21 juin 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Conférence de presse de M. François Mitterrand, Président de la République, Yaoundé (Cameroun), mardi 21 juin 1983.

Mesdames et messieurs,
- Je salue ici les journalistes français ou étrangers qui ont coutume de suivre ces voyages, ainsi que les journalistes camerounais que je rencontre, du moins pour certains d'entre eux, pour la première fois. Nous allons procéder à cette conférence de la façon la plus classique. C'est à vous qu'il appartient de poser les questions de votre choix auxquelles je m'efforcerai de répondre. Si vous le voulez bien, nous allons commencer tout de suite.
- QUESTION.- Quelle est l'attitude du gouvernement français devant les difficultés financières que rencontre le Cameroun dans le domaine des transports aériens ?
- LE PRESIDENT.- Il a été question, en effet, dans nos conversations des problèmes aériens. Air-France - car c'est Air-France qui est en cause - est une société nationale mais elle a la conduite de sa stratégie commerciale. Elle peut, en effet, décider de ne pas participer à l'augmentation de capital qui lui est demandée. Elle a ses raisons pour cela. Elle souhaite en-particulier que les augmentations de capital ne soient pas fondées sur la nécessité de combler des déficits. D'autre part, il y a une politique de transport à mettre en oeuvre. J'en saisirai le Président-Directeur Général d'Air-France à mon retour qui fera ce qui doit être fait, c'est-à-dire exprimer au sein du conseil d'administration sa position. Cette position, ensuite, sera soumise à discussion. C'est le progrès qui peut être accompli dans l'immédiat.\
QUESTION.- Il semble y avoir une contradiction entre vos affirmations de vouloir aider le Cameroun et votre refus de prendre en considération l'exploitation du gaz de Kriby ?
- LE PRESIDENT.- Il est difficile d'apercevoir une contradiction dans mes propos puisque je n'en ai pas encore parlé. Vous me posez la question et je vous en remercie. Le président Biya m'en a parlé, mais c'est la première fois que je rencontre la presse pour m'en expliquer.
- L'usine de liquéfaction du gaz est un projet intéressant de haute technologie qui exigera des investissements très importants, en milliards de dollars. Mais, en fait, il pourrait être entrepris si était résolu un problème déterminant : celui du marché. Tout ce que vous avez dit, madame, à ce sujet, me paraît juste, c'est-à-dire l'intérêt qu'il y a pour le Cameroun, au-delà de l'économie, et l'intérêt qu'il y a pour la France. Mais le problème qui n'est pas résolu est celui du marché. Y a-t-il un marché ? Si l'on étudie la situation de 1983, il n'y en a pas. Si l'on prévoit ce qui pourrait se passer en 1990, après tout c'est le temps qu'il faudrait sans doute pour mettre en place ce système £ la réponse est à étudier. Pour l'instant, il semble bien qu'il n'y ait pas de demande de gaz suffisante pour que cette usine puisse être mise en place. Mais nous ne refusons aucunement, à la demande du président du Cameroun, nous ne refusons aucunement à procéder à cette étude, soit au sein de la commission mixte, soit tout simplement avec tous les techniciens compétents et tous les financiers, pour savoir si vraiment le marché peut être ouvert dans 7 à 10 ans. Car ce serait la seule justification d'un investissement si important.\
QUESTION.- Monsieur le Président, je voudrais savoir qu'elle est la physionomie des -rapports entre le gouvernement français et les syndicalistes en France, notamment la position des syndicats français face aux travailleurs immigrés. Et la deuxième question, la dernière, serait de nous dire quelle est votre opinion vis-à-vis des femmes françaises ?
- LE PRESIDENT.- Les relations du gouvernement avec les syndicats sont une relation de travail. On peut estimer que les relations entretenues, qui sont forcément sur la base d'une dialectique continue, ce qui est le propre de la vie, font que le gouvernement actuel est plus en mesure que d'autres d'entretenir un dialogue utile avec les syndicats, du moins dans l'ensemble. Cela fait partie des normes de notre démocratie d'avoir des syndicats vivants, actifs, comme cela fait partie des normes de notre démocratie qu'il existe un pouvoir exécutif et un pouvoir législatif qui ont la charge de proposer et de voter les lois et de les exécuter. Il existe un Conseil économique et social en France, qui permet au syndicalisme de participer à cette élaboration dans le domaine qui est le sien. Quant aux relations organiques entre le gouvernement et les syndicats, ce que vous pouvez lire dans la presse vous montre que cette relation est constante.
- Il y a naturellement des syndicalismes de -nature totalement différente, une frange qui confond un peu le syndicalisme et le fait associatif. Mais pour ce qui est de la structure classique bien connue, historique du syndicalisme - syndicalisme ouvrier, syndicalisme paysan, syndicalisme patronal et, de plus en plus, syndicalisme de l'encadrement des classes moyennes - on peut observer un dialogue absolument continu. Le fait associatif existe aussi, qui se dit syndical, qui ne l'est pas toujours tout à fait, qui représente de justes intérêts et qui est très spécialisé. Je crois que rarement un gouvernement n'a été si ouvert à la conversation . Il faut que chacun reste dans son domaine : c'est une loi qu'il faut constamment rappeler.\
`Suite réponse sur les relations entre les syndicats et les travailleurs immigrés`
- La deuxième question, avant d'en arriver aux femmes, porte sur les travailleurs immigrés. Je crois pouvoir dire que depuis deux ans, il y a une situation différente qui s'est créée en France à ce sujet. Le problème des travailleurs s'était posé en termes conflictuels, parfois même dramatiques. A cet égard, on peut dire que les mesures prises sur-le-plan de l'état civil, du contrôle de police, de l'habitat, du logement, des relations entre les immigrés et l'administration, entre les immigrés et leur environnement, entre les immigrés et les collectivités locales, un grand progrès a été accompli et nous n'avons pas à souffrir de crise particulière.
- Le problème a été transformé davantage sur-le-plan de l'entrée en France des travailleurs immigrés qui ne sont pas en situation régulière, qui n'ont pas l'autorisation de venir, qui s'infiltrent par les frontières et qui créent un déséquilibre dans les conditions de travail. Ce sont des gens qui sont livrés à l'arbitraire de ceux qui les exploitent, qui ne sont pas défendus, ne sont pas protégés. D'autre part, ils embarrassent considérablement les conditions d'emploi des autres catégories, y compris celles des immigrés qui se trouvent en situation légale en France.
- Naturellement, à l'égard des uns comme à l'égard des autres, le gouvernement se doit d'observer une attitude humaine et juste. Mais le traitement doit être différent : je veux dire par là que la France ne doit pas accepter d'être envahie par des immigrés qui ne seraient pas en situation régulière. Je crois même qu'il faut avoir sur-ce-plan une très grande fermeté, ce qui nous autorise davantage encore, et même ce qui nous invite davantage encore, à avoir un comportement totalement ouvert à l'égard des immigrés qui ont droit de cité en France dès lors qu'ils sont autorisés à venir y travailler. Vous me posez cette question, elle est tout à fait juste, mais il n'y a pas de crise particulière. Nous avons tout à fait modéré les conditions d'entrée en France de ceux qui ne sont pas des travailleurs immigrés mais qui, étant de passage pour des raisons diverses, ont tendance à rester illégalement, d'où la nécessité qu'il y a eu d'établir des systèmes administratifs, des visas. Là-dessus, j'ai procédé moi-même à un examen extrêmement minutieux et nous avons assoupli tout ce qui pouvait l'être.\
`Suite réponse sur l'opinion vis-à-vis des femmes` Par-rapport à la femme française, il existe un ministère des droits de la femme. Il existe un ministère de la famille. Il existe, dans la fonction publique, des commissions qui ont pour charge de veiller à ce que la présence féminine soit assurée, non seulement en nombre, mais aussi dans la hiérarchie. Je m'entends plutôt bien avec les femmes de France. Maintenant que certaines aient à se plaindre, c'est bien possible. Bien entendu, là je m'exprime en tant que responsable des affaires publiques.\
QUESTION.- Estimez-vous que votre politique africaine est différente de celle des gouvernements précédents ?
- LE PRESIDENT.- Je le crois, monsieur. Oui, je crois qu'il y a une approche de ces problèmes assez différente. La France a une tradition ouverte dans ce domaine et personne ne peut être incriminé d'avoir jamais eu - en tout cas depuis de longues années - une attitude relevant de je ne sais quelle forme de néo-colonialisme. En tout cas, si ce reproche a pu être adressé à certains, il ne pouvait pas l'être aux gouvernements dont vous parlez, c'est-à-dire à ceux qui ont été mis en place depuis 1981.
- Oui, je le crois vraiment, si j'en juge par l'accueil que je reçois dans l'ensemble des pays dits du tiers monde où je me suis rendu et j'en ai vu beaucoup. J'observe que la part que la France prend au débat international, est toujours considérée par les pays du tiers monde et par les pays non alignés comme venant du pays d'Europe occidentale le plus proche d'eux. La part que prend la France, au milieu de sa propre crise et de la crise internationale qu'elle subit, nous veillons quand même à l'accroître ainsi que notre participation à l'effort collectif des pays du nord. Tout cela implique, je le crois, une confiance mutuelle qui me semble s'être établie.
- Alors, il reste le problème psychologique, le problème moral, le problème de respect mutuel. Je souhaiterais que l'on me cite des cas précis qui pourraient mettre en doute le sentiment que j'ai que les relations humaines sont très bonnes. Quels reproches pourrait-on nous faire sur le -plan de notre respect du droit souverain de chaque peuple ? Nous n'y avons jamais manqué. Sur le -plan de la voix qui s'élève dans les enceintes internationales pour défendre le point de vue des peuples en voie de développement ? Nous n'y avons jamais manqué. Sur le -plan de la part propre de la France ? Elle s'est accrue. Je pense vraiment qu'il y a eu progrès dans le comportement de la France à l'égard du tiers monde, étant entendu que je n'établis pas une sorte de hiatus entre avant 1981 et après, une disposition d'esprit qui ont permis déjà depuis longtemps, comme je le disais à l'instant, d'être plus à l'écoute du tiers monde que certains autres pays. Alors je vous réponds positivement, oui, j'en ai la conviction.
- Cette conviction peut être contredite, bien entendu. Je suis ouvert à la contradiction, pour tenter de parfaire - toute oeuvre historique mérite d'être améliorée - de parfaire une politique qui, à cet égard, semble être reconnue d'une façon générale.\
QUESTION.- Que pensez-vous de la déclaration de l'ancien secrétaire général de l'OUA concernant la nécessité pour l'Afrique de se doter d'armement nucléaire ?
- LE PRESIDENT.- La France a construit elle-même sa production nucléaire. Elle ne se place donc pas en situation de reproche par-rapport à ceux qui pourraient agir de la même façon. Mais la France a toujours préconisé et s'est toujours associée aux membres de contrôle qui permettraient, sur le -plan international, d'assurer un développement pacifique de l'atome.
- Il appartient aux pays dont vous me parlez de prendre leurs dispositions. Je souhaite simplement qu'ils comprennent que mieux vaut bâtir un système international auquel la France participerait. Le problème de la défense est un problème primordial naturellement, et je comprends bien ce qui a pu motiver les auteurs de cette proposition. Mais il me semble que beaucoup d'autres voies sont ouvertes à une solution heureuse des problèmes de la Namibie. A l'égard des problèmes de l'Afrique du Sud, il existe encore une grande marge. J'ajoute que dans cette course, il n'est pas dit que l'Afrique du Sud serait forcément distancée. Et alors, quel serait véritablement le profit ? L'Afrique du Sud a peut-être le moyen de s'outiller sur le -plan nucléaire en même temps ou même avant que les pays qui lui annoncent que cela pourrait se faire. Je ne pense pas que cette course soit utile. Mais bien entendu, comme je l'ai dit ce matin à l'Assemblée camerounaise, il s'agit là de pays souverains. Il leur appartient de déterminer leur ligne de conduite.
- Je crois simplement que la France devra prendre part de plus en plus au dialogue international au sein des Nations unies qui permettra, comme cela se fait déjà sur le -plan civil, de veiller à ce qu'un contrôle existe sur les armements. Notre situation, à nous Français, est essentiellement due au fait que les deux plus puissants pays du monde et le plus puissant pays d'Europe - je veux dire l'Union soviétique `URSS` - disposent d'un armement nucléaire. Au-delà du souhait que l'on peut formuler de voir cette forme d'énergie utilisée uniquement à des fins pacifiques, une réalité tragique finit par s'imposer. Je ne pense pas que le chemin le plus court soit de passer par cet itinéraire-là. Mais, je le répète, c'est du domaine de la souveraineté et de l'appréciation juste des intérêts des pays africains. Il y a là une course dans laquelle il n'est pas forcément nécessaire de s'engager.\
QUESTION.- Quels enseignements avez-vous tiré au sommet européen de Stuttgart ?
- LE PRESIDENT.- Toutes les conditions d'un échec étaient réunies à Stuttgart. Et d'un échec qui aurait eu valeur de rupture. On sentait bien qu'en-raison, à l'heure actuelle, du montant des ressources dont dispose l'Europe, particulièrement l'Europe du Marché commun agricole, des problèmes posés par l'élargissement, des revendications britanniques que l'on ne savait pas surmonter, l'Europe aurait dû affronter une crise interne grave. C'est déjà très important de constater qu'elle a surmonté ce risque.
- La déclaration propre à la conférence est, à mon avis, bien équilibrée, génératrice d'avenir. Quant à la déclaration solennelle indiquant les prochains itinéraires de l'Europe, elle me paraît franchement positive. Il est très important de constater que des pays comme l'Allemagne `RFA` en-particulier, ont fini par consentir à l'accroissement des ressources propres à l'Europe. C'était un grand débat et un débat très difficile. La position de la Grande-Bretagne est conduite par une idée fixe : celle de parvenir à récupérer par les moyens de la diplomatie au sein de l'Europe des Dix une large part d'un déficit qui est simplement causé par le jeu normal des clauses du Traité de Rome.
- La Grande-Bretagne n'a pas encore eu le temps de s'habituer beaucoup à l'idée qu'elle entrait dans la Communauté économique européenne `CEE`. C'est vrai que ce pays, qui est typiquement agricole et qui achète ses produits pour une large part au sein du Commonwealth, se trouve redevable, à l'égard de la caisse européenne, de sommes considérables. Je crois que c'est de l'ordre de 12 milliards, à peu près. C'est lourd et il a été consenti, en 1980, une démarche européenne tendant à venir à l'aide de la Grande-Bretagne afin qu'une partie de ce déficit soit assurée par la Communauté.\
`Suite réponse sur le bilan du Conseil européen de Stuttgart` Mais cela atteignait des proportions que j'ai toujours estimées excessives - les deux tiers - avec, en plus, ce que l'on appelle le partage des risques, c'est-à-dire qu'après tout, les estimations initiales ne sont pas toujours vérifiées. Par exemple, les premières estimations ont abouti à ce que la Grande-Bretagne perçoive près d'un milliard d'écus de trop, que la Grande-Bretagne éprouve d'ailleurs quelques difficultés à restituer. Et ce partage des risques n'est plus acceptable. Je dis bien que l'on peut se tromper dans un sens ou dans l'autre, mais j'observe qu'il y a une certaine tendance à se tromper dans un seul sens, le plus fâcheux pour les intérêts de la France. J'ai donc refusé ce calcul des deux tiers.
- Déjà, l'année dernière, en 1982, nous avons fait baisser la part de la contribution européenne, particulièrement celle de la France, à 55 %. Cette fois-ci c'est à 39 %.
- Bref, je veux qu'on mette un terme à cette assistance, un terme dans un délai raisonnable. Je ne trouve pas déraisonnable que la demande en soit faite à l'Europe et j'y ai toujours consenti. Mais il ne faut pas exagérer. C'est pourquoi nous avons appelé cette contribution "forfaitaire". Elle est sans relation avec le passé. Elle ne découle pas de l'accord de 1980. Elle n'engage pas pour l'année prochaine. Elle est, en tant que telle, "ad hoc" comme disait le chef du gouvernement hollandais.
- Nous sommes donc totalement libres l'année prochaine d'engager ce débat, je veux dire de le supporter s'il est engagé comme probable par la Grande-Bretagne et de dire ce que nous voudrons dire. La Grande-Bretagne demandait sept ans à la conférence de Londres, il y a deux ans, sept ans et avec un chiffre dégressif pour arriver à extinction jusqu'à ce que la Grande-Bretagne soit véritablement dans le circuit européen. Une discussion très difficile, j'ai dit tout à l'heure une idée fixe, si bien qu'une fois ce problème résolu, il semble que la Grande-Bretagne manque d'intérêt pour les autres questions. La demande initiale était des deux tiers, c'est-à-dire 1,252 milliard d'écus, à peu près sept fois le franc. Le résultat final est de 750 millions d'écus, donc non pas 66 % mais 39 %.\
`Suite réponse sur le bilan du Conseil européen de Stuttgart` Cela étant dit, nous avions liée strictement l'accord à donner à la Grande-Bretagne à l'accord que donnerait la Grande-Bretagne à l'augmentation des ressources propres à donner vie et substance à la politique agricole commune.
- Comment imaginer que la politique agricole pourrait survivre en restant dans les limites du 1 % TVA ? Et le cas échéant, car cela reste à examiner, que la communauté `CEE` connaisse un élargissement sans que l'on puisse garantir les produits agricoles qui viendront en plus grand nombre du sud ? Voyez déjà les difficultés qui existent sur la fixation des normes pour les huiles végétales et l'ensemble des produits méditerranéens, sur l'absence d'une législation sérieuse pour le vin, pour les fruits et légumes.
- Tel est le grand apport de Stuttgart. Pour la première fois, il a été reconnu dans un texte que les ressources propres de la Communauté `CEE` seraient augmentées afin de répondre à ces diverses nécessités. Je ne pense pas que la Grande-Bretagne ait souscrit à ces obligations avec enthousiasme, mais il est clair que les choses sont liées : l'augmentation des ressources propres a été décidée, de même que la contribution de la Communauté à la compensation britannique. Elles sont liées dans les deux sens. S'il n'y avait pas d'augmentation de ressources propres, il n'y avait pas de versement à la Grande-Bretagne. En sens inverse, le même raisonnement peut être tenu. C'est un bon accord où les différentes clauses sont liées. Il y a donc un problème, disons, d'exécution de ces décisions que la France et quelques autres contrôleront dans les mois à venir.\
QUESTION.- Les dévaluations ont entraîné des difficultés multiples pour les pays rattachés à la zone franc. Qu'en pensez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Aucun des partenaires africains de la France n'est contraint d'adhérer à la zone franc. Chacun de ces pays en est totalement libre. Et j'observe que le mouvement actuel n'est pas pour ces pays de demander à quitter la zone franc, mais pour certains de ceux qui n'y sont pas d'y venir. Alors, il faut s'entendre. Si on demande à y venir, c'est que ça ne manque pas d'intérêt, en dépit des difficultés que vous venez d'énoncer. Et je crois même qu'au Cameroun, on le souhaite pour les pays voisins.
- Il y a un attrait, une aspiration vers cette zone. Alors naturellement, existent les inconvéniens de tout système. Les décisions prises en France ont une répercussion sur ces pays. Nous nous efforçons d'informer en temps utile les chefs d'Etat lorsque nous nous trouvons devant cette situation. Nous agissons de façon tout-à-fait correcte. Quant aux taux d'intérêt de l'argent, nous ne sommes pas séparés du reste du monde. Le taux d'intérêt réel de l'argent dépend essentiellement de la position américaine, c'est-à-dire de la position du dollar. Le taux réel d'intérêt de l'argent est aux Etats-Unis d'Amérique aberrant, le taux réel étant la relation entre le taux de l'argent et le taux de l'inflation. Les écarts sur ce -plan battent tous les records depuis 1929 et 1930. Tous les records ! Même pendant la guerre, les taux d'intérêt n'ont pas atteint les niveaux actuels. Une situation parfaitement anormale ! Les taux d'intérêt à court terme sont entre 6 et 8, à long terme 8 et même davantage. C'est insoutenable, alors que pendant les trente années précédentes cela était de-l'ordre de 1, 2, quelquefois 3 en période de crise. Vous imaginez ce que cela donne ! Voilà ce que je peux vous dire à ce sujet.
- La France ne peut pas ignorer une situation qui déjà aspire tout l'argent de l'Europe. Nos partenaires de la zone sont informés de ces problèmes, prennent part à nos délibérations, et je n'ai pas le sentiment qu'ils se sentent aujourd'hui mal à l'aise avec la zone franc qui reste tout-à-fait souhaitée par un grand nombre de pays d'Afrique.\
QUESTION.- Que pensez-vous du déficit de la balance des paiements défavorable au Cameroun et de la qualité des coopérants français ?
- LE PRESIDENT.- Quantité, qualité, la qualité n'est pas mise en cause. Mais la quantité c'est vrai. M. le président Biya m'a parlé de ces deux problèmes. Pour la balance commerciale, le plateau du côté de la France pèse nettement plus lourd que du côté du Cameroun. C'est vrai que nous sommes votre principal fournisseur et nous n'arrivons qu'en 3ème ou 4ème rang comme client, c'est-à-dire après les Etats-Unis d'Amérique mais il s'agit d'une situation un peu particulière à cause du pétrole et des dollars. On pourrait discuter de cela d'ailleurs.
- Autrement, c'est l'Allemagne `RFA` et même la Hollande, je crois, qui passent avant nous. On peut en effet chercher à corriger cette tendance car la France a des devoirs à l'égard du Cameroun. Je le conçois très bien et je suis sûr que le ministre des relations extérieures `Claude Cheysson` et le ministre de la coopération et du développement `Christian Nucci` vont s'appliquer à ce que vos échanges s'équilibrent davantage. D'une façon générale, nous avons intérêt à être créanciers plutôt que débiteurs puisque nous sommes débiteurs dans d'autres cas qui ne nous arrangent pas. Mais il faut qu'à l'intérieur de ces statistiques en effet, nos relations s'établissent à un niveau peut-être un peu plus juste. On y travaille. En tout cas, le président Biya n'a pas manqué de m'en parler.
- Quant aux coopérants, on m'a plutôt exprimé la satisfaction de la qualité des coopérants qui travaillent au Cameroun. D'une façon générale et peut être est-ce que vous avez voulu dire monsieur, la nécessité existe d'avoir plus de coopérants ayant des capacités dans un certain nombre de hautes technologies dont vous avez besoin. Cela a été un sujet de conversation et le ministre de la coopération et du développement se charge de ce dossier qui sera traité lors de la commission mixte franco - camerounaise dans quelques mois en novembre.\
QUESTION.- Quelle est votre opinion sur les problèmes de frontières, en général et sur le conflit tchadien en-particulier ?
- LE PRESIDENT.- Entre le Nigéria et le Tchad, mon raisonnement est le même qu'entre le Nigéria et le Cameroun ou tout autre conflit de la sorte. Il y en a beaucoup, vous le savez que l'on ne connaît pas très bien. Chaque fois que je vais dans un pays d'Afrique, je m'aperçois qu'il y a des contestations frontalières. Il existe un droit international qui s'est référé aux anciennes frontières coloniales qui avaient l'avantage - enfin cela a été estimé comme un avantage par les pays africains - de ne pas restituer aux ethnies la rivalité ancestrale et de permettre de fondre davantage l'unité des nouveaux Etats indépendants. C'est une règle qui a été établie par d'autres que par moi ou par vous. Donc, on l'a constaté et la plupart des pays d'Afrique y sont attachés. Alors je crois qu'il vaut mieux respecter le droit international. Aucun ne peut se faire juge lui-même sans quoi nous irons vers une série de conflits localisés qui dégénèreront.
- La France a appliqué cette règle en juin 1981 au Cameroun. Dans l'affaire du Nigéria, du Cameroun, et du Tchad, il n'y a pas eu d'appel à la France. Ces deux pays seront assez sages, ou ces trois pays, pour régler leurs problèmes par un dialogue direct. Donc la France n'a pas eu à faire jouer les accords qui la lient à plusieurs des pays d'Afrique.
- D'une façon générale, la France garde un contact étroit et constant avec les différents pays en cause. Elle n'a naturellement aucune peine à déclarer qu'elle appliquera strictement les accords auxquels elle a souscrit. Nous nous efforçons d'avoir un comportement conciliant. Un mauvais arrangement est toujours préférable à un bon procès, c'est bien connu. Il en va ainsi des relations internationales, comme des affaires privées. Mais enfin, si des circonstances - que je ne souhaite pas - se produisent, la France respectera les engagements qu'elle a pris à l'égard de tel et tel pays africain. Aujourd'hui, nous jouons un rôle que je crois utile de rapprochement, de compréhension et il n'est pas de capitale avec laquelle nous ayons coupé le fil, y compris dans l'affaire du Tchad.\
QUESTION.- Pensez-vous toujours, comme vous le disiez dans "La Paille et le Grain" que l'art africain exerce une influence sur la culture occidentale ? (citation)
- LE PRESIDENT.- Vous savez comme moi, monsieur qui vous intéressez à ces problèmes, c'est visible, que l'Afrique a eu un rôle déterminant dans l'évolution de l'art et de la pensée, surtout juste à la veille de la guerre de 1914 et au lendemain. Vous n'ignorez pas à quel point les formes plastiques et esthétiques ont été impressionnées par la découverte de ce qu'était la culture africaine. Cela a joué un rôle dans la littérature, dans la peinture, dans l'architecture, dans la musique. La musique d'aujourd'hui est très fortement inspirée, presque modelée par les rythmes venus d'Afrique, même lorsqu'ils sont passés par les Etats-Unis d'Amérique ou par le Brésil.
- Je crois que ces sources sont loin d'être taries. Dans tous les pays d'Afrique où je suis allé, enfin où je suis retourné ces temps derniers, j'ai observé que ce qu'on appelle le folklore, d'un terme un peu dédaigneux parfois, comme si c'était une source mineure de l'art que la sauvegarde des modes d'expression anciens, continuait à être extrêmement prisé par les élites nouvelles qui - elles ont bien raison - cassent les formes, qui bousculent les rythmes mais qui s'en inspirent. Justement parce qu'ils sont modernes, ils sont de leur temps. Quant à l'académisme, j'ai observé, justement dans cette partie de citation que vous faites d'un livre que j'ai écrit, que l'académisme est le point final d'un stade d'évolution de l'art ou de l'expression mais on ne peut pas s'y enfermer.
- Si l'on veut créer, il faut toujours casser le moule, ce qui ne veut pas dire qu'il faille tarir la pensée. Il faut casser le moule et j'ai le sentiment qu'en Afrique, beaucoup de formes d'expression sont hardiment modernes. Voilà pourquoi j'observe, surtout dans la musique, mais aussi dans les arts plastiques que l'Afrique continue d'être, spécialement l'Afrique noire, une source d'inspiration puissante pour les civilisations auxquelles nous appartenons.
- Je crois qu'il faut entretenir cela par la multiplicité des revues, par les échanges de communications. Vous me direz : ce n'est pas très moderne, mais c'est quand même très actuel quand on pense que l'Académie française vient d'élire Léopold Sédar Senghor. Vous me direz : c'est la reconnaissance d'un fait déjà très ancien. Oui, mais cela prouve que ce qu'il a appelé "la négritude" et qui a été le motif de très beaux poèmes et même d'une sorte d'explication - négritude puis métissage - a pénétré les consciences en Europe.
- Ce n'est pas moi qui vous dirai tout sur les évolutions du jazz. Cependant, je me souviens que, lorsque j'étais étudiant, je faisais partie de groupes passionnés de jazz hot, et nous avions nos grands prêtres. On allait d'une ville à l'autre dès qu'apparaissait un musicien qui exprimait cette forme déjà ancienne qui a subi mille et une transformations. Il n'en reste pas moins que c'est l'âme africaine qui, au travers des traductions européennes, s'exprime dans cette musique.\
QUESTION.- Quel est l'-état de nos relations avec l'Afrique du Sud ?
- LE PRESIDENT.- Nous n'avons pas d'obligations contraignantes à l'égard de l'Afrique du Sud. Nous avons préservé des liens diplomatiques comme nous le faisons avec un certain nombre de pays dont nous n'approuvons pas la politique.
- La politique de présence nous paraissant préférable à la politique de l'absence, nous avons des échanges, des courants commerciaux qui ne sont pas considérables, qui sont anciens. Nous respectons nos contrats, mais nous veillons à ne pas les renouveler lorsqu'ils touchent à des matières qui nous paraîtraient, comment dirais-je, suspectes. Et il n'y a pas de novation depuis deux ans dans ce domaine. Vous pensez sans doute au nucléaire : il n'y a pas de novation. La France n'a pas fourni, n'a pas signé de contrats nouveaux. Elle n'a pas l'intention de le faire. Donc nous ne ressentons pas une contradiction du tout avec les positions que nous avons au sein du groupe des cinq face au problème de la Namibie, disons face au problème de la ligne de front et de l'Afrique australe. Nous ne sentons pas du tout de contradiction. Nous avons des relations commerciales qui ne sont jamais très actives avec un certain nombre de pays dont nous combattons sans compromission les idéologies.\
QUESTION.- Lors du Sommet de Versailles, vous avez évoqué les problèmes de communication. Qu'en est-il aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, monsieur, le rapport que j'ai soumis au Sommet de Versailles qui date d'il y a un an - c'était début juin 1982 - a donné naissance à dix-huit rapports sur dix-neuf disciplines technologiques différentes dans lesquelles les pays signataires s'engagent à coopérer, à mettre en commun leur science et leur technique. C'est déjà très important dix-huit rapport qui s'orientent vers la bio-technologie, en-particulier, mais dans d'autres domaines aussi. Sur le -plan de la communication, nous avons encore besoin de travailler. Je ne veux pas vous dire de mémoire si la communication fait partie des dix-huit rapports mais vraiment, je ne le crois pas. De sorte que votre question reste tout-à-fait justifiée dans-un-cadre qui, néanmoins, marque bien qu'un grand progrès a été fait.\