14 novembre 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à la rencontre nationale sur l'insertion sociale et professionnelle des jeunes, au Musée des arts et traditions populaires, Paris, lundi 14 novembre 1983.

Mesdames et messieurs,
- J'ai trouvé le film que nous venons de voir très beau, très instructif. Il est presque regrettable que l'on ne puisse assister à ces choses que dans un milieu spécialisé. Je pense que cela aurait une grande valeur si l'on pouvait saisir un vaste public, à la fois de l'ampleur de ce problème, de son importance, de l'effort accompli, de début de réussite, et du projet qui, au-cours de quelques années devrait permettre à la plupart des jeunes d'échapper, soit au chômage, soit à une mauvaise qualification professionnelle, bref, de manquer leur vie.
- Je dois vous dire que j'ai aimé le titre de vos rencontres. C'est beau, un métier et c'est bien de réussir. Trop de gens s'en remettent au hasard et s'étonnent à la fin d'avoir perdu leur vie. Trop de gens croient que réussir n'est à la portée que de quelques-uns - c'est souvent vrai - lorsque la société est fondée sur l'inégalité. "Un métier pour réussir", vous avez en quatre mots résumé l'une des morales qui valent celles du savoir et de son corollaire : la liberté.
- Comment, au demeurant, parler de rigueur, par exemple : pourquoi s'acharner à économiser des choses si l'on gaspille les hommes. Quoi de plus triste qu'une jeunesse en jachère ? C'est la marque d'un pays qui n'aime pas son avenir.\
En mars 1981, un jeune adolescent sur six se trouvait en situation précaire, chômeur complet ou bien errant d'un emploi à l'autre. Et 500000 jeunes chômeurs de 18 à 25 ans n'avaient aucune qualification. Il fallait agir vite, d'autant plus vite et commencer d'autant plus tôt que l'action devait prendre du temps.
- Je crois qu'elle est bien engagée. Pour la première fois, grâce en-particulier au ministre de la formation professionnelle `Marcel Rigout`, dont je tiens à le souligner - comme à l'ensemble de son ministère - l'attachement mis à l'action -entreprise, la persévérance, la conviction et la tenacité. Pour la première fois, un vaste programme d'urgence était lancé en septembre 1982.
- Il fallait d'abord renouer le dialogue et que cessent au plus vite les habitudes de portes closes. A peine sortis de l'école, des centaines de milliers de jeunes entraient dans la dérive. où s'adresser ? A qui parler ? où s'arrêter de fuir ? Ils n'avaient plus d'ancrage. La France, après tant de siècles de civilisation et tant d'années de forte croissance, manquait de ports d'attache. Voilà pourquoi ont été créées 800 permanences locales - un peu partout dans le pays, là où sont les jeunes - tandis que ls sceptiques disaient : ils ne viendront jamais. Ils sont venus. Déjà 150000 et tous ceux qui par métier sont en contact avec la jeunesse, travailleurs sociaux, enseignants, fonctionnaires de justice, conseillers d'orientation, personnel de l'agence pour l'emploi, bien d'autres encore, tous ceux qui désespéraient - et je les comprends, car je sais quel travail difficile est le leur - tous ceux-là recommencent à y croire car enfin l'indifférence recule. Et ce mouvement de fond encore timide mais décisif, ce besoin ainsi révélé nous place devant nos responsabilités.
- A quoi sert l'accueil, en effet, s'il faut ressortir à peine entré ? Il convenait donc de proposer aux jeunes un complément de formation utile. Et c'est dans cette seconde étape que chacun a joué son rôle.\
L'éducation nationale, d'abord, qui a largement participé à cette action. En deux ans, plus de 90000 adolescents ont pu bénéficier d'une prolongation de scolarité. D'autres, au nombre de 40000, ont vu s'ouvrir des possibilités nouvelles de formation technique accélérée. Et, pour éviter que l'école ne soit quittée pour des raisons d'ordre financier, le gouvernement a accru le système des bourses de façon considérable.
- Il n'en reste pas moins que des problèmes se posent : il faut que l'on sorte aussi de nos propres habitudes et que l'on forme vraiment les jeunes pour les métiers qu'ils feront, parce qu'il y aura des emplois, et non pas seulement vers des métiers qu'on avait coutume de faire mais qui aujourd'hui ne sont plus de circonstance. A côté de l'éducation nationale, les entreprises ont également apporté leur aide. Pour l'année 1981, seulement 7000 places de stages avaient été offertes aux jeunes de 16 à 18 ans. A la fin de 1982, 88000 places étaient rendues disponibles.\
Voilà, mesdames et messieurs, pour l'urgence. Mai, vous le savez, le mal est plus profond. Voilà pourquoi, tout en parant au plus pressé, une stratégie a été définie qui repose sur deux principes.
- Sur l'ambition. Oui sur l'ambition de donner à chacun la possibilité de se réaliser pleinement. L'échec n'est pas, ne peut pas être le critère d'unsystème éducatif. Certes, des échecs, il y en a et il y en aura. Telle est la loi humaine, et des meilleurs, il en faut. Mais à condition d'aboir vraiment offert à chacun sa chance. Autrement les uns s'endorment dans les privilèges et les autres renoncent, avant même d'y avoir cru.
- Le deuxième principe repose sur l'alternance entre la formation et le travail productif. L'alternance faisait peur, avouons-le. On y voyait les risques de lâcher la proie pour l'ombre, de se dissoudre dans des rythmes sans unité. L'évolution des choses nous y contraint cependant. Et finalement ce mode de vie n'est pas pour déplaire à la jeunesse, comme on pouvait le croire. Tous les savoirs se démodent et toutes les pratiques s'améliorent. Sans alternance, on se coupe du courant, on se prive des idées neuves. Et l'alternance a une autre vertu pour les jeunes car elle permet l'essai. Elle montre que l'entreprise n'est pas l'enfer, pas plus que l'école n'est le cocon. Elle acclimate au monde réel, et le monde des années 80, changeant, passionnant, plus, sans doute qu'à d'autres époques, parfois cruel en tous cas toujours difficile, ce monde, il faut apprendre à le connaître avant d'y entrer de plain pied.
- C'est la raison pour laquelle tous les stages mis en-place par le gouvernement ont suivi ce principe, principe d'alternance, qui pourrait bien régir des domaines de plus en plus vastes de notre vie sociale. Je pense à cette mobilité à laquelle nous avons de la peine à nous adapter.\
Le bilan n'est pas mince £ le gouvernement a tenu ses engagements, tous les moyens sont maintenant dégagés pour faire bénéficier 800000 jeunes de ces actions, 800000... Ce qui reste à faire, c'est-à-dire former à un vrai métier tous les jeunes Français, les former à un métier pour qu'ils réussissent, selon votre expression, cette ambition est pour moi, je dois vous le dire, l'un des premiers objectifs de ma charge. Voilà pourquoi j'ai tenu à ce que cet ensemble soit inscrit en tête des programmes prioritaires du IXème Plan. La -campagne, pour aboutir, doit être menée sans relâche, avec toutes les forces dont nous disposons, et sur trois fronts, trois fronts conjoints : l'insertion, la formation, l'éducation.
- A la suite du rapport remarquable du professeur Bertrand Schwartz, 87 missions locales ont été ouvertes. Je souhaite que d'autres le soient dans les mois qui viennent. Elles serviront de pivot à d'autres actions d'insertion sociale et professionnelle des jeunes. Je crois qu'elles disposent du goût d'agir et aussi des moyens. Elles ont une délégation nationale dont le but est de leur venir en aide. Au début de leur aventure, je ne voudrais que leur donner un conseil : l'audace bien qu'elles ne m'aient pas attendu pour en avoir... Puisque la politique globale, en cette matière, doit s'inspirer des opérations menées dans les missions locales, il ne faut pas que la routine dévore à nouveau le terrain si chèrement gagné. De l'audace pour dépasser les clivages traditionnels entre la vie professionnelle et le reste, c'est-à-dire le logement, la santé, les loisirs. De l'audace pour créer de nouvelles dynamiques dans la -recherche des emplois. Encore pour aider les jeunes à réaliser leurs projets surtout s'ils concernent les nouveaux domaines d'action comme la mer, la biologie appliquée, les énergies nouvelles... Que sais-je... Et toujours de l'invention, de l'imagination, de la création, pour suggérer de nouveaux contenus de formation. On le sait bien, je le répète, certains diplômes ne sont plus adaptés aux qualifications d'aujourd'hui. Il faut, par exemple, qu'un grand vent d'air frais souffle sur les CAP et qu'ils soient vraiment adaptés à leur tâche, étant entendu que nous disposons des formateurs parfaitement qualifiés.\
Pour cela, ces missions travaillent en relations étroites avec le ministre de la formation professionnelle `Marcel Rigout`, qui sert d'axe à l'ensemble de notre action, qui inspire et qui, lui-même, réussit. Il n'y a pas que les métiers qu'il enseigne aux autres qui sont faits pour réussir : ce ministère a été fait pour réussir et c'est aujourd'hui l'une des tâches principales à laquelle nous devions nous appliquer. Mais en relation aussi avec différentes fonctions représentées au gouvernement, dans d'autres disciplines qui naturellement concourent à l'ensemble - on a parlé de l'éducation nationale, faut-il parler du plan, faut-il parler de la jeunesse et des sports, faut-il parler de l'emploi, faut-il parler des droits de la femme ? Je crois qu'existe aujourd'hui entre ces ministères et quelques autres - notamment la défense - un certain nombre de relations fortes qui nous permettent d'agir d'une façon coordonnée et tout à fait cohérente.
- Mais vous avez besoin de vigilance. Je vous demande surtout cette vigilance pour ne pas laisser en-dehors, pour ne pas oublier la moitié de la population qui souffre le plus de la crise. J'ai parlé du ministère des droits de la femme, oui, je veux parler des femmes. Et, M. le ministre de la formation professionnelle me confiait à l'instant qu'à l'heure actuelle on pouvait constater que dans les stages déjà mis en fonction, l'équilibre à peu près constant a été respecté. L'équilibre en population. Tellement d'obstacles empêchent, en effet, les jeunes filles et les jeunes femmes de disposer des mêmes chances que les hommes. On me dit, j'ai ce chiffre en note sur le document dont je dispose, que ce sont 48 % des stagiaires qui viennent des milieux féminins. C'est un progrès mais que de retards à rattraper, que d'injustices à supprimer pour parvenir à une véritable égalité des sexes dans le monde du travail !
- Dans tous ces domaines, osez et proposez. Je puis vous garantir que le gouvernement vous aidera parce qu'il vous écoutera.\
C'est le travail, je n'ai pas besoin de vous l'apprendre, qui garantit la meilleure insertion sociale. D'où l'idée simple de rapprocher le plus possible formation et travail. Appliquer les enseignements à des activités immédiatement utiles et aussi accroître peu à peu la compétence dans le cours même du travail. Cette action décisive peut prendre des formes diverses, traditionnelles ou bien plus novatrices. Ainsi, par la multipliction des stages de qualification, par l'amélioration des conditions d'apprentissage, tout un réseau se met en-place dans le pays, offrant aux jeunes des possibilités multiples sur la base d'expériences concrètes. Avec l'appui et le -concours,- et souvent le -concours enthousiaste tant la tâche apparaît nécessaire - de chefs d'entreprises, en-particulier, de chefs d'entreprises de petites et moyennes entreprises qui en ressentent le besoin, pour leur propre entreprise : avoir, en effet, des jeunes tout à fait qualifiés. Mais aussi comme c'est intéressant et comme c'est passionnant de prendre part au redressement national, au redressement d'un pays parce qu'on s'est soi-même penché sur le sort des plus jeunes et qu'on a contribué à former plus qu'à un métier, à former une vie £ à travers le métier, c'est toute une vie qui se décide.\
A ce propos, je voudrais dire un mot de l'opération "jeunes chômeurs et informatique", financée et soutenue par le ministère de la formation professionnelle. Elle me paraît exemplaire à plus d'un -titre. Exemplaire, le choix de ces secteurs de haute technologie. Exemplaire, le -concours des jeunes appelés du contingent. Exemplaire, la possibilité d'une qualification rapide dans un domaine d'avenir. J'ai suivi moi-même cette expérience et d'ailleurs j'irai voir dans un proche avenir un certain nombre de centres. Quand j'ai vu les initiatives prises par le Centre mondial, la capacité d'appréhender ces nouveaux métiers, ces nouvelles technologies, par des jeunes qui se sont en même temps mieux formés, davantage maîtres d'eux-mêmes et capables d'abord de connaître un savoir et ensuite de le diffuser autour d'eux, on aperçoit tout ce que peuvent nous apporter la science et la technique, sachant fort bien, en-raison des raideurs de notre société, combien il est difficile d'adapter la société du travail à la rapidité de la pensée, d'expérience, lorsque la recherche fondamentale passe au domaine de la recherche appliquée. On en n'est pas encore à une société industrielle adaptée. Cette difficulté est immense : c'est d'ailleurs l'un des problèmes principaux de notre époque : parvenir à réduire la distance qui sépare l'une de l'autre, c'est l'essentiel de notre action. Mais, à-partir de là, nous travaillons pour le présent et l'avenir comme nul ne l'a fait jusqu'alors.\
Cette première réussite et la confiance qu'elle a suscitée, qu'elle suscite, me permet de lever deux malentendus qui sont assez répandus dans l'opinion publique : deux malentendus qui seraient graves pour la réussite de notre stratégie d'ensemble.
- Tout d'abord, la formation n'est pas l'emploi. Les deux logiques sont différentes, même si leur dialogue est nécessaire.
- Et la formation n'est pas non plus l'éducation. L'éducation, c'est d'abord le rôle de l'école et de l'université. Sans elle, on se condamne constamment au rattrapage, au pointillisme, à l'absence de maîtrise.
- D'où l'importance aussi, si l'on renverse le raisonnement, pour l'éducation nationale, de s'adapter aussi à ce rôle, de façon que le jeune homme, la jeune femme, n'arrivent pas à 16 - 18 ans sans avoir le minimum indispensable, c'est-à-dire savoir parfaitement lire, écrire et savoir s'exprimer sans quoi on manque des matériaux indispensables. Voilà pourquoi la tâche, peut-être essentielle, et la plus longue mais celle qui donnera à notre pays les armes intellectuelles dont il a besoin, c'est la modernisation de l'ensemble de notre système éducatif.
- Un renouvellement indispensable face à la course du temps, sans oublier que seule une bonne formation de base est gage de souplesse et permet les adaptations permanentes aujourd'hui nécessaires. Cette oeuvre immense et capitale est en marche. Les enseignements technologiques sont peu à peu revalorisés. Les anciens cloisonnements entre les cycles de formation sont progressivement supprimés. La capacité d'accueil des Instituts universitaires de technologies `IUT` va être doublée. Vous le voyez, les choses avancent, d'autant plus que le développement des filières professionalisées offrira aux jeunes Français un éventail encore plus large de possibilités.\
Je le redis, mesdames et messieurs, devant vous : pas un jeune de ce pays ne doit rester sans formation. Je le répète encore, c'est la condition du redressement national. Face à la crise, la France ne peut pas se permettre de gaspiller ses forces. Oh certes, la tentation serait grande en période de faible croissance, d'économiser sur l'éducation des hommes. Qu'on ne compte pas sur moi pour entrer dans ce raisonnement.
- A la fin du siècle dernier, une admirable génération d'instituteurs a fait d'une nation paysanne, pour beaucoup encore illettrée, un grand pays moderne. Voici que cent ans plus tard, une nouvelle étape doit être franchie, aussi décisive, aussi difficile. Et je suis sûr que tous les enseignants, sur qui repose cette immense responsabilité, oui, je suis sûr que tous les enseignants de France trouveront en eux-mêmes la même ardeur.
- Vous savez, il y a des faits qui ne trompent pas : la place qu'une nation occupe, occupera, dans l'avenir, plus encore, se mesure à l'importance qu'elle sait donner à sa jeunesse. Et que vous vous soyez rassemblés, mesdames et messieurs, autour des membres du gouvernement, à l'initiative du ministère de la formation professionnelle, afin de convaincre davantage le pays qu'il faut un métier pour réussir, le fait que vous soyez tous de ceux qui se dévouent, qui se consacrent, qui se passionnent pour cette tâche, m'encourage à croire plus encore dans les chances de la France.\