13 septembre 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à la cérémonie d'inauguration des travaux du Laboratoire à électrons et positons (LEP), Pays de Gex, mardi 13 septembre 1983.

Monsieur le directeur général,
- Monsieur le président,
- Messieurs les ministres,
- Monsieur le président,
- Mesdames et messieurs,
- Je suis particulièrement heureux de me trouver parmi vous aujourd'hui pour inaugurer avec le président Aubert, que j'ai grande joie à retrouver, le chantier de ce qui sera, à la fin de la décennie, le collisionneur LEP `laboratoire à électrons et positons` sur lequel les physiciens européens fondent les plus grands espoirs.
- Ce projet est une nouvelle étape dans ce que vous appeliez une grande aventure, en l'occurence une aventure de l'Organisation Européenne pour la Recherche Nucléaire, aventure qui a commencé il y a quelque trente ans et qui a permis à l'Europe de restaurer une de ses plus anciennes et plus fortes traditions scientifiques : la recherche fondamentale sur les constituants de la matière et sur les forces qui régissent leur comportement.
- Depuis, le CERN `Centre européen de recherches nucléaires` a rempli, bien rempli ses promesses. Il a été comme un creuset dans lequel sont venus se fondre des mentalités et des cultures de toute l'Europe. Il en est résulté, chacun l'a souligné, mais il n'est pas mauvais de le redire, une communauté de compétences unique au monde dans sa diversité. Reprenant le thème qui vient d'être exposé et qui nous occupe tant l'esprit, on peut dire que l'Europe a regagné une place prépondérante, au moins dans ce domaine, sur-le-plan international, avec ce laboratoire ouvert aux collaborations extérieures, où la recherche est conduite à une fin pacifique, et où prévalent les règles de libre circulation des personnes et des idées.
- Dans cette organisation originale qui dépasse les clivages nationaux habituels, avec le soutien politique et financier des Etats membres, des expériences ont été montées qui n'auraient jamais pu être réalisées par aucun pays européen avec ses seules ressources. Des moyens importants ont été développés, de fortes équipes constituées, et le succès est venu avec notamment la découverte des courants neutres d'abord, en 1973, avec celle des bosons intermédiaires, plus récemment, dont l'évidence expérimentale, après six années d'efforts acharnés, a confirmé une vue théorique établie au début des années 1970.\
Le futur LEP `laboratoire à électrons et positons` permettra, me dit-on, d'approfondir la physique de ces bosons intermédiaires et j'ai conscience que le LEP constitue de la sorte une étape importante dans ce que nous appellerons maintenant "l'aventure scientifique". Il faut s'arrêter un moment sur cette dimension de recherche fondamentale du projet. Bien sûr la tentation est grande pour le responsable politique de juger de son utilité à travers ses retombées. Certaines sont déjà appréciables si on en juge par le faisceau de métiers qui concourent à la réalisation de ce projet hors norme, exigeant des technologies de pointe dans des domaines aussi divers que la cryogénie, la supraconductivité, l'électronique, la microélectronique, l'informatique, que sais-je encore ...
- D'autres retombées, qui ne sont même pas prévisibles aujourd'hui, sont imaginables à terme : l'histoire de la physique fondamentale montre bien que des découvertes perçues au départ comme gratuites, ont vite débouché sur des technologies qui font maintenant partie de notre univers quotidien.
- Mais ne considérer que cette dimension utilitaire serait une vision singulièrement réductrice. Le mot qui est venu à notre esprit, l'aventure, M. le directeur général, M. le président, moi-même, et vous tous qui êtes ici, comment ne pas le répéter quand on voit le mouvement des ces chercheurs regroupés dans des collaborations internationales, s'appuyant sur des prédictions théoriques pour guider leurs expérimentations, rebondissant après leurs découvertes vers de nouvelles théories, de nouvelles investigations qui repoussent toujours plus loin les frontières de la connaissance. Il y a un apparent paradoxe à voir que ce progrès de la connaissance vers une vision provisoirement unifiée et globale de l'univers, une vision donc plus intelligible, est acquis au travers d'équipes multiples, nombreuses, avec, à l'intérieur de ces équipes, une extrême spécialisation et un morcellement du savoir. C'est une très belle image de la force du groupe qui dépasse les individualités qui le constituent, qui produit un savoir intelligible au travers d'une accumulation disparate de connaissances parcellaires et chacun, cependant, demeure, dans son individualité, indispensable.\
Le profane ne perçoit peut-être pas tout de ces constituants ultimes de la matière, et vous avez, vous, mesdames et messieurs, une perception très aigue de ces choses, qui peut échapper au grand nombre, même lorsque les physiciens s'attachent à les rendre proches en les affublant parfois de noms obscurs ou poétiques. Mais le même profane perçoit à l'évidence la foi qui porte les groupes de chercheurs qui vont à la limite du connu. Même si la quête, de l'extérieur, paraît ésotérique, on sent qu'elle touche à quelque chose de fondamental, et que la mise à jour de relations dont l'homme n'avait pas conscience, constitue ce pas essentiel, dont vous parliez à l'instant, dans le progrès de l'humanité.
- Un discours de Marie Curie, prononcé à Madrid en 1933, met bien l'accent sur l'esprit de cette quête : "Je suis, déclarait-elle, de ceux qui pensent que la science a une grande beauté. Un savant dans son laboratoire n'est pas seulement un technicien : c'est aussi un enfant placé en face de phénomènes naturels qui l'impressionnent comme un conte de fées. Nous ne devons pas laisser croire que tout projet scientifique se réduit à des mécanismes, des machines, des engrenages, qui d'ailleurs ont aussi leur beauté propre. Je ne crois pas non plus que, dans notre monde, l'esprit d'aventure risque de disparaître. Si je vois autour de moi quelque chose de vital, c'est précisément cet esprit d'aventure qui paraît indéracinable et s'apparente à la curiosité".\
Bon, nous avons parlé des profanes. Le profane que je suis ne peut qu'être impressionné par les perspectives qu'ouvrent les investigations conduites au CERN `Centre européen de recherches nucléaires`. Mais je m'arrêterai aux frontières de la physique sans me hasarder au-delà, même si ce type de recherche nous y conduit tout naturellement, pour revenir plus concrètement sur les conditions qui ont permis les succès du CERN et qui ont déjà été évoquées. Cependant, deux points me paraissent particulièrement notables. Ils méritent d'être médités pour notre politique de recherche.
- Tout d'abord le CERN est le produit d'une démarche volontaire, persévérante et continue. Que l'on songe à l'-état des équipes et des moyens au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Je suis convaincu que la même démarche volontaire peut, aujourd'hui, rapidement produire, sur tous les -plans, et dans d'autres secteurs de recherche, les résultats que nous en attendons.
- Mais le CERN est aussi le produit de la collaboration entre pays européens, est-il utile d'y insister ? Le nouveau LEP `laboratoire à électrons et positons`, décidé à un moment où les résultats les plus récents n'étaient pas encore acquis, témoigne de votre foi et en même temps la foi de nos Etats, et la foi de l'Europe dans son propre avenir. Malgré la conjoncture difficile que traversent nos pays, le projet a été approuvé, on l'a justement rappelé, à l'unanimité. Et nous espérons bien que, dans l'avenir, d'autres projets mobiliseront l'Europe avec autant d'enthousiasme.\
Nous pouvons faire beaucoup ensemble : développer des centres scientifiques d'excellence où nos jeunes chercheurs pourront trouver une formation du plus haut niveau £ conduire de grands programmes qui, à l'image de ceux qui ont obtenu le succès que l'on sait dans l'aéronautique et l'espace, permettront à l'Europe d'être pleinement présente dans les secteurs techniques et industriels de pointe dont dépend son avenir et de ne pas manquer la troisième révolution industrielle £ réaliser et utiliser en-commun de grands moyens d'essai pour la science appliquée et le développement de nouvelles technologies. Telles sont quelques-unes des grandes orientations qui pourraient animer une politique de recherche européenne plus vaste encore.
- La France, je vous l'annonce, lancera de nouvelles initiatives dans ce sens lorsqu'elle sera appelée bientôt, dès le début de l'année prochaine, à la présidence des Communautés européennes. Elle compte beaucoup également sur la Conférence des ministres de la recherche du Conseil de l'Europe qui se réunira très probablement l'an prochain à Paris pour faire germer de nouvelles idées et de nouveaux projets de coopération.
- Je ne voudrais pas cependant que ces initiatives européennes soient comprises comme une fermeture à des coopérations plus larges. L'expérience du CERN `Centre européen de recherches nucléaires` nous montre que nous avons pu atteindre, dans-le-cadre où nous sommes, la taille critique qui nous permet de développer des relations fructueuses et équilibrées avec d'autres pays hors d'Europe.
- La physique a d'ailleurs toujours été un domaine privilégié de la coopération internationale, et je vous rappelle que le Groupe Technologie Croissance Emploi, créé à mon initiative lors du Sommet des Pays Industrialisés en juin 1982, à Versailles, a retenu parmi les 18 grands projets de coopération, un projet sur la physique des hautes énergies. C'est dire que nous nous préoccupons déjà de ce qui se passera dans les années 1990, de sorte que les physiciens continuent à remplir leur rôle exaltant de pionniers.\
C'est en tant que Président de l'un des deux Etats hôtes `France ` Suisse` que j'ai l'honneur de participer à l'inauguration de ce chantier. Et nous nous sentons, nous Français, une responsabilité toute particulière dans la réussite de ce LEP `laboratoire à électrons et positons`. Nous nous efforcerons, de notre côté, de garantir au CERN `Centre européen de recherches nucléaires` les moyens de cette réussite. Comme elle l'a fait jusqu'à présent, la France définira ses programmes nationaux de physique des particules en harmonie avec ceux de l'Organisation. Comme les autres Etats membres nous considérons que le CERN est partie intégrante du réseau des laboratoires, des universités et des instituts de recherche qui travaillent dans ce domaine.
- Dans le passé, vous le savez, la France a régulièrement répondu aux demandes de l'Organisation pour les extensions sur les installations du CERN.
- Dans le même esprit et à la demande du CERN, la France a accepté d'accueillir le projet LEP dont la plus grande partie sera réalisée en territoire français. L'importance des futures installations et des travaux à effectuer ont suscité des appréhensions que l'on peut comprendre. Appréhensions locales, mais enfin, ce sont des femmes, des hommes qui vivent ici et qui ont bien le droit d'avoir une opinion sur ce qui les entoure, les environne et sur le sous-sol du pays où ils vivent. Mais je crois que l'on peut assurer, non seulement de la rigueur et du scrupule scientifique, de la connaissance technique de ceux qui s'en occupent, et de la volonté des Etats intéressés, pour dire que le maximum a été et sera fait pour que soient conciliés les besoins de l'Organisation internationale et les légitimes intérêts de la région et de ses habitants.
- Aussitôt qu'a été connue l'approbation du projet par les Etats membres en décembre 1981, les autorités françaises ont pris les mesures nécessaires pour que les travaux du LEP puissent commencer au plus vite, tout en garantissant que l'impact du projet sur l'environnement serait aussi réduit que possible. Bref, je puis affirmer ou réaffirmer que les collectivités et les personnes bénéficieront de toutes les protections et garanties qu'offre la loi.\
Je dois dire et je dois souligner que l'esprit de coopération, qui s'est établi entre la Suisse, la France et le CERN, a largement facilité cette -entreprise. Et tout l'intérêt que j'ai pris, à un récent voyage en Confédération helvétique `Suisse`, tous les enseignements que j'en ai tirés, la -nature des relations qui s'en est dégagée, me permettent de le dire avec force : nous sommes très unis pour contribuer à la réussite de votre oeuvre. Et je suis convaincu que le même esprit de prévoyance, de coopération et de respect du droit présidera à l'exécution de ces grands travaux. J'ai dit que la France apporterait toute son aide £ elle s'emploiera à résoudre, à sa façon, comme elle pourra, les difficultés que le CERN pourrait rencontrer, notamment dans son fonctionnement et particulièrement pour tout ce qui tient à l'établissement de part et d'autre de la frontière.
- Voilà en tout cas une belle étape dans l'histoire de la pensée humaine. Qu'en soient remerciés les initiateurs, les physiciens, les ingénieurs, les ouvriers, les entreprises, tous ceux qui ont permis de pénétrer dans ces nouvelles zones du savoir et d'ajouter une contribution à toutes les conquêtes sur l'inconnu.
- Monsieur le directeur général, vous remplissez une très haute fonction au-delà des protocoles, par la signification qu'elle prend, ainsi que tous ceux qui travaillent avec vous, pour le devenir de l'humanité, pour l'épanouissement de l'esprit et pour que, sans arrêt, l'intelligence humaine continue de pénétrer les secrets de la nature pour peut-être apprendre à se connaître soi-même.
- Je forme des voeux pour la réussite de vos projets et je conclue, de la façon la plus simple, mesdames et messieurs : que vos efforts soient couronnés de succès, que votre travail aboutisse, qu'il soit compris et que vous puissiez ainsi continuer de servir de la plus haute façon.\