26 octobre 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. François Mitterrand, Président de la République, accordé à la télévision tunisienne, Paris, Palais de l'Élysée, mercredi 26 octobre 1983.

QUESTION.- Monsieur le Président, merci de nous recevoir à la veille de votre départ en Tunisie en tant que Chef d'Etat. Quelle appréciation faites-vous du dossier des relations tuniso - françaises ?
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas de contentieux, sinon que les relations bilatérales doivent toujours être ajustées. Elles sont actives, elles sont fécondes, nos relations, d'autant plus que l'histoire a bien voulu que nos deux peuples puissent franchir des étapes difficiles en sachant préserver l'essentiel, c'est-à-dire une réelle amitié et, finalement, choisir l'harmonie. Cela est dû, je pense, à la -nature du peuple tunisien qui est un peuple ouvert, rapide, vif, mais qui comprend bien la mentalité française. Cela est dû aussi à un certain nombre de dirigeants, je pense en-particulier au président Bourguiba que j'ai connu moi-même, il y a longtemps, précisément aux époques les plus difficiles qui, avec un courage personnel que chacun connaît, une très vive intelligence, a eu une conception historique, à la fois comme combattant de la libération de son pays et, en même temps, en sachant placer ce mouvement historique dans une large perspective.
- Alors, ayant vécu cette période - moi-même j'y ai exercé certaines responsabilités, j'ai été tout de suite très sensible au fait de persévérer dans une relation qui me paraît bonne même si, comme toutes les relations internationales, elle exige d'être constamment mise au point pour qu'on ne piétine pas, ce qui voudrait rapidement dire qu'on recule.
- Je crois que ces relations, grâce à ce voyage qui suit bien d'autres échanges, d'autres personnalités, devraient pouvoir s'actualiser tout à fait. Je vais entendre là-bas l'opinion des dirigeants, des groupes socio-professionnels £ je percevrai mieux l'écho de tout un peuple. J'aurai aussi des images toutes fraîches de la vie tunisienne, je m'en réjouis.
- J'attends ce voyage donc, avec espoir. Je serai très honoré d'être l'hôte du président Bourguiba et du peuple tunisien.\
QUESTION.- Je ne pense pas, monsieur le Président, vous dévoiler un secret en vous disant que toute visite d'un responsable français, a fortiori quand il s'agit du Président de la République française, revêt une importance particulière pour des raisons d'affection. Et puis, monsieur le Président, plus d'un quart de siècle après l'indépendance, le discours politique, comme vous venez de le dire, a changé entre Tunis et Paris. Il reste, certes, quelques petits problèmes à régler, je pense notamment aux biens des Français en Tunisie, à la circulation des Tunisiens en France, mais ce sont des problèmes qui relèvent des experts.\
`Suite question`
- Monsieur le Président, vous qui n'avez cessé de prôner une nouvelle approche économique entre les pays riches et les pays pauvres - vos appels à ce sujet sont nombreux - comment vous concevez cette nouvelle approche avec un pays comme la Tunisie, une Tunisie qui est engagée dans un plan ambitieux de développement et, surtout, comme son Président et son Premier ministre l'on souvent répété, qu'un véritable transfert de la technologie entre les deux rives de la Méditerranée ne peut qu'engendrer des relations nouvelles ?
- LE PRESSIDENT.- C'est un des secrets de la réussite commune. On peut englober la Tunisie dans la considération générale sur la relation Nord-Sud, certes, et tout ce qui se passait dans ce sens pour combler le fossé qui s'accroit entre les pays industriels et ceux qui ne le sont pas, tout ce qui pourra être fait pour combler ce fossé sera bon. Vous savez que depuis plusieurs décennies, je m'y attache pour ma part et comme j'ai aujourd'hui davantage de moyens, à la tête de la République française, d'y procéder, bien entendu je continuerai.
- Je crois que le transfert technologique est une des clés des problèmes qui nous sont posés. On s'aide, on s'entraide, chacun apporte ce qu'il peut. Les relations existant actuellement entre la France et la Tunisie dans divers ordres, industrielles en-particulier, télécommunications, communications tout court, transports, automobiles, chimie, énergie, que sais-je encore, tout cela est très prometteur.
- Mais j'ai déjà eu ce débat avec d'autres pays. Il faut que la Tunisie puisse en même temps bénéficier de ce que j'appellerai la connaissance, qu'elle est parfaitement capable de saisir et ensuite d'utiliser pour le mieux de son peuple et la France, contrairement à d'autres pays industriels, ne s'y refuse pas. Je considère que c'est sa façon de contribuer à réduire une distorsion entre le Nord et le Sud, tout à fait dommageable à l'un et à l'autre, surtout en un moment ou les grands pays, je le regrette bien, sont aujourd'hui égoïstement renfermés sur eux-mêmes. Les grandes puissances ne comprennent pas que aider le tiers monde c'est s'aider soi-même.
- Ce que nous pouvons faire entre Tunisiens et Français, en tout cas, sera fait.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous l'avez dit tout à l'heure, vous avez vécu, vous avez même participé au processus de négociation qui devait déboucher sur l'indépendance de la Tunisie. Demain, vous aurez une prise de contact avec le même leader qui a dirigé le combat de la Tunisie. Une trentaine d'années plus tard, monsieur le Président, ne peut-on pas s'interroger sur les vertus des -rapports tunisio - français qui ont été malgré tout soustraits à la haine et à la rancoeur et n'est-ce pas grâce à vous-même, grâce au président Mendès France et surtout grâce au président Bourguiba ?
- LE PRESIDENT.- C'est ce que j'essayais de vous dire tout à l'heure pour commencer car je voulais que ce dialogue pût débuter par un hommage et un grand salut au peuple tunisien et j'évoquais la physionomie tout à fait particulière dans l'histoire moderne du président Bourguiba qui, en tant que patriote tunisien, a obtenu les résultats que vous savez : l'indépendance, les conditions de la réussite.
- Il n'est pas facile d'aborder le problème de la décolonisation lorsque l'on prend tous les risques sur soi. C'est ce qu'il a fait. Puis finalement, parce qu'il a intégré cette action dans cette perspective que j'évoquais, il y a un moment, il a choisi l'harmonie. Passons par-dessus les difficultés du moment, ce qui n'était pas toujours très facile. Je me flatte d'y avoir contribué, en effet. Je me souviens de m'être intéressé dès les années 50 `1950` à ce problème et d'avoir soumis au gouvernement de l'époque un certain nombre de suggestions qui n'ont pas toutes été retenues sur le moment et d'avoir rencontré, sur ce chemin, notre ami le président Mendès France qui, avec le poids de son autorité, a pu, surtout lorsqu'il a été chef du gouvernement, faire accomplir une étape décisive.
- Il se trouve que nous avons eu devant nous et à côté de nous un homme comme le président Bourguiba avec la continuité de son action sur plus d'un quart de siècle. Vous savez la continuité dans une action de ce genre, lorsqu'il faut traverser des phases historiques aussi différentes, c'est un grand bienfait, surtout lorsque cette durée est assortie d'une haute conception de l'histoire. C'est le cas. Je crois que la Tunisie en a bénéficié. Je m'en réjouis pour elle.\
QUESTION.- Le dossier de l'émigration fait couler beaucoup d'encre et suscite polémique et passion concerné par quelques 230000 émigrés dans votre pays. L'opinion publique est sensible à ce vent de xénophobie que le camp exploite à des fins politiques. Cette attitude est-elle justifiée ?
- LE PRESIDENT.- C'est beaucoup dire, c'est trop dire, un vent de xénophobie. Non. Il y a un certain nombre de réactions fâcheuses, parfois même inquiétantes. Le gouvernement français et moi-même nous y veillons. Le problème qui se pose pour la France, je veux l'expliquer en termes simples.
- La France est un pays accueillant. Il y a beaucoup d'émigrés en France qui apportent beaucoup à la France par leur travail, leur capacité intellectuelle et manelle, souvent les deux à la fois et il en vient en-particulier du Maghreb et notamment de Tunisie.
- Ce qui rend les choses difficiles, c'est que, à côté de cette immigration reconnue, reconnue plus que jamais depuis deux ans, deux ans et demi - il y a des garanties apportées aux immigrés dans leur mode de vie quotidienne, dans le logement, pour leurs relations avec la police, pour ne pas être soumis à un système vexatoire, pour disposer de la dignité d'homme et de travailleur - je crois que nous avons quand même fait des progrès dans ce sens. Et puis, s'il y a encore à faire, il ne faut jamais manquer une occasion de le dire parce que c'est un des problèmes qui m'attachent le plus. Moi, je suis tout à fait satisfait de voir l'apport des Tunisiens à l'économie française.\
`Suite réponse sur l'immigration`
- Seulement, il y a une immigration clandestine qui vient de tous les pays, de beaucoup d'autres pays que les pays du Maghreb. Alors, nous nous trouvons devant une situation extrêmement délicate car il ne s'agit pas de les mettre en compétition avec les Français. Il faut trouver le bon dosage, c'est ce qui a été fait jusqu'ici. L'immigration clandestine vient tout bouleverser car des centaines, des milliers de familles viennent s'installer, passent par toutes les frontières et viennent concurrencer, créer, même, pour leurs frères immigrés, j'allais dire pour nos frères émigrés, une situation psychologique, un environnement difficile, soupçonneux, qui sont très injustement reportés sur les immigrés en parfaite conformité avec la loi française.
- Je veux profiter de cette émission pour dire à quel point je veux rendre hommage au travail des immigrés dans un pays comme la France. Ils ont beaucoup contribué à notre redressement, notamment au lendemain de la dernière guerre mondiale. J'insiste pour que tout ceux qui ne sont pas reconnus pas notre loi puissent renoncer à venir chez nous, s'il n'y a pas de travail ce n'est pas la peine, et ne pas troubler l'opinion publique très sensible au fait que le chômage est une des lèpres des temps modernes.
- Voilà, alors naturellement nous sommes sévères pour l'accès au territoire français. Nous sommes obligés d'être sévères. Mais quiconque y a accès doit pouvoir y trouver les droits d'un citoyen.\
QUESTION.- De l'autre côté de la Méditerranée, le projet maghrében prend progressivement forme à la faveur d'une dynamique prometteuse. Vous serez demain en Tunisie, chez nous. Vous venez d'avoir un entretien avec le Roi Hassan II, vous accueillerez dans quelques jours le président algérien Chadli Bendjedid. De par vos -rapports historiques avec les différents pays maghrébens, quelle appréciation faites-vous, monsieur le Président, face à la Constitution dans un tel ensemble régional ?
- LE PRESIDENT.- En tout cas, je pense que c'est une donnée importante de la politique française que de se sentir tout à fait à l'aise avec les gouvernements et les Etats d'Afrique du Nord : le Maroc, en partant de l'Ouest, l'Algérie, la Tunisie. C'est pour nous véritablement une chance que de pouvoir recevoir l'amitié, le -concours de ces peuples avec lesquels nous avons eu à une certaine époque des relations difficiles. Je crois que c'est une réussite mutuelle que d'avoir pu, soit faire resurgir l'amitié, dans certains cas, soit d'avoir su la maintenir.
- Vous avez rappelé la présence du Roi Hassan II, bientôt, c'est le président Chadli, qui sera là et, moi-même je serai incessamment en Tunisie.
- Le Maghreb c'est votre affaire, pas la mienne. Vous pouvez me demander une appréciation, mais de quelqu'un qui est à l'extérieur. Je n'ai pas à me substituer au gouvernement de ces pays. Je crois que c'est une grande idée et que c'est bien de la faire vivre. Il y a là des formes d'unité profonde que l'histoire et la culture ont dessinées et que vous avez raison de ne pas négliger. Quant à savoir quelle forme cela doit prendre, quelle forme structurelle, c'est de l'ordre de votre décision et je fais confiance aux responsables qui se sont révélés capables de bâtir l'indépendance de leur pays.\
QUESTION.- Pour rester autour de la Méditerranée, le drame du Liban ne laisse personne indifférent, surtout pas la France qui, comme vous l'avez réaffirmé après votre retour de Beyrouth, reste et restera fidèle à son histoire, à ses engagements. Le dernier attentat dont ont été victimes les soldats français et américains et pour lesquels j'ai une pensée douloureuse, ce dernier attentat est venu illustrer, si besoin est, la détermination de certains partis, de faire avorter les efforts de paix dans ce pays arabe. Avec tous les intérêts en jeu, monsieur le Président, est-il encore temps de sauver le Liban de la partition et surtout pour le maintenir dans l'environnement arabe ?
- LE PRESIDENT.- Il existe un certain nombre de principes qui doivent gouverner la société internationale, la société des hommes, ou bien en l'absence de cet ordre, ce sera une immense anarchie et, finalement, la multiplication des conflits. Je suis donc obligé de me référer aux principes les plus simples pour voir comment conduire la politique de la France. Moi, j'aperçois d'abord le principe de l'indépendance nationale. Si le gouvernement libanais, légitimement mis en place, fait appel à la France pour défendre l'indépendance de son pays, je considère que cela me concerne, cela concerne mon pays, comme cela devrait concerner la société internationale tout entière.\
`Suite réponse sur le Liban`
- Lorsqu'il s'agit du libre droit d'un peuple à disposer de lui-même, il faut pouvoir y répondre. C'est dans le sens du droit, sans lequel, je le répète, ce n'est que confusion et désordre dangereux, cela pourrait être dangereux pour la paix.
- Le Liban est un pays arabe qui est de religions diverses. Convictions, passions s'y trouvent et s'y opposent depuis des siècles mais ce pays a une réalité. Cette réalité est représentée par des institutions, ces institutions sont couronnées par un gouvernement et un Chef de l'Etat. Ils ont charge de veiller à l'intégrité de leur territoire.
- Si on met en cause l'intégrité du territoire du Liban, que de territoires dans les autres pays, dans les autres continents, en-particulier dans le continent où vous êtes `Afrique`, pourraient se trouver remis en cause simplement parce que des ethnies ou des minorités culturelles voudraient les faire éclater. Ca intéresse donc la plupart des pays du monde que de respecter ces principes au Liban.
- Si l'on y ajoute une grande tradition historique, des relations très anciennes avec ce qu'on appelait autrefois les Echelles du Levant, les relations entre la France et le Liban moderne, tout cela explique la position de la France qui est tout à fait une position de paix. Nous ne cherchons absolument pas à nuire aux voisins du Liban. Nous ne sommes pas partisans du tout. Tous les Libanais sont nos amis. Qu'ils soient musulmans, qu'ils soient chrétiens, qu'ils soient de la montagne ou qu'ils soient de la plaine, de la ville... Il faut bien que je dise cela à mes amis tunisiens pour que l'on comprenne que la France a, dans cette affaire, une position raisonnable, risquée sans aucun doute, mais au service de quelques grands principes et fidèle à nos amitiés. Cela comporte naturellement des risques, il faut savoir les assumer.\
QUESTION.- Monsieur le Président, en concentrant tous les efforts sur le Liban qui certes, mérite toute sollicitude, n'avez vous pas l'impression que l'essentiel est négligé, à savoir ce que le président Bourguiba a toujours appelé l'injustice du siècle infligé au peuple palestinien.
- LE PRESIDENT.- La France a là-dessus épousé les thèses des Nations unies votant les résolutions importantes qui sont dans toutes les mémoires. J'estime que chaque peuple a droit à une patrie et donc à sa terre et sur cette terre à bâtir les institutions de son choix. Ce raisonnement s'applique aux Palestiniens.
- J'ai dit partout où je me suis rendu et particulièrement à la tribune de la Knesset, en Israël, ce que je suis en-train de vous dire : le peuple palestinien avait le droit de vivre de la façon que je viens d'exposer comme tout autre peuple, ce qui n'enlève rien aux droits du peuple d'Israël. La difficulté, on la connaît, elle est géographique, elle est historique, elle revêt tous les aspects du monde mais ces peuples ont le droit de vivre, on ne peut pas les laisser dans leur errance et leur désespérance. Cela n'est pas juste, selon le mot employé par le président Bourguiba.\
QUESTION.- Après ce tour d'horizon de la politique, je m'adresse, monsieur le Président, à l'homme de culture. Vous avez certainement remarqué cette volonté de mutation de notre part qui, sans nous éloigner de la véritable culture française, de l'ère francophone, s'oriente maintenant vers la rencontre de deux civilisations ayant marqué le passé et riches dans le patrimoine actuel. Le thème souvent évoqué par notre Premier ministre `Mohamed Mzali`, quel écho trouve-t-il auprès de vous, monsieur le Président ?
- LE PRESIDENT.- Vous avez une très vieille culture, très antérieure à l'arrivée d'une autre grande culture, la culture française et il serait tout à fait dommage, je dirais même dommageable, que cette tradition soit interrompue et le cas échéant tarie. En tout cas j'ai une conviction profonde dans le fait que la francophonie, la culture française - cela est un motif d'orgueil légitime pour mon pays - a pu éveiller les vocations, susciter des enthousiasmes intellectuels et servir aux communications entre les nombreux peuples méditerranéens et au-delà, bien au-delà sur tout le continent africain, et au-delà dans beaucoup de pays du monde.
- Vraiment, cette culture et cette tradition plus récentes, mais qui étaient déjà fort anciennes, j'y attache le plus grand -prix pour que ce facteur de compréhension entre les Tunisiens et les Français puisse se perpétuer. Je suis très fier et très flatté lorsque je vois la qualité intellectuelle de Tunisiens s'exprimant en français avec une richesse et une connaissance qui fait souvent mon admiration.
- Souvent, je crois que la synthèse est nécessaire et que ceux d'entre vous qui ont cherché à sauvegarder la culture profonde, la culture arabe et la culture française, ceux-là ont raison parce que si on coupe une des racines, c'est l'arbre qui, ensuite, risque de dépérir.\