12 octobre 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. François Mitterrand, Président de la République, accordé au journal belge "Le Soir", Paris, mercredi 12 octobre 1983.

QUESTION.- Monsieur le Président, pour définir au mieux dans quel -état d'esprit vous entamez cette visite officielle, nous aimerions vous demander quelle "image mentale" vous avez de la Belgique. Une image peut-être nourrie d'expériences et de souvenirs personnels ? Une image qui procède sans doute de l'idée que vous avez, aujourd'hui, de ce pays partenaire et ami, de sa situation politique, économique et sociale, et du rôle qu'il peut - ou qu'il doit - jouer au sein de la Communauté économique européenne `CEE` ?
- LE PRESIDENT.- J'ai connu la Belgique dans mon adolescence. Je suis allé en effet plusieurs années passer mes vacances d'été sur vos plages. J'ai aimé parcourir en bicyclette l'arrière pays flamand et j'y ai découvert l'envoûtement des ses paysages, de ses villes, de ses arts. Je lui suis resté attaché. Cette approche a beaucoup compté pour ma propre formation. Plus tard, j'ai visité le reste du pays, Bruxelles, la Wallonie et là encore je me suis senti de profondes affinités avec une civilisation forte et vivante. Je n'ai pas cessé d'approfondir depuis lors une connaisance que je crois indispensable à qui veut comprendre les racines de la culture européenne, ainsi que certains des grands mouvements sociaux, commerciaux et industriels qui sont venus de votre pays. J'ai parmi vous de nombreux amis. Ce voyage officiel m'apportera un autre angle de vue. Je m'en réjouis.\
QUESTION.- Dans différentes instances européennes, des représentants du gouvernement français ont évoqué l'opportunité d'ajouter un volet sécurité-défense aux processus d'unification de l'Europe. Qu'en pensez-vous ?
- LE PRESIDENT.- J'ai eu l'occasion en effet, ainsi que le Premier ministre `Pierre Mauroy` et les membres du gouvernement, de souhaiter à plusieurs reprises que, face aux dangers qui la menacent - et ils ne sont que trop visibles aujourd'hui - l'Europe s'affirme plus qu'elle ne l'a fait jusqu'ici. Si la France parle ainsi, c'est parce que, solidaire de la communauté atlantique `Alliance atlantique` mais garantissant de façon autonome sa sécurité, elle a en Europe une responsabilité particulière qu'elle assume par son propre effort de défense et par les moyens dont elle s'est dotée.
- Est-ce à dire qu'il faille intégrer un volet sécurité-défense au processus d'unification de l'Europe ? Nous n'en sommes pas là puisque c'est encore à sa construction économique que l'Europe intégrée s'emploie, avec les difficultés que vous savez. Mais si la défense européenne n'est pas à l'ordre du jour sous l'aspect d'une intégration, la situation présente nous impose de réfléchir à ce problème et de le faire entre Européens dans les enceintes qui nous sont propres - je pense à l'UEO - ou lors des multiples contacts bilatéraux qu'impose la convergence de nos préoccupations.
- Réfléchir afin que le présent n'obère pas le futur, mais aussi agir comme nous l'avons fait en donnant un nouvel élan aux dispositions laissées en jachère du Traité de l'Elysée entre la France et la RFA, en développant la coopération avec les pays européens, notamment dans le domaine des armements. A cet égard, l'accord-cadre franco - belge qui sera signé entre les deux ministres de la défense au-cours de mon voyage officiel dans votre pays représente un bon exemple de la volonté des gouvernements européens en la matière.\
QUESTION.- Croyez-vous que le mouvement pacifiste puisse avoir une influence positive sur le déroulement des négociations de Genève sur les euromissiles.
- LE PRESIDENT.- Le mouvement pacifiste est l'expression d'une inquiétude légitime des européens face à l'accumulation des armes nucléaires. Tout responsable politique peut comprendre cette inquiétude et aucun ne peut ignorer les motivations, notamment morales, qui inspirent ce mouvement, plus particulièrement dans la jeunesse. Mais, la méthode proposée va-t-elle dans le sens du but recherché, le pacifisme est-il la voie de la paix, est-il une véritable incitation à la négociation et, - puisque vous parlez des euromissiles - à la négociation de Genève qui porte sur ces armes ?
- Si l'on y regarde de plus près, la dissymétrie dans l'expresion du pacifisme est inverse de celle qui caractérise la situation en-matière d'euromissiles. Là aussi, en effet, il y a déséquilibre. Dans les pays de l'Ouest, le pacifisme s'exprime librement et demande souvent le gel des armements nucléaires, la non-installation des fusées Pershing II et des missiles de croisière, voire dans certains cas, le désarmement unilatéral. Mais c'est en URSS qu'il y a des euromissiles. L'armement nucléaire intermédiaire considérable dont elle dispose est destiné à quoi ? et à qui ? puisque par définition les euromissiles SS 20 ne peuvent traverser l'Atlantique. Plus de 200 fusées SS 20 en Europe portant chacune trois ogives nucléaires, voilà le déséquilibre.
- La prise en compte de l'armement nucléaire français n'a pas de sens. Ni les Américains ni les Russes ne discutent de leurs sous-marins et on voudrait que la France qui ne participe pas à Genève remette les siens à la disposition de deux puissances étrangères `Etats-Unis ` URSS` dont l'armement stratégique est sans aucune commune mesure avec celui des trois autres puissances nucléaires, Chine, Grande-Bretagne et France ? C'est là une façon de poser le problème qui ne peut être acceptée par nous.\
QUESTION.- La géographie électorale actuelle de l'Europe recoupe une situation économique et sociale différente entre le Nord et le Sud. Entre ses affinités politiques avec les gouvernements à direction socialiste du Sud, qu'ils soient membres de la CEE ou frappent à sa porte, entre les problèmes que lui pose la candidature de l'Espagne et du Portugal, face au bloc des pays du Nord gouvernés par des coalitions de droite qui orientent la politique économique européenne, où se situe la France ?
- LE PRESIDENT.- Je ne partage pas l'idée d'une différence de situation économique et sociale entre le nord et le sud de l'Europe et je suis au contraire frappé par la similitude des défis auxquels nous devons faire face dans nos pays respectifs. Bien sûr, nous avons des options différentes £ ce n'est pas nouveau, et c'est très bien ainsi, car l'ambition européenne transcende les choix politiques internes et les situations géographiques. Malgré nos différences, nous avons engagé des politiques qui visent le même résultat, à savoir le retourà la croissance.
- Quant à l'Espagne et au Portugal, ces deux pays ont historiquement, culturellement, politiquement, vocation à entrer dans la Communauté, qui depuis plus de trente ans lie étroitement le nord et le sud de l'Europe. Encore faut-il que les grands équilibres soient sauvegardés, dans l'intérêt de tous les Etats membres, présents et futurs et que la Communauté se dote d'abord des moyens de réformer ses structures inadaptées. C'est l'objet de la négociation en-cours, et nous y veillons tout particulièrement.\
QUESTION.- Dans votre interview télévisée, le mois dernier, à l'émission "l'Enjeu", vous avez confirmé que l'option européenne était irréversible. Il n'empêche que la France émet de nombreuses réserves sur le fonctionnement de la Communauté tout en craignant que les réformes actuellement sur le tapis n'affaiblissent l'acquis communautaire, telle la politique agricole commune, sans combler pour autant des lacunes graves, telle la politique industrielle et sociale. Autant de soucis louables, mais comment les concrétiser dans la réalité européenne, au-delà du discours, "ici et maintenant" ?
- LE PRESIDENT.- Les réserves et les soucis dont vous parlez ne sont pas le propre de la France, qui pour ce qui concerne l'Europe, a surtout une grande ambition. Les insuffisances de la Communauté `CEE` existent, elles ont été identifiées par le Conseil européen de Stuttgart, qui a choisi d'engager d'ici la fin de l'année une réforme d'ensemble de la Communauté, afin de lui donner les moyens de se développer, de reprendre son élan. Cela est particulièrement vrai pour la politique agricole commune, qu'il faut aménager après vingt ans de succès incontestables, gérer avec plus de rigueur, compte-tenu de l'évolution de certains marchés, mais surtout moderniser.
- Le Conseil européen de Stuttgart l'a pleinement reconnu. Quant à la coopération industrielle et à la politique sociale, elles font partie de la négociation en-cours, et la France, qui assurera la présidence de la Communauté au-cours du prochain semestre, présentera des propositions concrètes. Je pense, sur le -plan social, au problème du chômage et donc à la durée du travail, et sur le -plan industriel à l'électronique.\
QUESTION.- A plusieurs reprises vous avez marqué un intérêt attentif pour le rôle, le poids, l'évolution de la francophonie dans le monde. Récemment d'ailleurs, votre Conseil des ministres a annoncé la mise sur pied de trois nouveaux organismes destinés à promouvoir ce rôle. Ceci étant posé, pourriez-vous nous donner des précisions sur trois points précis :
- Dans votre esprit, la défense de la francophonie s'inscrit-elle uniquement dans une perspective culturelle ou a-t-elle une dimension politique ?
- LE PRESIDENT.- La francophonie est une solidarité de fait. Parler la même langue, c'est un peu regarder le monde avec les mêmes yeux. Et toute solidarité mérite d'être développée, enrichie, surtout lorsqu'elle tient si fort à la substance même des nations, surtout dans nos temps de crise où les forces centrifuges sont à l'oeuvre. Alors votre distinction entre le culturel et le politique ne me semble pas très adéquate puisqu'il s'agit de donner à cette identité commune tous les moyens de vivre. En outre, l'ambition ne doit pas être la seule défense de la francophonie. Nous ne sommes pas des gardiens de musée mais des producteurs de richesses : l'uniformité linguistique serait pour le monde une victoire terrible de la pauvreté.
- QUESTION.- L'idée d'un "sommet" des pays francophones évoquée par M. Trudeau à Williamsburg est-elle définitivement abandonnée ? LE PRESIDENT.- Rassembler pour la première fois plus de quarante pays de tous les continents, unis par la langue mais divers par leurs choix politiques, leurs structures étatiques, leurs niveaux de développement, un tel projet n'est pas simple. Et rien ne serait pire qu'un échec pour cause de précipitation. Je puis vous dire seulement que les choses avancent et qu'à aucun moment je ne perds de vue l'objectif final.
- QUESTION.- Nous avons le sentiment que l'expansion de la langue française butte parfois sur des obstacles concrets, irritants pour les francophones et qui relèvent d'une mentalité "protectionniste" (livres et disques français très chers hors de l'hexagone, monopole de création des compagnies théâtrales parisiennes, exclusivité en-matière de post-synchronisation de films, etc...) La francophonie bien comprise ne passerait-elle pas par un changement des mentalités ?
- LE PRESIDENT.- Je partage votre sentiment. Et, sans les excuser, je comprends les raisons de ce repli sur soi. En face d'une menace, la première réaction c'est la porte close, avant de songer à chercher des alliés.
- Je vous le répète, il faut d'abord en finir avec les attitudes défensives. Notre langue commune n'est pas un chef d'oeuvre en péril mais un outil irremplaçable pour mieux comprendre et mieux tranformer le monde. Et le seul moyen pour retrouver la confiance, c'est agir ensemble. Je ferai bientôt, dans ce domaine, des propositions précises.\