20 juin 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, lors du dîner offert par M. Paul Biya, Président de la République unie du Cameroun, Yaoundé, Palais de l'Unité, lundi 20 juin 1983.

Monsieur le président,
- Mesdames et messieurs,
- Permettez-moi de vous dire d'abord combien j'ai été impressionné tout à l'heure, ainsi que ceux qui m'accompagnent, par l'accueil qui nous a été réservé à Douala comme à Yaoundé. Cette foule joyeuse exprimait la chaleur d'une hospitalité qui nous est chère et le sentiment très réconfortant qu'entre nous, Camerounais et Français, il ne peut y avoir place que pour la compréhension et l'amitié.
- Je ne puis oublier, en prononçant ces mots, ces Camerounais qui ont combattu avec honneur et sacrifice sur des champs de bataille, côte à côte avec les Français. Cette dette ne peut être oubliée. Nous avons aujourd'hui d'autres combats, certes, qui sont nobles aussi pour que nos efforts ouvrent le champ à une société internationale différente, pour que nos enfants puissent vivre en paix dans un monde plus prospère, plus juste, plus fraternel : rêve éternel des hommes sur la terre et non point rêve inaccessible qui sera atteint peu à peu, si on y place sa volonté et si l'on conforme ses actes à cet idéal.
- Il me plaît de rendre ici hommage aux succès déjà obtenus par votre pays dans des domaines multiples. Divisé, meurtri naguère, le Cameroun donne maintenant l'image d'un pays vigoureux, décidé à aller de l'avant. Il a surmonté en l'espace d'une génération les obstacles nés de la diversité - diversité des régions, diversité des ethnies - et prouvé qu'il était en mesure de faire face aux échéances les plus délicates. Il le doit aux vertus de ses populations mais aussi à l'action continue de quelques responsables : je pense à l'éminent président Ahidjo, à la tête de ce pays pendant près de vingt-cinq ans. Je pense à la continuité assurée par vous-même, monsieur le président `Paul Biya`, qui avez d'ailleurs largement participé depuis de longues années à la définition et à la conduite de cette politique.\
Les efforts du Cameroun pour exploiter davantage ses ressources et mieux répartir les -fruits de sa croissance, nous les avons suivis avec sympathie, avec intérêt. Les difficultés de l'économie mondiale imposent à tous les pays de nouveaux et rigoureux efforts. Mais, pour relever ce défi - le Cameroun doit le savoir - le Cameroun n'est pas le seul. Il peut compter sur le -concours de ses amis, au premier rang desquels on peut placer la France qui vous apportera, dans la mesure de ses moyens, l'aide utile bien que nous-mêmes soyons pris - comme je vous le disais ce matin - dans les remous d'une crise mondiale qui n'épargne personne.
- Nos pays se sentent solidaires. L'usage d'une même langue, une bonne connaissance réciproque de nos priorités comme de nos habitudes, habitudes de pensée, habitudes dans nos relations et souvent dans nos moeurs, commodité pour ceux de votre pays et ceux du mien, de se rencontrer, de se connaître, tout cela a donné naissance à une coopération exemplaire qui se déploie sur le -plan culturel et dans tous les secteurs de l'activité : recherche fondamentale, recherche appliquée, exploition des richesses du sol, du sous-sol, échanges commerciaux, action politique. Cette solidarité n'a jamais été et ne sera pas un vain mot. Elle est fondée sur des accords librement négociés dont les dispositions sont et seront respectées par la France.\
J'ai parlé de coopération en-matière d'action politique : l'interdépendance des Etats est aujourd'hui telle que ceux d'Europe et d'Afrique, ceux du Nord et du Sud comme on les désigne aujourd'hui, ne peuvent prospérer, et peut-être survivre, sans se concerter et sans s'accorder. La répartition équitable des richesses induites par le développement des techniques modernes est indispensable au maintien de la paix. Qui ne voit combien de producteurs de matières premières subissent aujourd'hui dans tous les pays d'Afrique la loi de la spéculation internationale sur le cours des denrées et des produits ? Et qui ne voit combien cette spéculation est injuste et dommageable ? Mais comment s'organiser, comment planifier, comment développer la production quand les revenus peuvent baisser de moitié en quelques mois ? C'est le cas pour le cacao, pour le café, pour le bois qui sont parmi les principaux produits agricoles d'exportation des pays de cette zone.
- Chaque fois que j'en ai eu l'occasion depuis deux ans, j'ai tenté de sensibiliser davantage l'opinion internationale à l'injustice qui prévaut dans les échanges internationaux. J'ai tenté de dénoncer les mécanismes aveugles et souvent dévastateurs qui régissent les relations économiques entre pays riches et pays pauvres, consacrant des -rapports de force là où le simple bon sens exigerait une répartition judicieuse et garantie des ressources. J'ai appelé l'attention des gouvernements les plus riches sur les tensions qui résultent de l'addition des égoismes nationaux, sur les dangers qu'ils font courir à la paix du monde, sans parler des préjudices imposés aux peuples les plus démunis, atteints dans leur bien-être, mais aussi dans leur dignité. J'ai recommandé l'ouverture de négociations pour un nouvel ordre international économique et monétaire qui prendrait en compte les intérêts des pays en voie de développement. Tel fut encore le cas récemment, au sommet des sept pays industrialisés à Williamsburg. Ce que j'y ai dit est simple. Comment espérer une reprise économique générale, globale, dans le Nord sans un développement équilibré dans le Sud ? L'écrasement des pays du tiers monde sous le poids de leurs dettes, l'amputation massive de leurs importations, la stagnation de leurs exportations, le brutal arrêt de leur croissance nuit aux pays du Nord.
- Je crois que ces propos ont été entendus, mais surtout par les pays du Sud. Je n'ai pas évoqué que la fraternité, monsieur le président, je sais comment marche le monde. Mais je voudrais faire comprendre où se trouve l'intérêt bien compris des plus riches, bloqués qu'ils sont par leur propre compétition. Pourquoi les grands pays industrialisés vont-ils produire de plus en plus les mêmes marchandises, au point que leur concurrence finira par se neutraliser et où trouveront-ils de nouveaux marchés ?. Ce n'est pas le monde de l'Est, lui-même confronté à ces difficiles problèmes, qui pourra d'ici longtemps nourrir ces échanges, bien qu'il faudrait, bien entendu, préserver un courant continu entre l'Est et l'Ouest.\
C'est par un plan audacieux qui permettra de relancer la production et donc la consommation, par le développement d'industries de transformation et surtout par la mise en valeur d'une agriculture, elle-même dotée des ressources énergétiques locales - il en est de nombreuses et de puissantes - c'est par l'autosuffisance alimentaire et par ce mouvement brassant toutes les données de l'économie moderne, que l'on assurera aux pays dits "riches" une capacité d'échange aujourd'hui perdue. Je n'en appelle donc pas seulement à la nécessaire solidarité entre les peuples. J'en appelle à l'intelligence des responsables du monde aujourd'hui refermés sur eux-mêmes et qui nourrissent le plus souvent l'illusion qu'en étant les plus forts, ils seraient en mesure d'imposer leur loi, croyant aussi que l'on peut vivre seuls, s'affirmer seuls, ce qui est la négation même de la marche du monde.
- Je sais que vos analyses, monsieur le président, rejoignent souvent les nôtres. Vous demandez vous aussi instamment l'adoption par le concert des nations, de mesures propres à stabiliser les cours erratiques des monnaies, celui des principales matières premières. Vous demandez également à favoriser les échanges, les investissements et le progrès économique et social.
- Lorsque j'ai demandé récemment que l'on sache s'organiser pour un nouveau système monétaire international, c'est aussi parce que je pensais qu'il n'était pas raisonnable de faire reposer tout l'édifice sur une seule monnaie, à la fois monnaie étalon et monnaie refuge. Il faut faire participer toutes les productions et toutes les richesses à la définition d'une monnaie capable de répondre à la diversité des besoins.\
Tout autant que par les désordres inévitables engendrés ou qu'engendrent les déséquilibres économiques, la paix elle-même peut être menacée par les surenchères. Que de fois il m'est arrivé de répéter partout où je me suis rendu que, lorsqu'un conflit local ne trouve pas de solution par la seule bonne volonté des antagonistes ou simplement par l'arbitrage des pays les plus proches, on peut être sûr que ces conflits locaux dégénèrent et qu'à un moment ou à un autre, ils deviennent un enjeu de puissance entre les plus forts. Bref, tout conflit local, inévitablement, s'internationalisera. D'où la sagesse qui doit pousser ceux d'entre nous qui vivent ici ou là à savoir dominer leur propre passion pour ne pas voir d'autres qu'eux-mêmes régler leurs problèmes a leur place.
- C'est ce qu'a compris, semble-t-il, et je m'en réjouis, l'Organisation de l'unité africaine `OUA` qui, récemment, au sommet d'Addis-Abeba, a su allier, coordonner, harmoniser ou du moins préparer la voie pour que soient résolues les divergences des pays participants, préservant ainsi l'unité d'une organisation unique au monde et assurant la continuité des services qu'elle rend. Ce succès est à mes yeux, monsieur le président, essentiel. Vous étiez vous-même à Addis-Abeba. Vous avez entendu les opinions les plus diverses. Vous avez été au bord de la rupture et vous avez réussi, sans toute en faisant appel à cette vieille et célèbre sagesse africaine, finalement éviter le pire. Vous êtes revenus, sans doute divisés, mais appartenant cependant à la même structure. Vous avez préservé l'essentiel. Le premier postulat de l'indépendance de ce continent et de son non-alignement, c'est d'abord que la concorde préside à vos échanges.\
Ce souci d'oeuvrer en commun se manifestera, j'en suis sûr à nouveau, lorsque dans trois mois les soixante trois pays d'Afrique, des Caraibes et du Pacifique `ACP` et les dix pays de la Communauté européenne `CEE` se retrouveront pour ouvrir une négociation en vue de renouveler la coopération qui unit leur destinée. Une nouvelle étape de notre dialogue s'amorce. Elle est très importante. La France est attentive aux objectifs et aux priorités de votre propre développement économique. Elle écoutera les propositions que vous ferez à la Communauté européenne. Elle les soutiendra à Bruxelles, dans le respect de vos choix.
- Nous avons fait, de Yaoundé à Lomé sur le -plan international et de la coopération, beaucoup de chemin ensemble. Les apports successifs qui constituent ce que l'on appelle "l'esprit de Lomé" ne doivent pas nous faire oublier l'élan initial. Il faut consolider l'acquis, réaffirmer le caractère privilégié de nos relations. Le Cameroun, mesdames et messieurs, joue un rôle important et actif dans la mise en oeuvre quotidienne de cette convention de Lomé. La nomination le 20 mai par le conseil conjoint ACP - CEE, je veux dire Communauté économique européenne, d'un Camerounais pour diriger le Centre de coopération agricole, en est un heureux témoignage. Oui, la France est à l'écoute de votre pays et de chacun de ceux avec lesquels elle entretient des relations fondées sur un passé commun, pour que nous puissions renouveler le -cadre de notre coopération, ancrer l'esprit qui l'anime dans la réalité d'un développement associé à la paix.\
Il doit être clair pour tous qu'une Afrique tout entière indépendante, préservée dans son intégrité, maîtresse de son destin, est indispensable à l'équilibre mondial. C'est la raison du souci que nous portons aux intérêts de ce continent lorsqu'on les voit bafoués comme c'est le cas en Namibie et des inquiétudes que nous formulons lorsque nous apercevons les déchirements non encore surmontés de quelques pays voisins.
- En-raison de l'étendue de ses ressources naturelles, mais aussi parce qu'elle a réussi jusqu'ici à sauvegarder et continue de pratiquer ses vertus cardinales que sont la patience, la tolérance et le respect du consensus recherché et obtenu, l'Afrique, dans un monde où l'accélération du progrès matériel a conduit des moments actifs et même démesurés reste, elle, l'Afrique, comme un môle où l'on peut véritablement se fixer pour examiner la marche du monde.
- Or, le Cameroun est au tout premier -plan en Afrique parmi ceux qui pensent ainsi parce qu'il existe des valeurs ancestrales en même temps qu'une aptitude moderne à saisir tous les problèmes qui se posent. Ces problèmes ont déjà été évoqués par les élites issues de vos populations rurales, lesquelles populations doivent être protégées en tant que dépositaires de la sagesse de chaque ethnie et, bien au-delà des ethnies, des races et des peuples, de l'humanité tout entière.
- Voilà, il s'agit pour nous de privilégier l'essentiel, c'est-à-dire l'identité et la culture ou les cultures nationales. Aucune peine à vous assurer sur ces -plans du soutien de la France. Elle nourrit pour elle-même et depuis des siècles, des ambitions de cette sorte. Tout concourt ainsi, monsieur le président, mesdames et messieurs, à l'existence entre nous d'une étroite communauté de vues, d'une compréhension réciproque, comme je vous le disais à l'instant. Nous pouvons fonder une action fructueuse pour nos deux peuples et pour les autres. Les entretiens que j'ai eus, que j'aurai avec vous, m'ont montré et me montreront plus encore que nous sommes à l'unisson.
- C'est avec cette conviction qu'à mon tour, je vais lever mon verre à votre santé, à votre bonheur, monsieur le président et vous madame, à la prospérité de chacun d'entre vous qui participez à cette réception, amis camerounais et voyageurs français. Au-delà de nos personnes, mes voeux, l'essentiel des souhaits que je formule, vont au Cameroun, à son peuple dont je souhaite l'union plus forte encore et la présence en Afrique et dans le monde. Je lève mon verre à la santé de ce grand peuple, à votre santé madame, à votre santé monsieur le président, gage notre amitié.
- Vive le Cameroun ! Vive la France.\