17 novembre 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, au cours du dîner offert par M. Bettino Craxi, Président du Conseil, à l'occasion du sommet franco-italien, Venise, Palais Pisani, jeudi 17 novembre 1983.

Monsieur le président du Conseil des ministres,
- Mesdames et messieurs,
- Ce toast amical réjouit vos invités français. En inaugurant il n'y a pas longtemps, cette série de sommets qui permet à la France et à l'Italie d'échanger régulièrement leurs points de vue, comme la France avait coutume de le faire auparavant avec l'Allemagne et la Grande-Bretagne, j'ai voulu marquer la place qu'occupait non seulement dans mon esprit mais surtout en Europe et dans le monde, votre pays, l'Italie.
- Et je pense que c'était nécessaire à la fois pour l'équilibre interne de la Communauté `CEE`, pour tenir compte d'une réalité puissante au-delà des difficultés de la crise, la vitalité italienne, le passé éclairé, perpétué, continué par un présent vivace où les capacités de création et de travail restent intactes £ tout cela valait bien que nos deux pays pussent à dates fixes, se rencontrer publiquement et faire valoir la qualité particulière de l'amitié franco - italienne. A quoi s'ajoute, vous avez bien voulu le souligner la -nature des relations amicales qui nous lient depuis longtemps et qui sans doute ne changent pas, l'intérêt très profond que le gouvernement de la République française trouve toujours à rencontrer les responsables italiens voulus par la démocratie italienne, mais aussi en la circonstance une étape nouvelle d'une conversation qui a commencé il y a déjà de longues années. Et donc une capacité de compréhension, une franchise d'échanges qui doit marquer désormais nos -rapports.\
Nous nous rencontrons à un moment difficile pour l'Europe, je veux dire pour la Communauté européenne. Je ne suis pas de ceux qui se laissent abattre par les miasmes ambiants mais c'est vrai que la Communauté, je le répète, marche mal : il n'est plus désormais de problèmes qui puissent être résolus sans d'innombrables discussions, quand ils sont résolus, sur les matières les plus basses et dont l'addition finit par faire un tas énorme. Peut-être selon les habitudes d'une vieille diplomatie, pense-t-on que plus il y aura de difficultés, plus on aura de moyens d'échanges, ce qui est une vue que je crois mesquine et dépassée, et qui n'est pas la meilleure façon de créer la véritable Communauté que nous espèrions. Et l'on peut penser que le sommet d'Athènes, je veux rester optimiste, mettra au clair, et au net, la difficulté d'être de la Communauté qui ne manque pas de déclarations de principe, qui n'est jamais privée de discours, qui exprime une philosophie enthousiasmante qui ne se traduit presque jamais dans les faits puisque ce sont les partenaires étrangers à la Communauté qui ont généralement le privilège lorsqu'il s'agit d'échanges. Mais cela est vrai de tous les pays de la Communauté, ou de presque tous.\
Il nous appartient d'examiner ensemble s'il est possible de surmonter cette circonstance fâcheuse qui tient sans doute au fait que la gravité de la crise économique internationale, ou du moins des pays de l'Ouest, incite ou a incité chacun à se refermer sur soi £ il faut reconnaître que c'est tentant lorsqu'on a de la peine à boucler son budget, lorsqu'il s'agit de répondre aux aspirations de son peuple, qu'il faudra quand même retrancher quelque chose de ce qui est déjà réduit par un esprit communautaire £ c'est vrai, pour s'arracher à la pente naturelle de la crise, il faut un effort intellectuel et moral supplémentaire, une conviction plus forte encore que celle qui habitât nos prédécésseurs, bien qu'après tout les prédécesseurs dont je parle, ils durent appliquer leur intelligence et leur énergie à une situation au lendemain de la guerre mondiale qui n'était pas non plus si facile. C'était peut-être même la gravité de l'époque qu'ils avaient vécue, et quelques-uns d'entre nous avec eux, enfin les plus anciens, au lendemain de cette guerre mondiale et pendant la guerre mondiale, qui leur a valu d'être parvenus à surmonter tant d'antagonismes, tant de contradictions, tant de souvenirs douloureux. C'était un bel acte de foi, en même temps qu'une conquête sur soi-même, et il faut le dire, cela a réussi. Le problème est posé de savoir si c'était l'affaire d'une génération ou si nous serons capables d'en faire une projection à travers le temps, de telle sorte que les institutions s'installent, se perfectionnent, deviennent presque naturelles, considérées comme le réceptacle évident des activités des Dix, Onze, Douze, enfin de tous les pays qui seront appelés à participer à cette Communauté.
- On ne pourra résoudre ces problèmes qu'en s'expliquant tout à fait frranchement et là, je ne parle pas spécialement de la relation franco - italienne, je m'exprime sur l'ensemble des questions posées par les relations lentre les Dix.\
Mais si j'en parle ce soir à la table italienne, dans ce magnifique domaine, si riche d'histoire, c'est parce qu'il me semble que l'Italie et la France ont peut-être des dispositions particulières à trouver un langage commun £ lorsque je vais à l'Opéra, qu'est-ce que je trouve ? Bogianchino £ lorsque je vais au théâtre de l'Europe `Odéon`, qu'est-ce que je trouve ? Giorgio Strehler £ ce ne sont pas les seuls italiens : lorsqu'on va à Beaubourg, on garde le souvenir de l'architecture italienne. Ce qui est possible dans le domaine de la création intellectuelle et artistique, serait-ce impossible sur le -plan de la construction politique ? Et les Italiens et les Français ne pourraient-ils être les meilleurs ouvriers, les meilleurs créateurs de la Communauté, à condition naturellement qu'ils donnent l'exemple, ce qui n'est pas toujours le cas, il faut le reconnaître.\
Je ne sais si cela correspond à l'attente angoissée des dizaines de millions d'Européens, le rendez-vous d'Athènes. Mais d'une façon sourde, souterraine, il doit bien y avoir quelque chose de cela. Il y a déjà tant d'autres déchirements chez nous et sur tous les continents qu'ajouter cette preuve d'inutilité dans l'effort serait un facteur de désarroi qui viendrait au fond assez peu soutenir nos espoirs et nos volontés pour dominer l'autre crise qui, comme vous le savez, s'organise aujourd'hui autour de deux grandes puissances `Etats-Unis ` URSSù`, mais crise à laquelle nous avons fatalement notre part. Vous sortez vous-mêmes d'un débat parlementaire qui vous a permis de définir vos lignes d'action, et nous-mêmes, si nous sommes moins directement concernés par les décisions à prendre `installation des fusées Pershing et missiles de croisière en Europe`, le sort de l'Europe nous importe tout autant.
- Aura-t-on la possibilité, en si peu d'heures, au cours de la journée de demain d'amorcer les décisions d'abord entre nous, puis avec les autres, qui nous permettront de reprendre vraiment la construction avec la capacité de monter un étage de plus plutôt que d'enlever quelques pierres pour participer à la démolition ? C'est maintenant la démonstration qu'il faut faire. Nos amis grecs ont fait tout ce qu'ils pouvaient, au cours de ces six mois de leur présidence qui s'achèveront à la fin de l'année, pour nous offrir les chances de l'Europe. Et cependant, on peut se demander dans quelle situation la France se trouvera lorsqu'elle aura assumé cette même charge dès le début de l'année prochaine, au moment où se dérouleront les élections européennes, avec fatalement une prise de conscience où l'on aura aisément tendance à se retourner vers ceux qui ont la charge des responsabilités pour leur dire : qu'est-ce que vous avez fait ? Ce n'est pas cette échéance qui me parait la plus importante bien qu'elle ne soit pas négligeable, c'est le jugement des générations qui nous suivront £ je ne sais pas pourquoi, il me semble que tout cela peut-être gagné sur la fatalité, que cela dépend de notre volonté politique. J'espère que cette volonté politique est également partagée entre dix capitales. Je l'espère, je n'en suis pas sûr, j'espère que la preuve sera faite parce qu'il y a là beaucoup plus qu'un grand espoir, un début de réalité qui pouvait se flatter d'avoir changé les données fondamentales des équilibres dans le monde.\
Bref, notre rencontre arrive au bon moment, au moment où la reprise en main d'abord, puis la reprise de l'espérance, doit apparaître possible. Un élan doit être donné. Si nous ne le donnons pas, qui le donnera ? Je connais la contribution de l'Italie à l'histoire de notre continent et qui est inséparable de notre mémoire collective. Je dirai presque qu'elle est serrée dans nos plus profonds réflexes. Cette ville qui, à chaque pas, nous offre ses merveilles et qui représentait une formidable gageure sur les lois de la nature et qui a vu la plus admirable harmonie créée dans le domaine de l'homme en donnant à ce paysage et à ces rivages la beauté lyrique que chacun reconnaît, prouve que les qualités sont là. Je souhaite que les responsables qui vont se rencontrer demain puissent contribuer à la réussite de nos efforts £ nous y apporterons notre propre bonne volonté, nous y arriverons avec nos propres défauts et aussi, je pense, avec des qualités. Ensuite, il restera quinze jours, trois semaines pour savoir si Athènes sera autre chose qu'un triste constat de carance et la cassure durable d'un élan.
- J'avoue que j'attends beaucoup de nos amis italiens pour qu'ils soient ceux qui donnent le signal, pour qu'ils nous aident aussi, en tout cas, à être de ceux qui seront reconnus comme les bons ouvriers de l'année 1983.
- Je ne parlerai pas dans ce toast des autres problèmes qui intéressent le monde, cela suffit largement que de s'y consacrer à cette tâche-là. Que sera la Communauté demain ? La réponse nous appartient à Deux sur Dix, cela doit faire à peu près le cinquième, selon les lois de la mathématique £ nous sommes encore loin du compte ! Mais si l'on n'apporte même pas cette contribution, alors nous aurons passé un moment agréable, je ne serai pas sûr qu'il ait été aussi utile.
- Et je vous dis, cher président, et vous, mesdames et messieurs, que le prochain rendez-vous dans quelques mois entre nous, aura lieu en France, avant que vous nous invitiez à nouveau dans l'une de vos admirables villes. Je ne sais pas laquelle, mais vous avez de l'imagination, et cette imagination est facilitée par le fait qu'on ne peut faire dans votre pays que 100 kilomètres, que dis-je, 50, que dis-je 25, et encore, sans vouloir s'arrêter un jour, deux jours, longtemps, une part de sa vie. Merci en tout cas pour cet accueil ce soir, pour ce dîner. J'ai voulu insister sur la gravité des moments que nous vivons, mais je n'ai pas une -nature à imaginer le pire £ je crois aux forces de l'homme, et parce que j'y crois, je lèverai mon verre, à mon tour, à la réussite de ce qu'on appelle le sommet franco - italien, avec mes voeux pour l'Italie et pour ceux qui en assument le destin.\