14 juin 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'hôtel de ville de Bastia, mardi 14 juin 1983.

Monsieur le maire,
- Mesdames et messieurs les conseillers municipaux,
- Ce qui vient d'être dit à l'instant par le maire de la ville, le député-maire M. Zuccarelli, exprimait fort bien ce que je pouvais ressentir au moment même où je pénétrais dans cet hôtel de ville qu'à diverses reprises j'ai eu l'occasion de connaître. Et c'est pour moi très agréable et très facile que de me retrouver dans cette vieille et noble ville de Bastia. Nos chemins se sont souvent croisés.
- Passant du général au particulier, je ne puis oublier que quelques semaines après mon élection à la Présidence de la République, j'avais à remettre la coupe de France de football au capitaine de l'équipe de Bastia. Ce qui est curieux, c'est qu'à cette occasion, j'évoquais ce souvenir en me disant, décidément, mes responsabilités politiques, mon propre itinéraire passera donc souvent par là. Et m'y revoici à un autre -titre, celui de Chef de l'Etat, de Président de la République française. J'en mesure la gravité, l'honneur, la responsabilité.
- L'accueil qui m'a été réservé pendant ces deux journées dans les différents points où j'ai fait halte - je crois que c'est le dixième, ce soir - a permis de rencontrer partout - il faut le dire - partout, une hospitalité généreuse et souvent chaleureuse. J'ai aimé que les responsables de toute -nature et de toute opinion m'aient exprimé ce qu'ils souhaitaient pour aujourd'hui et pour demain. Avec les uns, avec les autres, que j'accueille avec le même coeur, quels que soit leurs choix personnels, j'ai pu, je crois approfondir ma connaissance, naturellement imparfaite de la Corse que vous avez pour charge, ici ou là, à quelque niveau que ce soit, de gérer et dont vous connaissez, dont vous percevez, chacun avec sa sensibilité, tous les aspects et les aspirations.\
J'ai donc acquis beaucoup de ces journées, de ces rencontres, de ces conversations. J'avais bien quelque idée de ce qu'était la Corse. Non seulement j'étais venu de temps à autre vous faire une visite, toujours trop rapide, mais aussi j'ai pu recevoir et j'en ai conçu une grande joie et beaucoup d'intérêt les élus ou les dirigeants des fractions diverses de l'Assemblée corse à Paris, à l'Elysée. Je puis dire, sans tomber dans la confidence que nombreux sont mes amis personnels parmi les plus chers qui sont en même temps fils et filles dévoués et fidèles de la Corse.
- Que de raisons pour moi que d'être en harmonie avec moi-même en Corse, ce soir, à Bastia ! Les problèmes qui m'ont été posés, politiques, économiques, sociaux, culturels de toute sorte étaient tout simplement l'expression du monde et d'un monde vivant avec sa diversité, ses contradictions, ses passions, ses forces raisonnables aussi. L'expression de la vie : culture, agriculture, industrie, tourisme, transports, institutions et puis, par delà tous ces problèmes, la vue que j'ai eue de votre paysage. Vue généralement du dessus, dans ces hélicoptères qui permettent de percevoir le relief, d'admirer les formes et d'apprécier les couleurs. Nous allions de beauté en beauté. Si quelqu'un parmi vous n'était pas passionné de la Corse, je dirai : "Mais enfin, c'est qu'il n'y comprend rien ". Et si quelques-uns d'entre vous pouvaient avoir quelque passion qui, comme toutes les passions serait excessive, je le comprendrai.\
Simplement il faut bien vivre ensemble. D'abord entre vous, amis Corses. Ce qui suppose au moins une règle commune. Cette règle commune c'est celle de la démocratie. Comment faire autrement ? Il en est d'autres, c'est sûr : les expériences d'une génération comme la mienne née pendant une guerre mondiale, adulte à la deuxième guerre mondiale, à peine sortie de l'adolescence et connaissant les drames d'une Europe partagée par toutes les violences ont eu une vertu enseignante, pédagogique. S'il est d'autres réponses, oui, celle de la démocratie me paraît être la seule qui permette un développement aussi harmonieux que possible de la société des hommes.
- Alors d'abord entre vous, fixons la règle démocratique. C'est ce que nous avons essayé de faire en vous proposant et en proposant à la nation tout entière un statut particulier de la Corse. Et nous nous y tenons. Dans la mesure où certaines réalisations ont tardé, eh bien ce voyage servira à mettre l'accélérateur ! J'ai devant moi des responsables qui connaissent et qui aiment la population, qui servent cette île, qui sont les héritiers d'une grande tradition historique. Ils ont le droit de me parler, ils n'y ont pas manqué, je les en remercie. Que leur débat dans leur assemblée de Corse, dans leurs conseils généraux, dans leurs conseils municipaux,permettent à tous d'espérer que seront surmontées les aspérités du moment !
- La démocratie doit présider à vos débats, à vos relations déjà très fortes par les liens de famille, par l'affection qui unit beaucoup d'entre vous, avec ce mélange aussi que l'on trouve dans toute famille, où les caractères sont aigus et où finalement on s'aime beaucoup aussi. Au-delà des familles politiques, j'ai passé mon temps depuis hier matin à entendre dire qu'un tel - aussitôt on ajoutait sa qualification, ou plutôt telle tendance, plutôt que de telle autre - c'est mon cousin. Je disais, "mais alors vous êtes bien quand vous vous rencontrez ! Alors quand est-ce que vous discutez politique ?" "Cela nous arrive". Et j'ai entendu dire, en effet de Paris, que cela arrivait souvent ! La politique ici, cela pousserait plutôt mieux je ne dirai pas que le blé, mais cela pousse assez bien. Je veux dire que ce n'est pas seulement une plante d'importation. Oui, la politique, c'est une belle et grande chose puisque c'est la gestion des affaires de la cité. Et vous en avez une vieille et solide expérience. Que de fois on m'a décrit vos anciens, les anciens de vos anciens qui sont dans vos mémoires, qui acquéraient cette sorte de sagesse et de sérénité qui n'était jamais démunie d'un caractère d'emportement, de force. Cette forte tradition de la Corse que vous n'avez pas abandonnée.\
Et puis, au-delà de la démocratie vécue en Corse, il y a la France, dont je suis le premier responsable. Ce qui me faisait dire, hier, à Ajaccio que je me trouvais bien en Corse, parce que c'était la Corse, mais aussi parce que je me sentais bien en France. Je ne vois pas où se trouve, où se trouverait une fondamentale contradiction. Partout, bien entendu, la géographie, les intérêts, les langages accentuent les diversités. Aussi le chemin que j'ai choisi est-il très simplement exprimé. Je le disais hier soir à l'assemblée de Corse : soyez donc vous-mêmes, mesdames et messieurs, dans une Corse qui sera elle-même et pleinement au sein de la nation française. Je crois bien que ce serait faire un faux calcul et peut-être un calcul fou que d'imaginer qu'il pourrait y avoir un destin différent, mais à la condition qu'on se respecte mutuellement. Et que de Paris, du continent, comme vous dites on respecte la Corse, sa dignité, son histoire et son devenir. Et que de Corse, permettez-moi de vous le dire, mais vous êtes nombreux à pargager cette opinion, vous gardiez ce vieil et solide amour pour la patrie qui est la nôtre.
- Alors à cet égard, la violence aussi peut être considérée comme un des petits phénomènes. Non pas ce qui la provoque, qui vient des profondeurs, mais son expression. Il faut donc la considérer à sa mesure, ne pas la mésestimer, la soigner comme il convient en cherchant à comprendre mieux l'âme corse, les aspirations de la Corse, à ne jamais considérer comme devant n'être à jamais égarés des jeunes gens qui aiment ce qu'ils pensent être leur seul pays, mais arrêter là. Responsable de l'Etat, j'ai déjà dit ailleurs, et je le répèterai ici parce que c'est normal, parce que c'est évident, qu'il n'est pas possible d'accepter que cette violence se perpétue ou qu'elle s'étende et que cela c'est offenser la loi, et la loi c'est l'expression de la volonté générale, y compris en Corse si j'en juge par les consultations démocratiques, que ce soit à l'assemblée de Corse ou aux élections municipales. Donnons toutes ses chances à la démocratie, chers amis, et vous verrez se dessiner un avenir où avec de l'intelligence, de la sensibilité et de l'attention nous donnerons toutes les chances à la Corse et à son peuple.\
J'ai beaucoup discuté avec les responsables des problèmes agricoles. J'ai vraiment aperçu qu'au travers des problèmes fonciers il y avait déjà un élément de réponse à l'interrogation de ceux qui désespèrent ou bien qui se révoltent. A un jeune qui ne trouve pas d'emploi, un jeune qui ne sait pas où aller, un jeune qui se sent rejeté par une société indifférente ou implacable qui peut jeter la première pierre ?
- Comprendre, c'est bien, conseiller aussi, ouvrir les voies de l'avenir, certainement. A-partir de là je dois remplir le rôle qui est le mien et dire à tous qu'il n'y a pas de champ ouvert à la violence et à la révolte et que la République sera sans complaisance. Montrer à chacun où se trouve le devoir - et le devoir passe d'abord par la préservation de la communauté nationale mais aussi par l'affirmation de la personnalité corse - c'est dans la synthèse, toujours dans la synthèse qu'il faut chercher réponse aux éternelles dialectiques qui se posent depuis toujours à l'esprit humain : la vie, la mort, la mort, la vie, construire, détruire, avancer, reculer, tomber, se relever, c'est notre sort. Mesdames et messieurs, mieux vaux choisir la vie, construire plutôt que détruire, aller droit devant soi, plutôt que de verser sur le côté et on ne peut le faire que si l'on a une vue ample de l'objectif, que si l'on sait aussi exactement que possible où l'on va.
- Eh bien, je le concevrai plus clairement encore après vous avoir rencontré. Souvent je me dis : "est-ce que ce sera un voyage inutile". Vous savez, avant d'être Président de la République, j'en ai vu des voyages officiels. Il m'est arrivé parfois d'en sourire, je dois le confesser, en me disant "voilà ils viennent de loin, ils passent vite et ils s'en vont". Et même quand ils sont partis quelquefois on dit : "enfin on respire", mais je voudrais bien que ce ne soit pas le cas. Donc je suis venu, je suis passé un peu vite les deux premières conditions sont remplies, la troisième, j'espère ne le sera pas. D'abord parce que j'ai bien noté tous les besoins qui m'ont été exprimés et je compte bien y donner réponse, si ce n'est déjà fait. De telle sorte que ce voyage dure à travers le temps, au moins par l'esprit, par la solidarité et par la volonté.
- Merci, monsieur le maire, de m'avoir offert cette occasion nouvelle de parler aux Corses et à la Corse, de parler aussi à la nation française tout entière qui, elle aussi, a des devoirs à l'égard de la Corse. J'aurai l'occasion de le dire ailleurs, mais je le dirai de la même façon.
- Merci, monsieur le maire, mesdames et messieurs.
- Vive Bastia ! Vive la Corse !
- Vive la République !
- Vive la France !
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