12 octobre 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, lors du dîner offert au Palais Royal de Bruxelles par LL. MM. le Roi et la Reine des Belges, notamment sur la CEE, les euromissiles et le désarmement, mercredi 12 octobre 1983.

Sire,
- Madame,
- La visite au Royaume de Belgique du Président de la République française témoigne une nouvelle fois, vous l'avez dit, de l'amitié qui unit nos deux pays. Depuis le voyage ici de Georges Pompidou douze ans ont passé, douze années intenses, douze années difficiles, mais douze années de bonnes, d'excellentes relations entre la Belgique et la France.
- Comment pourrait-il en être autrement ? Je me posais cette question tandis que je vous écoutais : nous avons, et nous partageons, une culture née aux mêmes sources. Comment pourrions-nous ne pas nous comprendre alors qu'au travers de notre frontière des liens personnels se renforcent chaque jour, des -entreprises communes se multiplient, les échanges s'intensifient. Cette interpénétration trouve son origine dans une histoire cent fois rappelée et qui, cependant, reste et doit rester présente si l'on veut comprendre la dimension dans laquelle s'accomplissent nos actes. Depuis plus de vingt siècles d'une histoire le plus souvent partagée, ensemble nous avons vécu la longue période de paix romaine, les bouleversements du Moyen-Age et aussi les surgissements, les naissances, celles des idées nouvelles. Nous avons connu l'avènement des cités, des communes et la richesse éclatante de la civilisation bourguignonne. Ensemble nous avons participé à l'Europe des Lumières, à ses fastes, à ses éclats et avons traversé ensemble cette période qui, de 1789 à 1815 nous a conduits dans l'ère moderne et nous nous sommes retrouvés lorsque, en 1830, les peuples de Belgique ont créé leur Etat.
- Comment ne pas rappeler ici que la France soutint activement - je veux dire par la politique et par les armes - la création de la Belgique et comment oublier, ce n'est pas un détail, que la première Reine des Belges, l'épouse de votre ancêtre direct Léopold Ier, était la fille `Louise-Marie d'Orléans` du Roi des Français `Louis-Philippe` ?
- Puis ce furent les deux guerres mondiales - je m'adresse ici au petit-fils du Roi Albert - qui nous placèrent devant des choix et des sacrifices souvent comparables, nous avons vécu en France dans la religion de ces souvenirs et, instinctivement, nous sentions que nous étions des frères. Il n'y a pas eu ni rupture ni hiatus, ni au-cours de la première ni au-cours de la seconde guerre mondiale : les choix des sacrifices furent comparables et supportés ensemble.\
Ensuite sonna l'heure de construire la Communauté européenne `CEE` et ce fut encore ensemble... Au-delà des sentiments, tous nos intérêts convergent, vous l'avez rappelé. Terre de contact, de rencontre et de synthèse entre les civilisations et les nations qui, depuis toujours, font l'Europe, la Belgique, je l'espère, a besoin d'une France présente. Mais que ferait la France et que deviendrait l'Europe sans une Belgique vivante, sans une Belgique unie ?
- Depuis le lancement de la Communauté européenne, vous avez cité les premiers fondateurs, la Communauté du Charbon et de l'Acier `CECA`, nous avons développé une longue et fructueuse coopération. Mais le monde d'aujourd'hui, faut-il répéter cette évidence, une vérité de la Palisse, n'est plus celui des années 50 `1950`.
- Pour la première fois de son histoire, notre continent, notre part de continent, a cessé d'être la source principale des innovations scientifiques et techniques. Auteur exclusif de la première révolution industrielle, acteur principal de la seconde, l'Europe risque de manquer son entrée dans la troisième. Ce n'est pas à vous, Sire, qu'il est nécessaire de rappeler ce que vous connaissez si bien et que vous avez évoqué avec tant de précision à l'instant, je veux dire l'importance déterminante des nouvelles technologies auxquelles nous attachons tant d'intérêt, même lorsque nous ne sommes pas entendus.
- Votre pays, vos cités ont apporté à l'Europe et au monde des inventions déterminantes. Je pense que vous redoutez comme nous, l'écart grandissant entre l'économie européenne et les forces concurrentes, celles des Etats-Unis d'Amérique ou du Japon. Vous pensez, comme nous, que nous devons au plus vite combler ce retard, sous peine de reculer à jamais dans la hiérarchie du monde. Encore faudrait-il que chaque pays d'Europe, chaque Nation en ait conscience et ait la volonté de créer l'espace commun de l'industrie et de la recherche.
- Dans quelques mois, j'aurai à assumer, au nom de mon pays et au tour de ce pays, la présidence de la Communauté `CEE`. J'entends, à ce moment, présenter des suggestions qui devraient nous permettre de franchir une étape. Nous n'en sommes plus, disais-je à l'instant, au charbon et à l'acier, même si nous ne pouvons les négliger. Celui qui se placera dans l'ère de l'électronique sera celui qui saura à temps, non seulement fonder les industries nouvelles mais ranimer les industries anciennes par ce moyen qui nous est offert, que notre intelligence et que nos mains peuvent saisir. Alors si nous savons que cela passe par l'union de nos forces, si nous savons nous rassembler autour d'une démarche précise et concrète, nous ne serons pas hors de question lorsque, à la fin du siècle, nos enfants demanderont des comptes.\
Mais comment imaginer qu'il serait possible de fonder un nouvel espace à l'Europe si elle s'évade de ceux qu'elle occupe déjà ? Ce qu'elle a malheureusement tendance à faire, comme si le peu déjà accompli après ces décennies, la fragile construction de nos prédécesseurs se trouvait en péril. Et pourtant ce fut déjà une tâche immense. Aucune Europe, voyez-vous, ne naîtra hors de l'esprit, hors de la volonté politique, dans le vrai et bon sens du terme, dans la conception que l'on a de ce que nous sommes tous ensemble, dans l'orgueil de ce que nous pouvons et dans la patience de ce que nous faisons. C'est sans doute ce qui manque le plus aujourd'hui : repliés sur nous-mêmes, nous sommes contraints par la crise mondiale à rechercher dans nos seules forces, à l'intérieur de chacun de nos pays, la réponse à la question posée. Vous avez évoqué vous-même, Sire, l'aspect social de cette démarche : il faut que l'Europe comprenne que, dans ce domaine comme dans les autres elle a pris un dangereux retard. Et je me souviens des premières rencontres que j'ai assumées après avoir été désigné par le peuple français et où mes premiers mots ont été pour rappeler à l'Europe que, sans ses travailleurs, elle ne serait rien. Connaissant l'attachement de la Belgique à la construction européenne, je suis certain qu'elle saura peser de tout son poids, au moment décisif qui approche, afin que dans l'intérêt de tous, la Communauté aménage ses structures, cesse d'hésiter devant l'obstacle et ouvre la voie à nos dépassements.\
Dans votre pays, comme dans le nôtre, les gouvernements ont, je le crois, la volonté de forger l'avenir par-delà les difficultés. Comme nous, vous savez que rien n'est possible sans que quelques conditions nécessaires soient aussi réunies. Je n'ajouterai pas grand chose à ce que vous avez dit de la relation entre l'Europe et les pays en voie de développement... Vous avez eu la bonté de rappeler mes interventions de Cancun ou de Versailles et c'est vrai que je ressens profondément, au-delà même de mes responsabilités politiques, la puissance des choses, le malheur du monde, l'appel de peuples immenses, comme je ressens très simplement dans mon esprit l'erreur commise par les pays industriels qui ne savent pas encore que c'est par ce couple Nord-Sud et, plus particulièrement, Europe et une large partie de peuples en mouvement, que peut renaître pour les uns, naître pour les autres, la prospérité revenue. Croire que le Nord s'en tirera sans le Sud, c'est la dernière imprudence ou la plus regrettable impudence d'hommes qui, en vérité, on fini par douter d'eux-mêmes et qui ne savent plus regarder par-delà l'horizon.\
Mais vous avez parlé de la paix et, là encore, rien n'est possible si nous ne préservons l'équilibre entre les forces qui se disputent autorité, puissance, parfois hégémonie. La France n'est pas partie prenante à Genève. Mais cela la regarde, comme vous-même, puisque paix et guerre en dépendent. nous avons notre mot à dire, encore faut-il savoir lequel.
- J'ai déjà exprimé en d'autres endroits le refus de mon pays de voir ses forces prises en compte. Non pas par un souci de rester étranger à un événement dont, je le répète, dépend le sort de nos peuples, mais parce que nous ne parlons pas de la même chose. Quoi ? Deux grandes puissances ` Etats-Unis ` URSS`, les deux plus grandes puissances, discutant entre elles, donc sans les autres, disposeraient du sort des autres et compteraient des armes ou un type d'armement dont ils ne débattent pas encore entre eux. Quoi ? on discuterait des sous-marins nucléaires français, tandis que ni Russes ni Américains ne discutent des leurs. Il y a là une invitation qui ne peut se voir qu'opposer un refus. C'est ce que je répète, l'esprit tranquille, en toute occasion. Et je le répète de la même façon, seul l'équilibre des forces sera la véritable garantie de la paix, l'équilibre au plus bas niveau possible. Toutes les ressources de la négociation doivent être employées à cela.\
Un journaliste de votre télévision qui m'interrogeait m'a dit hier : "il y a, dans toute l'Europe occidentale, de vastes mouvements £ et, d'une facon générale, les mouvements politiques auxquels vous appartenez, en tout cas dont vous êtes vous-même issu `socialisme`, sont contre les euromissiles. Expliquez-moi pourquoi vous êtes pour ?"
- Je lui ai répondu : "Mais je suis moi aussi contre les euromissiles ! Il paraît que cela surprend. Je suis moi aussi contre les euromissiles. Seulement, je constate des choses tout à fait simples, dans le débat actuel, sur le pacifisme et tout ce qu'il recouvre. Le pacifisme est à l'Ouest et les euromissiles sont à l'Est. Je pense qu'il s'agit là d'un rapport inégal".
- Nous n'avons pas d'euromissiles ou quelques-uns peut-être, si l'on voulait faire des comparaisons techniques. Dans ce cas, ils seraiens moins de vingt, en face de centaines et de milliers. Pour le reste, ce sont des discussions qui touchent sans doute aux forces stratégiques. J'ai dit, devant l'Organisation des Nations unies, les conditions posées par la France pour aborder ce débat, parlant d'ailleurs avec moins de brutalité que la Chine qui s'était contentée d'affirmer : "Quand vous en serez à avoir détruit simplement 50 % de ce que vous avez, nous pourrons peut-être parler".
- Je ne veux pas vous entretenir ici ce soir des seules volontés de la France mais, je répète, pour vous comme pour nous, la paix est dans l'équilibre des forces et il est vrai qu'au travers de ces dernières années, tantôt l'une, tantôt l'autre des plus grandes puissances a voulu prendre l'avantage sans jamais rechercher l'équilibre sauveur.
- Eh bien ! nous en sommes là. Et je souhaite que les conférences que vous avez vous-même rappelées, les lieux où l'on se rencontre, Stockholm bientôt, après Madrid, que toutes les occasions soient saisies, et Genève aussi assurément, pour que les deux principaux responsables de la paix dans le monde sachent que l'humanité angoissée retient son souffle et attend, le coeur étreint, les semaines qui viennent.
- Mais nous, responsables, nous avons d'abord à rester résolus, à parler clairement, à ne rien redouter de ce qui nous apparaît comme une évidence.\
Sire, madame, nous avons déjà, depuis quelques heures eu l'avantage de votre hospitalité. C'est, pour ma femme et pour moi-même, un sentiment de gratitude que nous éprouvons dès lors que le langage, le dialogue et l'accueil nous font entrer chez voous comme dans une maison amie, j'allais dire comme dans la nôtre, même si celle-ci peut être un peu plus grande.
- Nous sommes porteurs, vous et nous, de grandes et fières traditions. Je représente ici le peuple français. Sachez qu'il se sent bien, chez vous et avec vous, Sire, madame, et vous, nos hôtes belges, rassemblés autour de cette table. C'est dans cet esprit d'amitié et d'ambition communes que je vous exprime notre reconnaissance. J'ai dit, en d'autres circonstances, qu'il y a bien longtemps que j'avais découvert la Belgique et que je n'avais cessé, depuis lors, de l'admirer, de la visiter, de m'inspirer de ses villes, de ses paysages, de ses arts et de ses travaux. Cette impression des premiers moments enrichis au fil des ans, je la ressens ce soir, Sire, dans ce Palais.
- Et à mon tour, songeant au peuple Belge, aux femmes et aux hommes de ce pays, songeant à ceux qui se trouvent autour de nous, à leur famille, à ceux qu'ils aiment et à ceux qui composent la richesse de la Belgique, songeant pour finir, c'est-à-dire pour commencer, au Roi des Belges et à vous, madame, qui prêtez à ces cérémonies officielles une qualité qu'on n'y trouve pas toujours, qui est celle de la réflexion, de l'élan de l'esprit et du coeur, il m'est très aisé de lever mon verre à votre santé, à la santé de la Belgique, à sa bonne santé, qui sera toujours un peu la nôtre tant que nous vivons depuis toujours la même histoire.\