, notre survie.
- Donc, il faudrait que les deux plus grandes puissances réduisent considérablement leurs armes stratégiques avant que l'on ne songe même à demander à un pays comme la France ou à un pays comme la Grande-Bretagne, qui a 64 charges nucléaires, de participer utilement à une discussion sur ce point. Mais, il n'empêche que la France souhaite une réduction des armements au niveau le plus bas possible et soutiendra et encouragera tous ceux qui feront des propositions sérieuses dans ce sens, aussi bien l'Union soviétique que les Etats-Unis d'Amérique. L'Union soviétique avec laquelle - cela se relie aux déclarations que j'ai faites pour commencer sur l'amitié du peuple russe et les bonnes relations de nos deux pays, d'une façon générale - je pense que la France, qui a montré sa fermeté dans cette discussion, peut aussi contribuer à la détente nécessaire. Voilà une explication parmi d'autres.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous venez au fond de mettre l'accent sur deux choses fondamentales : le maintien de la sécurité et son importance pour vous, l'indépendance aussi et son importance pour vous. Ces derniers temps, pour prendre un exemple conjoncturel et de circonstance peut-être, on a l'impression que la France et les Etats-Unis se rapprochent, s'entendent mieux, c'est comme cela que l'on perçoit les choses de l'extérieur. Si l'on prend cet exemple conjoncturel, de circonstance, de la Grenade : est-ce que, lorsque les actions américaines attirent, appellent de votre part une réaction que l'on peut schématiser, pour la résumer, disons, correspondre à un non, est-ce que ce non reflète parfaitement, d'une certaine manière, la diplomatie française et sa grande tradition, en ce sens que vous dites d'une part que vous êtes d'accord pour le maintien de la sécurité, et que vous n'avez donc pas d'objection de fond d'une certaine manière, mais que, d'autre part, étant donné votre besoin d'indépendance, vous savez dire non aux Etats-Unis. Est-ce qu'il y a ce reflet de ces deux impératifs dans cet exemple ?
- LE PRESIDENT.- Parlons d'abord de l'Europe. Nous sommes en bonne relation avec les Etats-Unis d'Amérique, lorsque jouent normalement les clauses de l'Alliance atlantique à laquelle nous appartenons l'un et l'autre. Cette Alliance atlantique n'est pas une alliance universelle : elle s'applique à une ère géographique donnée. Et d'autre part, à l'intérieur de cette alliance - je tiens à le rappeler - la France échappe au commandement militaire unique intégré `OTAN`, de telle sorte que notre force nucléaire ne dépend que de la décision de la France. Lorsqu'il s'agit de la sécurité mutuelle et lorsqu'il s'agit de la paix, dans le respect de l'alliance, il n'y a aucune raison que les Etats-Unis d'Amérique et la France ne s'entendent pas bien. Si l'on sortait de ce schéma, il pourrait y avoir des contestations.
- D'autre part, moi, je n'ai jamais exprimé le souhait de voir de nouvelles armes s'installer en Europe `fusée Pershing`. J'ai toujours exprimé le souhait de voir des armes déjà installées disparaître `missile SS 20`, ce qui veut dire que l'équilibre que je -recherche, je le -recherche toujours au niveau le plus bas et non pas au niveau le plus élevé.\
`Suite réponse sur les relations franco - américaines`
- Par -rapport aux Etats-Unis d'Amérique, notre position de pays ami, mais indépendant, nous conduit à dire franchement ce que nous pensons. C'est notre cohérence, c'est la logique de notre diplomatie chaque fois que se pose un problème sur la surface de la planète. Et, dans l'approche qu'ont les dirigeants des Etats-Unis d'Amérique des problèmes de l'Amérique centrale, nous pensons qu'ils se trompent et nous le leur disons. Nous pensons que les pays d'Amérique centrale ont exprimé deux besoins fondamentaux - l'un et l'autre touchent à la liberté - : échapper à l'emprise des puissants maîtres de la terre, du système foncier, de l'industrie, quelques familles qui dominent absolument d'immenses territoires, une oligarchie souvent tyrannique, qui a besoin d'ailleurs d'un dictateur pour imposer son pouvoir. Eh bien ces peuples, ils ont besoin de se libérer, comme nous-mêmes nous l'avons fait il y a deux siècles, et tant d'autres depuis lors. Et ils ont également besoin d'avoir une vie nationale sans que, dès qu'ils s'affirment, il y ait un puissant pays à côté qui leur dise : "non, vous n'avez pas le droit de faire ceci, pas le droit de faire cela". Mais, naturellement, si on s'oppose à la réussite de ces deux revendications nationales fondamentales, ils cherchent des alliés et qui se propose comme allié ? l'autre bloc `URSS`. De telle sorte que, peu à peu, on voit, au travers de ces interventions, le face à face Est - Ouest se propager un peu partout et notamment en Amérique centrale, alors qu'on aurait pu l'éviter.
- Je vous citerai un exemple, celui de la République dominicaine, où un processus de même type a failli se produire, et où finalement, par la sagesse des uns et des autres, ce pays a su se débarrasser de la dictature, de l'oligarchie, sans cependant tomber dans un excès et devenir l'un des tragiques-acteurs du conflit Est - Ouest. Pourquoi est-ce que cet exemple n'a pas été médité pour d'autres pays d'Amérique centrale ?
- Cela dit, nous ne voulons aucun mal aux Etats-Unis d'Amérique. Nous exprimons une opinion après avoir étudié l'histoire du monde contemporain. Et pourquoi ne le dirait-on pas ? C'est l'indépendance de notre diplomatie et nous approuvons, ou nous désapprouvons selon les circonsantances à partir de quelques principes : le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, qui est la base-même de la société de droit international - sans quoi, il n'y en a plus -, un certain nombre d'autres principes, par -rapport au développement du tiers monde, où il me semble que les pays industriels devraient montrer plus d'audace pour la solution de la crise qui nous frappe, en même temps que pour résoudre la crise qui frappe le tiers monde.
- Alors, dans l'affaire de la Grenade, il ne m'a pas semblé qu'il était tellement nécessaire que cela, que ce puissant empire des Etats-Unis d'Amérique fasse une intervention militaire de cet ordre à l'égard de ce petit peuple. Bon, la France a exprimé son opinion lorsqu'elle a constaté que cette invasion s'était produite.\
QUESTION.- Monsieur le Président, deux questions. La première a trait aux tensions européennes. Vous nous aviez indiqué que la mise en place ou le début de mise en place en Europe des missiles de moyenne portée, de divers types d'ailleurs, contribuaient à créer une tension Est - Ouest. Est-ce que cette atmosphère de tension se poursuivra l'année prochaine, autrement dit, est-ce que le climat de 1984 sera dans la prolongation de ce qu'il est à l'heure actuelle ?
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas le dire £ je ne suis pas prophète. Cela dépend des intentions des intéressés directs, c'est-à-dire des Etats-Unis d'Amérique et de l'Union soviétique. Je crois cependant que l'intérêt de ces deux pays prévaudra sur les passions et que les dirigeants finiront par trouver un terrain solide pour la négociation. Plusieurs éléments pourront y contribuer, je pense à la Conférence de Stockholm sur le désarmement qui aura lieu d'ici peu de temps, et qui reste le seul endroit où tous les pays d'Europe plus quelques autres, pourront parler, se rencontrer, proposer.
- D'autre part, je crois qu'il y a tant de problèmes économiques à règler que personne n'a vraiment intérêt à disperser les moyens économiques dans des armements toujours plus sophistiqués. Il y a mieux à faire pour le développement économique et pour sortir de la crise. Je crois que cet élément peut être bon conseiller pour des dirigeants qui ont quand même le sens de leurs responsabilités et qui mesurent l'immense danger que ferait courir un nouveau désaccord.
- Dans les éléments qui sont intervenus, s'est posé le problème des euromissiles, enfin plutôt des missiles et des fusées, qui étaient installées du côté asiatique de l'Union soviétique, dans la partie asiatique. Et, lorsque nous étions à Williamsburg, nous avons lié les deux choses en estimant que, comme ce sont des SS 20, des fusées qui peuvent être déplacées très aisément d'un côté ou de l'autre de l'Oural, il fallait avoir une vue globale de ce problème. Evidemment, nous sommes en Europe, et nous avons tendance à nous occuper des affaires de l'Europe. Mais, la terre est devenue toute petite et c'est le problème de ces missiles qui doit être posé dans son entier.
- QUESTION.- Est-ce que à cette Conférence de Stockholm, est-ce que le 17 janvier, le ministre des affaires étrangères, M. Claude Cheysson, sera présent ?
- LE PRESIDENT.- Certainement. Nous attachons beaucoup de -prix à cette conférence. Nous avons d'ailleurs nous-mêmes émis plusieurs des propositions importantes qui ont été retenues pour l'ordre du jour de cette conférence.\
Je ne sais pas si vous me poserez d'autres questions, mais je voudrais dire aussi, qu'à cette occasion, je vous remercie de m'avoir proposé votre émission, parce qu'elle me donne l'occasion de saluer le peuple japonais. Et j'ai eu beaucoup de plaisir à me rendre dans votre pays, il n'y a pas longtemps `avril 1982`, et cela a été très riche d'enseignement pour moi. D'ailleurs, depuis cette époque, je crois que nos relations sont devenues beaucoup plus actives : culturelles, diplomatiques, économiques. Et c'est une occasion pour moi de saluer vos dirigeants, mais en même temps de dire à votre peuple que la France désire avoir une position d'ami à l'égard de ce peuple à la grande tradition, travailleur, producteur, intelligent, qui, sur bien des -plans, peut servir d'exemple. J'espère aussi qu'il y a quelques exemples à tirer de la France.
- QUESTION.- Merci, monsieur le Président, de vos mots aimables. Pour ma dernière question, c'est un peu un conseil, une indication que je vous demande. Que pouvons-nous, dans ce contexte de tension internationale, faire, nous, pays qui ne sommes ni l'Union soviétique, ni les Etats-Unis ? Que pouvons-nous faire pour améliorer le climat général qui paraît tendu ?
- LE PRESIDENT.- Je me garde bien de donner des conseils. Je suis déjà assez soucieux de trouver la voie juste pour mon propre pays. Je crois cependant qu'il faut toujours chercher à comprendre. Par exemple, je demande constamment aux Occidentaux de chercher à mieux comprendre l'Union soviétique avec laquelle il existe cette difficulté grave d'aujourd'hui qui touche à l'armement. Mais aussi à bien comprendre les pays d'Extrême-Orient, comme le Japon, qui paraissent loin, dont les civilisations ont vécu dans un monde très séparé du nôtre. Je crois que si l'on cherche à comprendre les mobiles qui font agir un peuple, si l'on cherche à comprendre son amour-propre, son orgueil national, légitime, si l'on cherche à comprendre l'authenticité d'une culture, si l'on cherche à comprendre aussi le fait que dans chacun de ces grands pays - c'est vrai du Japon, c'est vrai des Etats-Unis d'Amérique, c'est vrai aussi de l'Allemagne, de l'Angleterre, de l'Italie, de la France, des autres, c'est vrai de l'Union soviétique - personne ne veut la guerre, personne ne cherche le malheur des autres. Simplement, il faut bien connaître les ressorts de l'histoire, pour que, sans l'avoir désiré, on ne finisse pas par créer une situation qui ne pourrait pas être surmontée et donc qui aboutirait à des drames. Par -rapport donc à votre pays, je pense qu'il faut chercher à le connaître, donc à aller le voir. J'ai eu moi, par exemple, en France, le souci d'élargir la base de nos relations culturelles, de développer la connaissance de votre langue, donc de pouvoir traduire aussi les principaux ouvrages de votre littérature et de vos ouvrages scientifiques. Je compte beaucoup sur ces échanges et je m'efforce de contribuer moi-même à cette connaissance, étant entendu que pour le conseil, je fais confiance à la sagesse du Japon qui a vécu lui aussi de grands drames et qui montre sa formidable capacité, pour la période actuelle, d'invention, de création, de présence sur tous les marchés du monde, avec une base scientifique tout à fait remarquable. Je voudrais bien que les Français le comprennent. Je voudrais aussi apprendre aux Français à mieux connaître le Japon.\