10 novembre 1983 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Entretien de M. François Mitterrand, Président de la République, accordé à la presse écrite finlandaise, Paris, vendredi 10 novembre 1983.

QUESTION.- La Finlande jouait un rôle important dans le développement du projet SUS qui a répondu à la Conférence sur la sécurité, la coopération en Europe, tenue à Helsinki en 1975, et elle a aussi participé activement aux conférences de Belgrade et de Madrid. Comment voyez-vous la suite pratique du projet SUS de détente engagé à Helsinki, dans les circonstances actuelles et la France a-t-elle l'intention d'y jouer un rôle actif, et si oui, de quelle façon ?
- LE PRESIDENT.- Le seul fait que cela existe, est déjà très important. Et le seul fait qu'en dépit des rivalités, des compétitions, des contradictions et des oppositions entre l'Est et l'Ouest, on ait pu préserver ce fil fragile, depuis Helsinki, jusqu'à Stockholm `conférence sur le désarmement en Europe en 1984`, c'est également quelque chose d'important.
- Je vais dire que la modicité des résultats ne doit pas faire oublier l'importance de ce lien qui est pratiquement le seul qui permette aux pays d'Europe de se rencontrer et de discuter. Donc la France a pesé, surtout dans les jours les plus difficiles de Madrid, pour que l'on arrive à surmonter les antagonismes, afin de se retrouver, comme on le fera à Stockholm bientôt. La France y fera des propositions, monsieur, mais vous me prenez un peu de court, ce n'est pas aujourd'hui que j'engagerai le débat sur le fond £ je me contenterai de vous dire que la France a l'intention d'y jouer un rôle actif. Et d'ailleurs, un de nos prochains conseils des ministres sera consacré à ce sujet.\
QUESTION.- Monsieur le Président, pour nous, on dit facilement que les relations entre la France et la Finlande sont surtout dictées par les intérêts commerciaux, et que l'avenir politique, joue un rôle. Quel est à votre avis, monsieur le Président, l'importance politique de Finlande pour la France ?
- LE PRESIDENT.- On croit que nous sommes loin, et nous sommes près. Nous sommes, l'un et l'autre, dans la même partie du globe ou de la mappemonde. Les distances s'effacent, et disparaissent sous les pas à mesure qu'on va vers le Nord. On est tout près. Ce qui ce passe en Finlande, se passe dans une Europe où nous vivons nous-mêmes, proches. Alors que, et cela peut paraître paradoxal, chaque fois qu'on parle de relations commerciales, on a l'impression que c'est très loin. Et si j'ai été heureux de cette rencontre avec le président Koivisto, c'est parce qu'il faut que cette proximité devienne sensible à des populations, qui le plus souvent, ont tendance à croire qu'elles sont chacune à l'autre bout du monde. Naturellement, nos civilisations, nos traditions, le climat, la langue, beaucoup d'autres choses encore nous séparent. Et la Finlande ne fait pas partie de nos circuits habituels, nous qui sommes ou méditerranéens ou atlantiques ou qui regardons la région du Rhin, quand on a la vue basse. Mais si on veut avoir la vue un peu plus longue, on retrouve vite la Finlande.
- Sur le -plan des échanges économiques, on peut faire mieux. C'est un peu comme cela : cela existe mais c'est un peu en sommeil. Sur le -plan culturel, il y a beaucoup à dire. Lorsque je me suis promené en Finlande quelquefois, je me suis dit : "tiens, c'est là que vivait tel grand musicien - tiens, c'est là que vivait tel romancier - tiens, c'est là que vivait tel grand philosophe "et j'apercevais mieux à quel point la Finlande avait participé à la civilisation occidentale, à la civilisation de nos régions. J'avais même demandé que l'on pût développer, je vais reprendre ce projet, davantage de jumelages entre des communes, des villes de Finlande et d'Europe pour faciliter cette relation. Ce que j'en attends sur le -plan matériel ? Pas grand chose. Du mieux.
- Je voudrais que nos gouvernants et que nos populations se connaissent davantage parce que l'expérience vécue par la Finlande à travers l'histoire, est une expérience unique. Le rameau de civilisation auquel elle est attachée représente une des composantes de l'Europe parmi les moins bien connues de nos pays à nous. En même temps, votre pays est au contact de tout un monde qui est également européen, mais en même temps très différent. Vous avez donc une certaine vocation à exprimer, à comprendre, ou à traduire en termes de synthèse, ce qui pourrait apparaître sous la forme d'une opposition entre les deux parties de l'Europe.\
QUESTION.- Monsieur le Président, est-ce que vous avez parfois l'impression que nous, les pays nordiques, nous oublions le fait que la France fait partie aussi de la Méditerranée, que vous avez des intérêts ?
- LE PRESIDENT.- Cela doit bien vous arriver d'oublier cela, non ? Je suppose. Oui, nous avons une position historique et géographique qui fait que nous avons une grande fenêtre sur le Sud, vers l'Afrique et le Proche-Orient. Ce qui vous explique l'intérêt que nous portons à ces problèmes. Et puis une ouverture atlantique par une large façade, l'histoire a voulu que nous arrivions, peu à peu, à régler nos problèmes, qui ont été dominants pendant longtemps, avec l'Allemagne `RFA`, avec l'ancien empire austro-hongrois éclaté en 1918. Nous avons, depuis déjà bientôt un siècle, dominé nos rivalités directes avec la Grande-Bretagne. Il y a donc une certaine harmonie qui existe avec notre voisinage terrestre européen. Et nous pouvons regarder, plus aisément, au-delà, c'est une vocation universelle qu'a notre pays. Et je voudrais que nous restions fidèles à cette vocation universelle.\
QUESTION.- Monsieur le Président, je constate que le mot la "Finlandisation" reste toujours dans la presse française. Quand vous entendez ce mot, qu'est-ce que vous pensez, monsieur le Président ?
- LE PRESIDENT.- D'abord, je ne l'avais jamais entendu dire. Il est généralement compris, comme une sorte d'annexion déguisée ou de soumission plus ou moins acceptées, d'un pays à un autre, de la Finlande à l'égard de l'Union soviétique `URSS`. C'est comme cela qu'on emploie ce mot dans un sens polémique. Moi, je ne l'emploie pas, parce que je ne crois pas que ce soit juste de dire cela. Bien entendu la Finlande a dû tenir compte de la réalité issue de la deuxième guerre mondiale. Il appartient précisément aux politiques de gérer la réalité. Mais je crois vraiment à la fierté, à la capacité de l'indépendance nationale de la Finlande. Donc, qu'elle ait des relations particulières avec l'Union soviétique, qui est son voisin - et quel voisin, quelle puissance ! - cela fait partie des données du réel. Que la Finlande ait vu altérer pour autant, sa forme d'esprit, sa forme de culture, et son indépendance nationale, je ne le crois pas. Donc je ne dis pas "Finlandisation" puisque, quand on emploie ce mot, cela prend un caractère péjoratif, et je crois que c'est juger avec légèreté la situation de la Finlande.\
QUESTION.- Monsieur le Président, depuis votre accession à la Présidence de la République, la politique extérieure de la France paraît s'affirmer davantage en ce sens, que les relations entre la France et ses alliés atlantiques `Alliance atlantique`, se sont resserrées encore plus tandis que les -rapports franco - soviétiques semblent nettement plus tendus que pendant la Présidence de votre prédécesseur. La Finlande ayant une longue frontière commune avec l'URSS, l'opinion finlandaise suit avec attention les relations des autres pays avec sa puissante voisine. Voulez-vous faire le point des relations franco - soviétiques aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Oui, d'abord cette histoire d'atlantisme. Tout cela c'est commode à dire, mais cela n'a pas de sens du tout. Demandez donc aux Américains lorsque nous envoyons des hélicoptères au Nicaragua ou lorsque nous protestons contre la prise de Grenade, demandez-leur donc si ils sont contents. Ils préféreraient sûrement que ce soit d'autres que nous qui soient au pouvoir ! Ou lorsque nous refusons l'embargo sur le gazoduc ! Quand nous résistons à toutes tentatives de blocus économique à l'égard de l'Union soviétique. Qu'est-ce qui fait cela, sinon la France ?
- Ce qui est vrai, c'est qu'il y a une communauté d'intérêt sur le -plan de la sécurité mondiale. Mais la France est précisément l'un des deux pays d'Europe qui ont une totale indépendance, et même le pays qui a la plus grande autonomie de décision dans le domaine militaire. Alors, je crois que cette définition "Atlantiste" est une définition forcée. Cela ne nous empêche pas d'être un allié loyal.\
`Suite réponse sur les relations franco - soviétiques`
- Pour l'équilibre des forces en Europe, nous sommes en effet, un pays qui dit clairement ce qu'il pense. Est-ce que nos relations avec l'Union soviétique en ont souffert ? Peut-être d'une certaine façon, mais je pense que les russes représentent un assez grand peuple pour parfaitement comprendre la volonté d'indépendance nationale de la France, l'indépendance de sa politique extérieure, et sa capacité permanente à dire "Oui" ou à dire "Non" quand cela nous plait.
- Vous savez, monsieur, c'est quand on peut dire "Non" qu'on est capable de dire "Oui". Nos relations avec l'Union soviétique ne sont pas gelées. Je dirai même que sur le -plan commercial, sur le -plan économique, pour l'instant elles s'améliorent. J'ai reçu, il n'y a pas si longtemps M. Gromyko. Des ministres français se trouvent à la Grande Commission qui réunit les Français et les Russes et se réunit normalement, à la date prévue. Qu'il y ait des difficultés, bien entendu, parce que l'Union soviétique aurait bien voulu que la France fasse comme quelques autres, et accepte sa thèse dans la discussion de Genève, c'est autre chose ! Je ne rejette pas toutes les thèses soviétiques, mais, je rejette la notion que l'Union soviétique a de l'équilibre en Europe. Nous n'en avons pas la même conception. Je le dis, mais ce n'est pas pour cela que je me considère comme l'ennemi de l'Union soviétique. Je lui parle franchement, et c'est parce que je lui parle comme cela que l'Union soviétique sait que l'on peut discuter avec la France £ que c'est un pays responsable. Et puis, je n'oublie pas que la France, et l'Union soviétique, dans un temps récent, que la France et la Russie, à travers les siècles, ont entretenu le plus souvent des relations confiantes.\
QUESTION.- Monsieur le Président, je voudrais vous poser une question, "la détente" est un mot qui est presque sacré dans le langage politique finlandais. Qu'est-ce-qu'il en reste ? Quelles sont les perspectives de revenir en Europe ?
- LE PRESIDENT.- Pour l'instant, il semble qu'il n'en reste pas grand chose. On a connu une période de guerre froide, on a connu la période de détente. Nous sommes un peu entre les deux actuellement. Evitons d'employer les mots qui signifient des situations différentes de la nôtre. En tout cas, ce à quoi il faut travailler, c'est à la paix. Mais, la paix ne sera sauvée que par l'équilibre des forces, et tous ceux qui manquent à l'équilibre des forces en croyant sauver la paix, se trompent selon moi. Et je le répète, puisque je l'ai dit à la télévision, l'équilibre devant être le plus bas possible dans l'armement, et non pas le plus haut.
- QUESTION.- Est-ce que vous comprenez le "pacifisme" comme cela existe dans les pays nordiques ?
- LE PRESIDENT.- Je crois comprendre, oui. Si je ne comprends pas suffisamment, il faut me le dire. Mais, je crois comprendre. Nos situations sont différentes, nos traditions sont différentes. Bon très bien, nous sommes aussi pacifistes que vous. Disons que ce n'est pas exactement de la même façon.\
QUESTION.- Monsieur le Président, maintenant qu'il y a un net redressement dans le commerce extérieur de la France, quand cette politique de rigueur aura passé, est-ce que vous allez retourner vers le socialisme plus radical ?
- LE PRESIDENT.- Comment retourner ? On ne l'a pas quitté. Nous ne sommes pas responsables de la pénurie que la crise mondiale du monde occidental subit. Nous nous trouvons dans ce monde-là. Alors, il y a plus de croissance, moins de croissance, plus d'abondance, plus de pénurie. Cela ne change en rien, naturellement à la direction que nous suivons £ nos moyens sont différents. Il n'y a pas une loi à l'heure actuelle, qui ne cherche à réduire les différences injustes entre les différentes couches de la société. Il n'y a pas une loi qui n'opère une redistribution plus équitable du produit national. Les lois fiscales, les lois sur le logement, toutes les lois que nous prenons sont des lois qui vont dans le sens de la société que nous voulons bâtir. Donc, dire retourner ! Non, nous ne l'avons pas abandonné.
- QUESTION.- Donc, ceux qui parlent du recentrage dans la politique française ...
- LE PRESIDENT.- Il faut bien qu'ils disent quelque chose. Et d'autre part, qu'est-ce qu'on appelle recentrage ? Si on dit à l'avance que les socialistes sont des gens impossibles, insupportables, qu'ils ne veulent discuter avec personne, qu'ils ne comprennent rien, qu'ils veulent étatiser, collectiviser, et puis, si ensuite on découvre avec étonnement qu'ils ne sont pas aussi insupportables que cela, qu'ils ne veulent pas collectiviser, qu'ils respectent par définition les libertés, qu'ils comprennent l'économie à leur façon, mais mieux qu'on ne le dit, à ce moment-là, on joue à la divine surprise. Ah ! Ils ne sont pas aussi méchants qu'on croyait. Mais c'est tout simplement le premier jugement qui n'était pas le bon. Donc, ce sont des arguments polémiques. On est habitué ! Vous êtes habitués, chez vous, moi je suis habitué chez moi. Comme on dit dans un langage assez vulgaire "j'en prends et j'en laisse".\
QUESTION.- Monsieur le Président, je voudrais poser une question qui n'est pas très précise. Les plans régionaux qui existent en Europe pour dénucléariser, qu'est-ce que vous en dites ?
- LE PRESIDENT.- Je prendrai ces positions un peu plus tard. Je suis tout à fait favorable à des zones dénucléarisées dans certaines parties du monde. Tout à fait favorable à la neutralisation, même. Voyez par exemple ce qui se passe en Afghanistan. Je suis sûr qu'il y a des solutions possibles dans cet esprit. Et ce n'est pas le seul endroit. Maintenant l'Europe est toute petite. Elle est si petite que décider à l'avance que telle et telle zone sera dénucléarisée ne correspond peut-être pas à une réalité du moment. J'en parlerai un peu plus tard.
- QUESTION.- Vous avez parlé de neutralité en Afghanistan, monsieur le Président. Souvent on parle aussi de neutralisme surtout maintenant, en Europe centrale.
- LE PRESIDENT.- Ah, c'est différent.
- QUESTION.- Il y a une grande différence ?
- LE PRESIDENT.- Oui, il y a un pays comme l'Autriche qui est un pays neutre. C'est un pays qui prend quand même une part active à la vie de l'Europe et du monde. Puis, le neutralisme, c'est une disposition d'esprit £ la neutralité c'est un statut juridique et international. Non c'est pas la même chose.
- QUESTION.- Que pensez-vous de la politique du parti social-démocrate en Allemagne `RFA` ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas d'opinion là-dessus. Je ne m'exprime jamais sur les partis politiques. Ce n'est pas mon rôle.\
QUESTION.- Monsieur le Président, qu'est ce qui vous inquiète maintenant le plus, les euromissiles ou le Moyen-Orient parce que là, les développements sont tellement rapides ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que le problème central pour les semaines qui viennent, ce sont les euromissiles. Mais je pense que les autres problèmes sont plus ou moins violents selon ce qui se passe autour de Genève. Ce qui ne veut pas dire que les problèmes du Proche-Orient n'aient pas leur existence propre qui peuvent retrouver toute leur ampleur dramatique. Et d'ailleurs, on est servi tous les jours. Voyez le Liban, l'attente, la guerre entre Israël et une partie du monde arabe £ la guerre entre l'Irak et l'Iran. Mais je crois, quand même sans vouloir négliger l'importance de ces derniers problèmes, que c'est le débat sur les euromissiles qui, pour l'instant, est au-centre des -rapports de force dans le monde. Si ce problème était réglé, je pense que les autres connaîtraient un certain répit. Parce que les deux plus grandes puissances, du moins, n'yseraient pas mêlées de la même façon.
- QUESTION.- Est-ce que vous croyez qu'on peut avoir un résultat à Genève ?
- LE PRESIDENT.- Aujourd'hui, c'est mal parti. Mais enfin, je ne suis pas négociateur à Genève. Je n'y suis pas £ je n'en sais rien et je verrai bien. Je demande simplement aux peuples d'Europe de comprendre que sans aucun esprit belliciste, sans menace pour personne, dans une volonté de paix, il faut que l'on soit capable de présenter de part et d'autre de l'Est et de l'Ouest, des forces équilibrées. Et je pense qu'il arrivera un jour où l'on devrait parvenir à un point d'accord. En 1979, M. Brejnev avait dit : "J'ai tant de SS 20. Bon, cela suffit. L'équilibre est atteint. Restons-en là". On a continué. Nous allons connaître une crise dans les jours qui viennent. Comme je ne suis pas prophète, je ne peux pas dire exactement comment les choses vont se passer.\
QUESTION.- Pour retourner à la question du Moyen-Orient, est-ce que vous croyez que l'ONU et la FINUL jouent un rôle nécessaire ou inutile ?
- LE PRESIDENT.- Elles devraient jouer un rôle. Je souhaite que les Nations unies prennent leurs responsabilités au Liban. Je le souhaite. Parce qu'à ce moment-là, comme les plus grands pays du monde y sont représentés, ils s'apporteraient des garanties mutuelles. Je souhaite même que le mandat de la force multinationale française, américaine, italienne et anglaise s'efface derrière l'intervention de l'Organisation des Nations unies. Mais là où vous avez raison, c'est que la FINUL n'a pas produit de grand résultat. Il faudrait donc que le Conseil de sécurité, l'Assemblée de l'ONU prennent une autre conscience de leur devoir dans cette partie du monde.\