12 octobre 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. François Mitterrand, Président de la République, accordé à la radio-télévision belge, notamment sur la vie politique en France depuis 1981 et les conséquences en politique intérieure et étrangère, Paris, mercredi 12 octobre 1983.

QUESTIONS.- Dans votre discours d'investiture, vous avez exprimé le souhait de rassembler les Français. Après deux ans et demi de pouvoir, est-ce que vous estimez que ce souhait se réalise compte tenu de ce qu'on pourrait appeler un certain nombre de signes par exemple : les résultats des élections sénatoriales ou de certains sondages et une certaine organisation de l'opposition.
- LE PRESIDENT.- Le fait dominant en France comme dans beaucoup de pays du monde en-particulier en Occident, c'est ce que l'on appelle la crise, que l'on pourrait appeler autrement, mutation, transformation des structures de l'association industrielle et que ce fait dominant continue de régler les humeurs, les -rapports de force, alimente les contradictions. Je n'en ai pas pour autant abandonné le projet mais c'est une affaire qui s'exerce sur la durée de rassembler au-delà des sondages qui ne sont que la photographie d'un moment, les Français autour de quelques objectifs grands et simples. Mais il nous faut pour cela régler les effets les plus cruels de la crise. Cela n'est pas aisé puisqu'il s'agit d'un environnement international.
- Vous me parlez de sondage, parlons-en encore un instant. Dans le dernier, j'ai pu constater que c'étaient quand même les Français qui avaient le moins lourdement supporté la charge de la crise dans tous les pays industriels. Cela n'est pas encore bien perçu dans l'opinion française mais cela se fera à mesure que nous avancerons si nous sommes persévérants, si nous restons fidèles à la ligne fixée et si nous savons bien entendu - mais cela c'est ma tâche en-particulier - éviter que les passions ne s'exacerbent. Sans oublier que, en fin de compte, dans deux, trois, ou quatre ans la France, en rassemblant ses forces, peut représenter une grande puissance.\
QUESTION.- Dans ce même discours vous exprimiez l'opinion que jusqu'à la victoire du 10 mai `1981` le peuple de France - et vous employiez le terme "la majorité sociale" - vous n'avez pas eu souvent au fond, voix au chapitre. Est-ce qu'on peut affirmer qu'il s'exprime mieux aujourd'hui, ce peuple de France ? Et pour ne prendre qu'un exemple, la politique étrangère de votre pays, en quoi y participe-t-elle mieux et en quoi faut-il ne pas voir une sorte de continuité entre la politique d'aujourd'hui et celle d'hier ?
- LE PRESIDENT.- Vous passez quand même d'un sujet à l'autre. Ce que j'appelais, en effet, cette majorité sociale, c'est une évidence historique qu'elle a rarement pu s'exprimer et surtout l'emporter pour des raisons multiples qui tiennent aux forces dominantes d'une société, à ce que l'on appelle d'un terme un peu trop simple et qui mériterait d'être expliqué davantage, un modèle culturel.
- En fait la gauche - puisqu'en France depuis déjà longtemps les termes de gauche et droite recouvrent d'autres notions : les conservateurs, les gens de progrès £ au XIXème siècle, la Résistance était la droite et le mouvement, la gauche. Cela fait partie sans doute des deux façons d'être de la -nature humaine.
- C'est vrai que ce que l'on appelle la gauche a rarement gouverné en France depuis fort longtemps. A cela s'est mêlé, avec le développement des luttes sociales du XIXème siècle et au début du XXème, une sorte de complication avec d'autres explications. Quand on était de gauche, on était républicain. Puis la République s'est installée. Le phénomène des classes sociales a apporté une coloration particulière à cette notion.
- Cette gauche-là, elle n'a quasiment pas gouverné. En 1936, oui et encore, dans quelles conditions ! Au lendemain de la guerre, ce n'est même pas tellement évident. De telle sorte que nous avons beaucoup de retard historique.\
C'est donc, en soi, un événement considérable, ce qui s'est produit le 10 mai 1981 `élection présidentielle 1981`. Mais là, soyons juste : on ne peut pas nous reprocher à la fois de mettre en oeuvre notre programme et de ne pas le mettre en oeuvre. C'est l'un ou c'est l'autre. Et je peux dire moi-même que j'ai veillé avec scrupule à insérer dans les faits toute une série de projets que j'avais communiqués au peuple français à l'époque et qui rentrent dans leur vie quotidienne.
- C'est toujours difficile à recevoir, le changement. On le souhaite mais cela dérange les habitudes par définition et au moment où cela se produit, on n'en aperçoit pas tout de suite les heureux effets. Malgré tout, ce changement est perçu et sera perçu plus encore, dès lors qu'il s'agit, sur la base d'une production nationale qui suit les à-coups des événements internationaux, d'une industrie qu'il faut très souvent reconstituer pour la rendre compétitive et donc dans une situation difficile. Nous n'avons jamais manqué de rétablir autant qu'il était possible, pas à pas mais fermement, certaines formes de redistribution du revenu national en faveur de ceux qui apportent l'essentiel du travail et qui recevaient les plus petites parts et en réduisant, certes, les avantages, les privilèges ce qui est bien la moindre des choses. Donc je suis resté fidèle à l'essentiel de cette analyse que vous venez de rappeler à l'instant.\
Sur le -plan de la politique extérieure, on ne peut pas retrouver le même clivage. Il y a des circonstances dans la vie de la nation où en effet, quand on est d'un côté ou de l'autre, on s'identifie à tel choix de politique extérieure. Cela s'est produit dans des grandes circonstances à travers le temps. Le dernier choix qui a suivi le dernier après-guerre, c'était le grand choix des années 1947 à 1950 : où était la liberté ? Etait-ce à l'Est, était-ce à l'Ouest ? Je suis de ceux qui ont pensé que l'Ouest, en dépit de ses défauts, apportait davantage de garanties pour la démocratie politique encore fragile et la construction de l'Europe. Là, la politique extérieure a pesé sur la politique intérieure.
- Je ne pense pas que les choses soient aussi évidentes aujourd'hui, bien que cela puisse se reproduire car les dispositions générales de la France tendent à affirmer sa solidarité occidentale avec, toujours, quand même, l'ouverture sur l'Union soviétique `URSS`, les pays de l'Est de l'Europe qui sont l'Europe. La France sait bien que nous sommes les uns et les autres du même continent et, souvent, de la même culture et que nous avons, à l'origine, les mêmes sources de civilisation. Cela reste présent dans l'esprit des Français que l'on soit d'un côté ou de l'autre.
- Est-ce une vocation de la France due, peut-être, à notre grande expérience du Levant, de l'Afrique, des Caraïbes, et d'autres lieux encore, d'Extrême-Orient, une certaine vocation à mieux comprendre que d'autres les problèmes de ce qu'on appelle aujourd'hui le tiers monde ? La lutte est constante. Et, comme la France dispose d'un armement puissant - elle fait partie du petit nombre des puissances qui ont bâti une force de dissuasion atomique - cela lui confère des responsabilités particulières auxquelles je compte rester fidèle pour que nous puissions disposer des moyens de notre sécurité, ce qui est bien la moindre des choses.
- Donc, il ne faut pas nous identifier quand même tout à fait. Nous avons une position assez différente par-rapport à un certain nombre de dictatures dans le monde. Là-dessus, notre intransigeance est plus réelle, moins verbale, comme ce fut le cas dans le passé. Et notre position à l'égard du tiers monde se nourrit de propositions concrètes et d'une démarche quotidienne, ce qui n'était pas toujours le cas auparavant. Enfin, il y a quand même, sur certains grands points, une continuité de la politique extérieure française, c'est bien normal.\
QUESTION.- Je me réfère toujours à votre discours d'investiture. Ce jour-là, parlant de l'-état de la Communauté internationale, vous évoquiez - je vous cite ici - les deux tiers de la planète continuant de changer leurs hommes et leurs biens contre la faim et le mépris. A ce sujet, je voudrais vous demander, monsieur le Président, est-ce que le monde a progressé, à votre avis, depuis ce jour-là ? Est-ce qu'il est plus ou moins dangereux ?
- LE PRESIDENT.- La France a progressé mais pas le monde. La France a accru son aide, sa participation aux institutions internationales dirigées vers le tiers monde, vers les pays en voie de développement. Vous savez que l'on avait fixé comme objectif, au sein des institutions internationales, une participation de mon pays de 0,7 % du revenu national et pour les pays les moins avancés `PMA` de 0,15 %. Nous partions de très loin, je crois, c'est-à-dire 3 %.
- En dépit de nos difficultés budgétaires, cette année, nous avons augmenté notre budget de 6,3 %, moins que l'inflation. Il y a la rigueur que nous avons fait respecter. Malgré cela, notre participation aux diverses institutions internationales et notre aide au tiers monde, sous ses divers aspects, se place entre 12 et 19 %. Nous sommes vraiment entrés dans la logique de notre propos.
- Mais le monde, lui, a reculé. La Banque internationale `mondiale` ne remplit pas son objet. Le fonds monétaire international `FMI` n'a pas eu les dispositions courageuses qui lui étaient nécessaires, c'est-à-dire que les pays qui le composent n'ont pas donné au Fonds monétaire international qui, souvent, exerce très bien sa fonction, les liquidités et des disponibilités. Il n'y a pas du tout d'audace pour un plan de développement. Certains grands pays comme les Etats-Unis d'Amérique réduisent leur participation à l'AID. Il n'y a pas de véritable plan énergétique autre que le pétrole pour les pays dont nous parlons et l'effort sur l'autosuffisance alimentaire s'est ralentie. Enfin, bref, le monde recule et le fossé s'élargit entre le monde industriel et le monde en développement.\
QUESTION.- Il a deux ans et demi que vous êtes au sommet du pouvoir en France, un pouvoir dont l'exercice par le Général de Gaulle, exercice salutaire à de nombreux égards, a été en son temps très critiqué par vous. Or, la Constitution de la Vème République vous régit, c'est donc la même. Vous tracez personnellement les grandes lignes de la politique. Alors, au bout de tout cela, je voudrais vous demander : ne pensez-vous pas que, vous aussi, malgré vous, vous n'échapperez pas à la solitude du pouvoir ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez, la Constitution peut être interprétée de diverses façons. Lorsque le Général de Gaulle est allé l'expliquer au Comité consultatif constitutionnel, il a dit c'est une constitution parlementaire. A l'époque, il n'y avait pas encore l'élection du Président de la République au suffrage universel. Et puis la vie quotidienne, c'est les usages, les façons de faire tout autant, sinon plus que les textes. J'ai d'ailleurs eu l'occasion de dire, en 1958, que je votais davantage contre le contexte que contre le texte qui m'était assez indifférent sauf par quelques dispositions maladroites. On ne va pas se lancer dans des discussions constitutionnelles. Tout dépend de la façon dont on agit. La constitution française donne, en effet, au Président de la République des moyens de pouvoir considérables. Puis, - il y avait donc la Lettre qui, déjà, accordait à cette fonction de grandes marges - et puis, il y a eu l'usage, surtout au début, qui fait que, très souvent, on ne sait plus très bien où on en est. Je me suis efforcé de restituer au Parlement et au gouvernement le rôle que, non seulement la Constitution, mais la tradition démocratique doit leur conférer.
- C'est vrai, j'exerce pleinement la charge qui est la mienne. Je suis sûr de moi, c'est-à-dire de ne jamais transgresser la conception de la démocratie qui m'habite.
- Donc je ne suis pas inquiet de ce point de vue. Nos libertés sont totalement respectées. Je crois que les institutions fonctionnent comme il convient. A tout moment, certes, mais le risque existe, certaines modalités constitutionnelles pourraient faire l'objet d'un examen `réforme`. C'est ce que j'avais proposé en 1981. Mais tel n'est pas l'objet de ma démarche actuelle. Nous avons bien d'autres choses à faire.\
QUESTION.- Un dernier mot, monsieur le Président, si vous le permettez. En mai 1974, à la fin de votre campagne électorale, à ce moment-là, un journaliste avait écrit de vous et vous avez repris celà dans un de vos livres : le destin ne l'aime pas. Alors, est-ce que le destin vous aime aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez, c'est un journaliste qui avait écrit cela, ce n'est pas moi. Je ne connais pas du tout mes oeuvres par coeur. Je m'étais contenté simplement d'ajouter : sait-on quel est le destin de la Seine ? Est-elle d'arroser Paris ou bien d'aller à la mer ? Aucun destin n'est tout à fait accompli. Ce n'est pas parce qu'on acquiert une situation, une charge, qu'on réalise une ambition, y compris Président de la République, que cela donne la réponse à tout. Ce n'est qu'une étape dans un destin.
- L'essentiel, c'est de savoir si on a accompli justement, correctement, une autre mission, c'est-à-dire l'ambition pour la France, du rôle de la France dans le monde. C'est à quoi je m'efforce.\
Nous arrivons au terme de cette conversation, nous n'avons pas parlé de la Belgique. J'y serai demain. J'en suis très heureux. C'est un pays que je connais assez bien. Je m'y rendais déjà dans mon enfance. J'ai passé de nombreuses vacances entre ma 15ème et ma 20ème année sur la côte belge. J'ai beaucoup visité les Flandres du haut de ma bicyclette. Par la suite, j'ai très bien connu la Wallonie, Bruxelles, fréquenté avec amour l'histoire des Belges, tout ce qui a fait certaines des plus grandes heures de l'histoire de l'Europe. Alors, y revenir comme cela, dans une visite d'Etat à Etat, être l'hôte de Sa Majesté le Roi des Belges, pouvoir me rendre ici et là, écouter, voir, admirer, connaître mieux la vie des Belges qui, comme la nôtre, est difficile, c'est pour moi très important. En cette circonstance, je veux adresser mon salut amical au peuple belge.\