3 octobre 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, lors de l'ouverture de la 10ème conférence des chefs d'Etat de France et d'Afrique à Vittel, Palais des Congrès, lundi 3 octobre 1983.

Nous allons commencer notre réunion. Les chefs de délégation ont été placés par l'ordre alphabétique de leur pays. Je demanderai cependant au président Houphouët-Boigny ainsi qu'au président Mobutu, président de la conférence l'an dernier, de bien vouloir venir à mes côtés.
- Il est déjà de tradition de demander dans ces séances inaugurales au président du sommet précédent de se placer auprès du président de séance, de même que tout à l'heure, c'est lui qui prononcera une allocution. Et d'autre part, de demander au doyen d'en faire autant puisque c'est devenu là aussi une très bonne et très heureuse tradition. Cela dit, je le rappelle à chacun ici, le véritable doyen dans la présence à la tête de l'Etat est notre ami le président Sekou Touré de la République de Guinée que je salue, d'autant plus que c'était hier qu'il célébrait la 25ème année de sa présence à la tête de son pays. Je le salue donc en cette circonstance et, dès maintenant, je vais m'adresser à vous après avoir, comme tout à l'heure, prononcé quelques paroles de bienvenue.
- Par définition vous tous, Africains, vous avez dû accomplir un long voyage, pour certains d'entre vous, un très long voyage pour venir nous rejoindre ici, à Vittel. Et vous avez tous vos obligations, vos devoirs, la gestion de votre Etat, le bien-être de votre peuple. Ce qui veut dire que si vous trouvez quelque agrément - ce que j'espère - dans ces réunions fort utiles, il n'empêche qu'il a fallu sacrifier autre chose et j'y suis très sensible, afin d'une part de vous retrouver entre vous, de nous retrouver entre nous, et d'autre part de pouvoir débattre, comme cela a été fait déjà souvent - puisque c'est la 10ème conférence - des intérêts généraux de nos pays sur le -plan mondial, comme sur le -plan de nos relations bilatérales.
- Ces quelques considérations étant faites, il faut que vous sachiez que vous êtes tous les bienvenus.\
Ces conférences au sommet, selon l'expression consacrée, ne relèvent pas d'une institution organique. C'est une réunion de gens de bonne volonté. Il n'y a pas de règlement et il n'y a pas de statut. Ce qui, parfois, peut leur conférer un aspect inhabituel car bien des pays africains pourraient être ici. Ils ont droit à notre estime et à notre considération et cependant ils n'y sont pas. C'est simplement à cause de l'histoire de ces dernières décennies et l'histoire-même de ces dernières années, le groupe originel étant celui des états francophones. Et puis les liens d'amitié, les relations multiples, ont fait que cela s'est élargi, mais pas trop élargi. Il faut bien que nous ayons dans l'esprit que cette réunion de travail ne peut pas représenter une sorte de doublure ou de travaux préparatoires de l'Organisation de l'unité africaine `OUA`, qui, elle, est une organisation avec ses structures représentant tout le continent africain. Il n'est pas question pour nous, en tout cas pas dans mon esprit, de nous substituer aussi peu que ce soit à cette grande organisation qui a ses propres problèmes mais aussi son propre prestige.
- C'est donc une réunion d'amis, de relations pour certains - puisque nous parlons des Etats - déjà d'anciennes relations à travers le temps où nous nous sommes rencontrés, éprouvés, connus et je l'espère, estimés. Mais ces liens ont constamment besoin d'être renouvelés, parce que l'histoire change tous les jours et qu'il faut bien être, face à l'histoire, en -état de répondre à ses exigences.\
Quand je dis, vous êtes tous les bienvenus, cela va de soi. Vous êtes les hôtes de la France et j'exerce la plus haute charge parmi les Français. S'il ne s'agissait que de mon devoir d'hôte, je vous dirais les paroles que je dis. Mais j'y ajoute aussi un élément personnel. Je connais la plupart d'entre vous, certains depuis un tiers de siècle, d'autres depuis moins longtemps, mais à travers quand même les années, les épreuves et aussi les réussites. D'autres sont plus récents, ont acquis la responsabilité politique suprême au-cours des dernières années ou au-cours des derniers mois. Il faut qu'ils sachent, chacun d'entre eux, qu'ils ont droit aux mêmes égards et que je leur adresse le même salut - étant entendu que j'attends précisément d'une circonstance comme celle-là qu'elle me permette d'entretenir avec eux des relations aussi profondes et aussi confiantes que celles qui m'unissent aux plus anciens.
- Parmi vous, nombreux sont ceux que je me flatte d'appeler mes amis. Et, même si nous avons pour exigence de défendre chacun les intérêts de notre peuple, sans concessions inutiles - avec, bien entendu, le souci de s'entendre - le fait qu'il existe des relations personnelles de confiance, vous, Africains, surtout vous qui avez une vieille civilisation de dialogue - vous savez combien cela est important. Vous pourriez même donner sur ce -plan bien des leçons aux autres.\
Nous avons à traiter de quelques problèmes qui s'inscrivent dans un mouvement général du monde.
- Il existe une crise mondiale dans laquelle s'inscrivent nos crises locales, régionales, continentales. Une crise qui frappe les pays industriels et les pays en voie de développement. Personne n'y échappe et personne ne peut y échapper. Si, dans les pays du nord industriel - comme je le disais la semaine dernière à l'Organisation des Nations unies `ONU` - on nourrit l'illusion que l'on peut s'en tirer seul, on se trompe. S'il n'y a pas une réanimation de l'économie des pays en voie de développement par un meilleur sort commercial réservé à leurs matières premières, par de nouveaux termes de l'échange international, si un effort d'investissement considérable n'est pas entrepris, ce n'est pas simplement les pays du tiers monde qui en souffriront et leur population, mais ce seront aussi les économies plus avancées, qui, de plus en plus asphyxiées par leur propre concurrence, ne trouveront même plus les moyens de se développer.
- Nos sorts sont donc liés. Nous regardons ensemble le même paysage. Nous ne le regardons pas du même endroit £ et parce que nous ne le regardons pas du même endroit, ce paysage est différent, mais c'est le même. Et il faut bien savoir que nous regardons une crise mondiale qui représente à la fois une très puissante mutation industrielle, mais aussi une certaine inaptitude des plus importants maîtres de l'économie mondiale à comprendre les ressorts modernes nécessaires au progrès. Nous en parlerons sans doute : je ne me dissimule pas à quel point cette situation générale a gravement affecté les peuples en voie de développement. La Banque mondiale, le Fonds monétaire international `FMI`, les institutions spécialisées, sont aujourd'hui devant des difficultés de trésorerie. Certaines réformes de structure deviennent nécessaires. J'ai parlé récemment d'une réforme du Fonds monétaire international : ne pêchons pas par excès d'ambition. On ne changera pas grand chose dans les mois qui viennent. Au moins pourrait-on changer un certain nombre d'éléments. Je pense en particulier à l'affectation de liquidités nouvelles, des droits de tirage spéciaux `DTS`, qui devraient être affectés par priorité aux pays en voie de développement, au lieu d'être - comme c'est trop souvent le cas - réservés ou confisqués par les puissances disposant déjà de puissants moyens.\
La France a pris son engagement de ne pas réduire son aide au développement. Elle a même décidé de l'accroître, ce qui n'est pas facile dès lors que nous allons à contre-courant. Certains des plus grands pays du monde ont, vous le savez, cessé d'accroître leur part. Ils ont même décidé de la réduire dans le -cadre de l'AID. Je voudrais bien que vous sachiez que la France fera son devoir et par priorité, à l'égard de l'Afrique en-raison des liens historiques et humains qui existent entre nous.
- Je vous signale que le budget français s'accroîtra l'année prochaine de 6,3 % : moins que l'inflation. Ce qui veut dire que nous avons accompli un effort extrêmement dur pour dominer nos dépenses publiques. Et je vous demande de comparer ces 6,3 % destinés au budget de la France avec les parties qui, dans ce budget, concernent l'Afrique en-particulier et, également quelques secteurs situés aux Caraïbes. La progression du FAC sera de 15 %. Soit 6 % d'un côté, en France, 15 % de l'autre. La progression des contributions internationales bénévoles sera de 17,2 %. La progression des contributions de la France aux organisations internationales sera de plus de 19 %. La progression de l'APD - l'aide aux pays en voie de développement - sera de 16,2 %. Quant au passage de l'aide aux pays les moins avancés `PMA`, vous savez que nous nous sommes engagés à rejoindre le niveau fixé par les institutions internationales : 0,15 % du produit intérieur brut `PIB`. Nous allons passer de 0,13 à 0,14 %, c'est-à-dire que nous allons atteindre incessamment le pourcentage auquel je m'étais engagé devant la conférence des pays les moins avancés à la fin de 1981, et pourtant nous partions de loin. De même sur le -plan de l'aide globale, nous en étions à 0,3 %. Nous allons vers les 0,7 % que je veux obtenir avant 1988. Nous allons atteindre cette année 0,55 avec une progression constante pour 81, 82, 83. Nous allons maintenant inscrire ces chiffres dans le -cadre du budget 1984. Cela étant dit pour rassurer ceux d'entre vous qui s'inquiéteraient de voir la France céder à la contagion du manque d'intérêt pour l'économie des pays en voie de développement.\
Bien entendu, vous êtes tous des responsables dont j'ai pu apprécier la compétence et le sérieux dans de nombreuses circonstances. Vous connaissez la situation des plus grands pays industriels et vous savez qu'elle n'est pas facile. Ce qui veut dire que ces crédits en forte augmentation, beaucoup plus forte - généralement plus du double, quelquefois trois fois plus par -rapport à l'augmentation du budget français - ne nous permettent pas de faire n'importe quoi, ne nous permettent pas de soutenir toutes les -entreprises justes que vous souhaitez mettre en oeuvre. Bon, on en discute. Vous avez des commissions mixtes et on discute. Et il faut qu'on en discute avec un sentiment d'égalité, de fraternité. Permettez-moi de vous dire que, du côté français, notre administration cède aux exigences politiques dans le bon sens du terme afin de faciliter la tâche des pays africains amis et eux-mêmes doivent savoir, et vous êtes nombreux à le savoir, quelles sont les limites que nous sommes obligés de nous imposer. C'est comme cela que nous avancerons.\
Quant aux crises politiques, vous pouvez les mesurer. J'ai constamment insisté sur un point : il vaut mieux les éviter. Nous avons nos préférences, les uns ou les autres. Je crois vous connaître tous, ou à peu près. Je sais où se dirigent vos idéaux, quels sont vos choix idéologiques, quelles sont vos amitiés, vos alliances, et vous avez bien le droit d'avoir une conception différente du monde. Cela ne vous empêche pas d'être ici, capables de discuter, sans prendre de précautions inutiles. Mais je vous dis, en n'engageant que moi, que je pense qu'il ne serait pas bon que tout conflit ou toute difficulté sur la surface de la planète deviennent un élément supplémentaire d'une crise Est - Ouest. Je ne crois pas qu'il soit bon que le conflit des deux plus grandes puissances `Etats-Unis ` URSS` se répercute en toute circonstance dès qu'il y a ici ou là une difficulté. Sans quoi on risque de voir un conflit local se transformer en conflit général, et la solution de ces conflits échapper aux pays en cause pour être déterminée par d'autres pays lointains et plus puissants. Ce n'est donc pas souhaitable, et celui qui vous dit cela appartient à une alliance `Alliance atlantique`. Je suis donc par -rapport aux opinions de la France et à ses choix, je ne suis pas suspect pourtant de manquer à la loyauté, mais cette alliance connaît ses limites. Il faut rester tous raisonnables. Nous n'avons pas intérêt à transformer en conflit général ce qui est conflit local, et nul n'évitera les conflits, c'est la vie même. Tout est dialectique, vous le savez bien, le problème étant pour vous et pour moi-même, de parvenir à les dominer, donc à les régler. Cela exige de la patience et de la compréhension.\
Certains de ces problèmes sont brûlants.
- Vous savez que les problèmes de la Namibie exigent de la part de tous ceux qui sont autour de cette table beaucoup de vigilance. Il n'y a pas de raison de ne pas parfaire l'indépendance des pays qui peuvent y aspirer, et tout peuple doit et peut y aspirer. Vous savez quelles sont les difficultés, notamment qu'a connues votre Organisation, l'Organisation de l'unité africaine `OUA` autour des problèmes du Sahara occidental, et les problèmes nés du conflit du Tchad. Ce ne sont pas les seuls. Il peut en surgir à tout moment, d'autres. C'est dans la -nature des choses. Ce qui veut dire que, loin d'avoir à se placer en juge d'une situation, il faut se reporter à certains principes quand on veut chercher des solutions. C'était bien le contenu des conversations que nous avions, n'est-ce pas chers présidents avec lesquels je m'entretenais hier et ce matin : se référer à quelques principes. Et le plus important de ces principes - il y en a d'autres, mais le plus important de ces principes - c'est l'intégrité : l'intégrité d'un territoire, et donc l'exercice de la souveraineté des autorités légitimes. Et donc l'indépendance du peuple qui vit sur ce territoire. Donc l'intégrité, c'est la condition première qu'on est en droit d'exiger de quiconque, sans quoi c'est toute la construction dont vous avez la charge, messieurs et chers amis, qui se trouve menacée. C'est tout un droit international public dont vous avez été les fondateurs qui perd sa signification. C'est le désordre qui s'installe partout. On n'a pas réglé encore tous les problèmes qui touchent au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Il en reste et je me préoccupe de certains d'entre eux qui touchent à la France même. Il en reste suffisamment pour qu'on n'ait pas à en rajouter de nouveaux. Et s'il en est de nouveaux, pressons-nous de donner le conseil amical et sérieux dont on a le plus grand besoin pour préparer l'issue pacifique et harmonieuse qui sera toujours, toujours lorsqu'un Etat se trouve atteint dans son intégrité : c'est au sein du peuple de cet Etat que se trouve la réponse. Par l'intermédiaire de ceux qui le représentent, et s'il se révèle que cela n'est pas suffisant, par la décision de leur peuple. Voilà un principe, le premier d'entre eux.\
Mais, messieurs, vous êtes tous appelés au-cours de ces réunions plénières ou particulières, à donner vos avis. Je n'en dirai pas davantage, sinon qu'une fois qu'un principe est énoncé, il est important d'aligner les actes sur les principes. Car il ne sert à rien de s'engager, de promettre, et puis finalement s'il ne se passe rien, on ne fait qu'aggraver les choses. Pour cela, une méthode : c'est celle des sommets auxquels certains d'entre vous participent depuis le premier jour. C'est la rencontre et le dialogue de pays souverains, égaux, et j'ai dit le mot tout à l'heure, je l'emploie, je l'espère, fraternels. S'il y a des malentendus, qu'on s'en explique. Je suis personnellement à la disposition de ceux d'entre vous qui le souhaiteront pour en parler librement et franchement. Et nous les règlerons, ces problèmes. Si ces malentendus viennent de l'extérieur, eh bien, unissons-nous pour leur apporter les bonnes réponses.
- Voilà, messieurs et chers amis, ce que je désirais vous dire pour commencer, à l'ouverture de ce 10ème sommet. Je n'y ajouterai qu'un mot : vous êtes en France, reçus comme vous devez l'être. Je ne parle pas de l'aspect matériel qui est toujours en défaut, et il manque toujours quelque chose. Je veux parler de ce qui vient de l'esprit et du coeur. Vous êtes nos amis, et vous êtes considérés comme tels. Merci.\