9 décembre 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, devant la Société des électriciens et des électroniciens, Paris, Palais des Congrès, vendredi 9 décembre 1983.

Monsieur le président,
- Mesdames et messieurs,
- Aujourd'hui le goût s'est un peu perdu des sociétés savantes. C'est dommage. Elles étaient des lieux de dialogue, des moteurs de progrès. Elles contribuaient à créer le savoir et à le diffuser.
- C'est pourquoi l'aventure de votre Société reste exemplaire. Pouvoir rassembler, cent ans après, tant de participants à la célébration du souvenir, peut-être aussi pour prendre l'élan pour le futur, ce n'est pas donné à tout le monde. Je tiens à vous féliciter, mesdames et messieurs et d'abord ceux qui ont pris la peine d'organiser ces assises, d'avoir montré tant de persévérance et de vous sentir ainsi porteur, à travers les générations, de l'un des plus grands messages scientifique et technique de notre siècle.
- Des spécialistes d'un domaine encore nouveau à l'époque, toujours nouveau aujourd'hui encore, ont choisi de s'unir pour progresser ensemble dans la connaissance, pour améliorer leurs propres techniques.
- Ils ont reconnu très vite que la réussite passait par la formation de cadres de haut niveau. C'est pourquoi s'est créée cette Ecole Supérieure d'Electricité `SUPELEC` dont vous parliez, monsieur le Président, qui est devenue, depuis sa création, l'une de nos plus prestigieuses grandes écoles.
- Et tandis que l'électricité, puis l'électronique étendent leur empire, vous continuez, mesdames et messieurs, de regrouper tous ceux qui à des -titres divers s'intéressent à cette action, chercheurs, industriels, tous ceux qui interrogent la structure de la matière et qui élaborent les produits de demain.
- Ainsi voulais-je, pour commencer, célébrer ce centenaire et cette association. Fidélité à une action durable, fidélité qui se pare de toutes les vertus de l'efficacité. Vous êtes parmi ceux, mesdames et messieurs, qui ont fondé la France d'aujourd'hui.\
Nous célébrons en même temps, vous l'avez dit, monsieur le Président, une sorte de mariage de l'énergie et de l'information. L'électricité peut être fabriquée à-partir de toutes les énergies primaires, sans aucune exception, denses ou diffuses, renouvelables ou non, à l'autre bout de la chaine. Elle permet de répondre à la plupart des besoins énergétiques des consommateurs, des particuliers, artisans, commerçants, agriculteurs, ou bien des grandes entreprises. Grâce à ses caractères, grâce aussi à un formidable réseau de transport et de distribution et sans trop changer l'équipement des utilisateurs, la France a pu réduire considérablement son recours au pétrole, au bénéfice de sources d'énergie moins coûteuses en devises.
- Tout le monde sait ici et ailleurs, que l'électricité n'est pas une énergie quelconque. Et qu'elle a cette qualité d'être précisément l'énergie de communication par excellence. Dans ce domaine de l'information, de son traitement, de son stockage, les progrès se multiplient au point d'amplifier considérablement nos facultés de calcul et de mémoire.
- L'Homme, vous l'avez rappelé, qui a mis des millénaires à éloigner peu à peu, l'outil de son corps pour accroître l'efficacité de ses gestes, a réussi en moins d'un siècle à recréer, dans un système entièrement artificiel d'objets techniques la puissance motrice de ses muscles et la pertinence intellectuelle de son cerveau.
- Le dernier mot n'est pas dit. Il s'agit maintenant de passer d'une civilisation fondée presque exclusivement sur la circulation des hommes et des marchandises à une société où les échanges matériels feront place à des modes de communications plus abstraits. Toutes nos habitudes, nos façons de vivre, nos modes de travail, vont s'en trouver, s'en trouvent déjà bouleversés. Faut-il encore le souligner, avec la biotechnologie, autre forme de l'association énergie-formation, le couple électricité-électronique reste le moteur de cette nouvelle étape de l'histoire humaine, véritable révolution en vérité. L'Histoire dont Paul Valéry disait qu'elle se résumait en peu de mots : "l'accroissement rapide et simultané de la puissance et de la précision".\
Il reste que le potentiel de progrès ainsi ouvert est parfois ignoré et même contesté. L'homme qui hier vivait dans un espace étroit, vécu comme protecteur, se trouve maintenant plongé dans une suite de réseaux, comme un monde inquiétant où l'on subirait de plus en plus la pression de pouvoirs impersonnels et oppressifs.
- Et pourtant je crois, à la fois parce que vous êtes là et parce que c'est aussi votre passion, parce que c'est aussi votre conviction, j'en suis sûr, que ces nouvelles technologies peuvent et doivent être un nouveau facteurde liberté. Elles permettront de concilier une production centralisée et une distribution très diffuse. Le client ne sera plus tout à fait subordonné au producteur. Les acteurs pourront dialoguer, d'un bout à l'autre de la chaine. Qui commande réellement ? L'entrepreneur qui fait démarrer une usne ? Ou bien à l'autre bout, le client qui gère librement son approvisionnement professionnel ou domestique en appuyant sur des boutons, dont la puissance révèle l'avancée de la science.
- Ainsi, loin d'être l'instrument d'asservissement redouté par certains - ils pourraient l'être - l'électricité et l'électronique pourraient devenir un outil privilégié de la décentralisation de nos sociétés tout particulièrement de l'industrie. Elles libèrent des contraintes de localisation, d'agencement, de conduite du travail. Et cette souplesse s'introduit à tous les niveaux, celui de l'entreprise, de l'atelier ou des équipes. Sans électricité, l'activité industrielle aurait continué d'engendrer des combinats de plus en plus gigantesques, de plus en plus concentrés à proximité des gisements d'énergie et autour des zones portuaires. Sans l'électricité, le taylorisme resterait le dernier mot de la division du travail : l'ouvrier et l'employé ne pourraient se libérer de la logique impersonnelle des chaînes de production pour redevenir des agents actifs de la fabrication des biens.\
Les implications sociales des progrès réalisés dans des domaines aussi variés que l'automatisation, la robotique, l'informatique, la télématique s'annoncent ainsi considérables. Et c'est un des points sur lesquels j'insiste chaque fois qu'il m'arrive d'intervenir et je le fais le plus souvent possible, ici ou là pour marquer l'engagement irréversible de notre société, l'engagement du gouvernement et des pouvoirs publics pour faciliter autant qu'il sera possible ce rapide développement qui assurera, d'une part plus de savoir, plus de connaissances, et donc plus de maîtrise, en même temps que la capacité de notre société à affronter les périls et les difficultés du monde moderne. C'est vous, nombreux, ici, mesdames et messieurs, qui avez ou qui aurez, ou qui avez eu la lourde tâche de mettre en-place ces réseaux et de gérer ces équilibres.\
Un beau métier que celui d'ingénieur qui n'est pas toujours considéré à sa juste grandeur car on oublie parfois le rôle central qu'il joue dans l'industrie et la recherche en France. Le progrès technologique n'est plus vécu, bien entendu, comme dans les années 1880, où alors on avait tendance à penser qu'il s'agissait d'une valeur absolue. S'étaient rassemblés des dévouements et des compétences peut-être incomparables, une volonté de créer dont on ressent encore les effets puisque vous êtes là. Mais enfin une valeur absolue. Aujourd'hui on s'inquiète davantage, on s'interroge, parfois même on redoute la complexité des nouvelles méthodes de travail ou des moyens de communication qui naissent des applications de l'électronique. On s'interroge sur leurs conséquences, sur l'emploi notamment. Et pourtant, tout en sachant mesurer notre effort selon les moyens dont nous disposons, il faut savoir que la meilleure façon de créer un Etat social et un développement de toutes les formes de l'emploi dans la génération qui surgit, c'est aussi de ne jamais bouder, fermer les yeux sur les nécessités du progrès. Par là même, l'emploi et de nouvelles manières de vivre s'annoncent, s'informent, se dessinent et vous en aurez été, mesdames et messieurs, les artisans.
- Vous voici à un moment décisif de votre histoire, avec une mission essentielle pour l'avenir : apprendre, montrer, enseigner, prouver, toujours porteurs d'une véritable culture technique et la culture technique est un des éléments essentiels de la culture tout court. Il faut que vous le fassiez partager par la nation tout entière. De même que votre école, l'Ecole Supérieure d'Electricité `SUPELEC`, que j'évoquais tout à l'heure, est appelée à continuer de jouer un très grand rôle dans cette optique.
- C'est pourquoi, l'Etat, d'ailleurs très récemment, en signant avec elle une convention lui a fourni, je l'espère, les moyens de poursuivre son oeuvre. Et lorsque cette culture sera reconnue tout à fait, lorsque ces germes de progrès et de liberté auront transformé la vie quotidienne des Français, les auront convaincus de sa valeur, un grand pas aura été franchi vers une société plus féconde, plus ouverte et plus libre.\
Voilà pourquoi l'électricité aura conservé le rôle pionnier qui est le sien depuis la fin de l'autre siècle. Elle se sera révélée une nouvelle fois la source de richesses et de progrès multiples, dont je disais tout à l'heure qu'ils étaient d'ordre révolutionnaire dans le sens exact du terme.
- Certes, la maîtrise de cette évolution n'est pas acquise d'avance. La technologie d'aujourd'hui ne suffit pas à définir la société de demain. Qu'aurait-on imaginé en 1883, et vous aviez tout à fait raison de laisser à d'autres, monsieur le Président, le soin de gérer - le contraire eût été un excès d'ambition - la situation du demi-siècle prochain.
- Mais enfin, nous avons la charge de le préparer. Nous savons bien que le progrès ira s'accélérant. On ne peut en effet, dessiner à l'avance les traits de ce que sera la société des hommes et cepeendant il y a quelques lignes de force qui devront se perpétuer. Cela, c'est un peu l'affaire des pouvoirs publics. C'est l'affaire aussi de toutes celles et de tous ceux qui s'intéressent au développement civique du pays que de parvenir, à travers toutes les évolutions de la science, à préserver les valeurs fondamentales sur lesquelles repose la société des hommes. Cela dépend donc de nous, je le répète, et pas seulement de la technique, mais sans la technique que ferions nous ? Voilà pourquoi je vous disais que l'élément culturel dont vous êtes aujourd'hui les témoins et les acteurs, est un élément indispensable du progrès général. Indispensable, s'il n'est pas suffisant, il est bien nécessaire.
- Si j'ai tenu à venir parmi vous en cette matinée, c'est parce que, précisément, je ressentais le mérite immense de ceux qui ont su, à travers le temps, persévérer, maintenir, préparer, avec à la base un simple dévouement, une très forte et très bonne compétence professionnelle, le goût de la science, le goût de l'énergie, de la communication, l'apprentissage et l'appréhension du monde moderne. Nous en avons tant besoin, mesdames et messieurs, que lorsque l'on rencontre ceux qui ont fait choix pour leur vie de cette démarche, il est bon de venir à leur rencontre. C'est ce que j'ai cru devoir faire.
- Je vous remercie, mesdames et messieurs.\