8 juin 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. François Mitterrand, Président de la République, accordé à la télévision au cours du journal d'Antenne 2, notamment sur l'action économique et sociale du gouvernement, Paris, Palais de l'Élysée, mercredi 8 juin 1983.

QUESTION.- Monsieur le Président, merci d'avoir accepté l'invitation d'Antenne 2. On attend de votre part, beaucoup de réponses, donc de ma part beaucoup de questions. La première concerne l'ordre public. Vendredi dernier `3 juin 1983`, les policiers créaient le désordre à Paris £ hier soir, des sanctions sont tombées. Est-ce que vous considérez que l'incident est clos alors que certains prennent ces manifestations comme un symbole, celui de la dégradation de l'autorité de l'Etat ?
- LE PRESIDENT.- Puisque vous commencez notre dialogue par cette affaire, je vous dirai tout de suite que, pour moi, il est une loi qui passe avant les autres : la République doit être honorée et servie par tous les citoyens, et plus encore par ceux qui ont pour mission et pour métier de la défendre. Si certains policiers, une minorité agissante, ont manqué à leur devoir, le devoir des responsables de la République, c'est de frapper et de faire respecter l'autorité de l'Etat.
- Dès l'annonce des événements séditieux de vendredi dernier, j'ai demandé au Premier ministre `Pierre Mauroy` de prendre les sanctions nécessaires. Il a agi comme il fallait, et je suis sûr que les Français approuveront £ ce qui ne veut pas dire que les problèmes posés par l'ensemble de la police, problèmes professionnels, problèmes de sécurité doivent échapper à notre examen, mais il existe assez de responsables, de gens raisonnables dans la hiérarchie de l'Etat et dans les organisations syndicales pour que je sois bien sûr que tout cela se traitera comme il convient, c'est-à-dire dans le dialogue, la concertation et l'ordre public.\
`Suite réponse sur les manifestations de policiers`
- QUESTION.- Vous considérez que l'ensemble de la police est loyal ?
- LE PRESIDENT.- Certainement.
- QUESTION.- Les sanctions ont été prises de la base au sommet £ elles ont épargné pourtant la structure gouvernementale. Le responsable, les responsables de l'intérieur, des forces de l'ordre n'ont pas été sanctionnés.
- LE PRESIDENT.- Vous voulez dire le niveau politique, la responsabilité politique, et il est vrai qu'elle est très liée à la responsabilité administrative. Je me contenterai de vous répondre ceci : c'est à moi de décider ce qu'il convient de décider et non pas à ceux qui veulent se substituer au pouvoir en criant dans la rue. Cette réponse implique que mes responsabilités, je les assume moi-même et je me considère comme le premier responsable des affaires publiques.
- QUESTION.- Il y a peu de temps, jusqu'en 1979, dernière grande manifestation policière à Paris, quand les policiers manifestaient, ils prenaient le ministère de l'intérieur pour cible. Cette fois-ci, ça a été en priorité le ministère de la justice. Une partie, probablement non négligeable, de l'opinion reproche un certain laxisme à la justice. Même si les statistiques leur donnent tort, comment faire face à ce besoin de sécurité ?
- LE PRESIDENT.- Laxisme, c'est un mot qui sert à n'importe quoi. J'ai le plus grand respect pour le caractère et la compétence du garde des Sceaux `Robert Badinter`. J'ai confiance en lui. En vérité, on mélange tout par passion politique et beaucoup de gens mal informés, mais sensibles et justes, ont tendance à penser que ceux qui accusent le garde des Sceaux ont raison.
- Voyez-vous, nous sommes dans une situation en France qui, pour la première fois depuis 1789, depuis la première Révolution française, veut qu'il n'y ait ni peine de mort, ni tribunaux d'exception. S'en plaindra-t-on ? On pourrait s'en plaindre si la criminalité de grande envergure, si je puis dire, le crime de sang, avait progressé depuis que ces décisions ont été prises. Ce n'est pas le cas. Il est vrai que la petite et moyenne délinquance s'est développée de façon dramatique, surtout dans nos grandes villes £ il est vrai qu'il se pose des problèmes de prévention et de sanctions £ nos prisons sont pleines, nous avons à nous préoccuper - et le garde des Sceaux le fait, c'est un homme d'Etat - du devenir d'une jeunesse souvent désaxée par la mauvaise organisation de notre société. Mais tout cela étant dit, et le refus de la violence étant exprimé par ma bouche, et la sanction de la violence étant appliquée pour l'essentiel par la justice, c'est une mise en cause qui me paraît insupportable.\
QUESTION.- Les manifestations policières couronnaient toute une série de manifestations depuis quelques semaines, étudiants, médecins, commerçants, agriculteurs, est-ce que derrière ces manifestations corporatistes disparates vous voyez une tentative de déstabilisation de l'Etat ?
- LE PRESIDENT.- Il y a eu beaucoup de manifestations en effet dans ce mois de mai, cet éternel joli mois de mai qui, d'année en année, expose le pouvoir, tous les pouvoirs qui se succèdent, à connaître l'agitation dans la rue comme si la naissance du printemps invitait à sortir de chez soi et à dire très haut, très fort, ce que l'on pense de la marche des affaires publiques. Très bien ! Beaucoup de ces revendications sont sérieuses, c'est pourquoi il ne faut pas mélanger l'expression de la revendication, même lorsqu'elle est inopportune ou excessive, avec la conspiration politique. Que certains amateurs de désordre, qui se réclament toujours, au demeurant, de l'autorité de l'Etat, en profitent, c'est certain, mais ce n'est pas l'essentiel.
- Voyez-vous, je veux porter la plus grande attention, et le plus grand scrupule, aux revendications socio-professionnelles. Il y a beaucoup de gens malheureux, et plus encore il y a beaucoup de gens inquiets, et mon rôle, et celui du gouvernement, c'est d'expliquer, et peut-être même d'expliquer davantage, de justifier les mesures, d'approfondir le dialogue. Si cela a été négligé, eh bien ! cela sera corrigé.
- Mais une fois dit le scrupule, une fois dite l'attention que je porte à ces revendications, à mon tour d'avoir deux exigences : La première, c'est que ces revendications s'expriment et non dans la violence.
- La deuxième, c'est que cet intérêt particulier, serait-il légitime, ne doit pas se substituer à l'intérêt général. Ce n'est pas moi qui ai dit que la somme des intérêts particuliers ne fait pas l'intérêt général. Evitons les choses trop souvent entendues, mais cela mérite d'être clair.
- Donc, la violence, non ! J'observe d'ailleurs que certaines catégories socio-professionnelles ont beaucoup bougé ces temps-ci, mais que d'autres ont montré, au fond, beaucoup de patience. Si l'on fait ce compte, toujours un peu détestable, des jours de grève d'une année sur l'autre, l'année 1982, l'année 1983 ont montré une classe ouvrière sachant très souvent, le plus souvent, dominer ses propres revendications, de telle sorte que je suis convaincu qu'il est de larges fractions de l'opinion française qui se rendent compte à la fois qu'on est en République, qu'on est en démocratie qu'on va dire ce qu'on pense, qu'on le dit £ mais en même temps, on tient à préserver l'unité nationale, on respecte l'Etat, on veut que la République fonctionne pour le bien du plus grand nombre. Eh bien, moi je pense comme cela, et je suis disposé à tous les dialogues aux conditions que j'ai dites.\
QUESTION.- On a parlé des causes du malaise, de l'inquiétude, de la crise de confiance que traduisent un certain nombre d'enquêtes d'opinion. Il y en a une qui vous concerne directement et qui revient souvent : c'est l'impression que vous avez dû, que vous devez choisir entre deux politiques économiques. L'une qui est douloureuse, celle de la rigueur que vous avez choisie et une autre qui serait moins douloureuse et que vous tiendriez en réserve avec d'autres hommes pour la mener. Existe-t-il une politique de rechange à celle qui est pratiquée en ce moment ?
- LE PRESIDENT.- Je voudrais pouvoir vous répondre avec précision. Vous me permettrez donc d'occuper quelques minutes de cette brève émission pour tenter de me faire comprendre le mieux possible.
- C'est vrai que la crise du monde occidental a atteint des limites qu'on ne connaissait pas depuis la grande crise de 1929 et de 1930, qui, comme vous le savez, a eu tant de répercussions non seulement sur la situation sociale du monde auquel nous appartenons, mais sur la paix du monde tout entier. La crise mondiale : voilà une situation dont il faut tenir compte, à quoi s'ajoutent les retards accumulés pendant 10 ans par l'économie française. Tout cela crée une situation que j'ai à administrer, à gérer, à dominer.
- J'ai donc appelé au redressement national, en tentant de faire comprendre, pas toujours avec succès, que rétablir ou établir plus de justice sociale entre les groupes qui composent la nation française était la première chose à faire, parce qu'on ne peut pas demander des sacrifices à des gens qui ont le sentiment que c'est toujours à eux qu'on les demande. La notion de privilège, croyez-moi, interdit bien des espérances.\
`Suite réponse sur la politique de rigueur économique`
- Alors, se pose la question qui est venue tout de suite à votre esprit. Mais moi, je vais poser trois questions en réponse.
- La première est celle-ci : il me semble que les Français s'interrogent et que la première question qui est la leur est celle-ci : est-ce que cet effort ne pourrait pas être évité ? Est-il bien nécessaire ? Et à ce moment-là apparaît la politique de rechange. Si quelqu'un a envie de dire : "Oui, il y en a une autre", moi, je réponds : aucune politique, quelques moyens qu'elle préconise, ne dispensera les Français de l'effort nécessaire. Et cet effort, il doit porter sur quoi ? peut-on éviter de contenir le déficit du budget de l'Etat ? Est-il évitable de rétablir l'équilibre des budgets sociaux, des régimes sociaux ? Est-ce qu'on peut éviter d'équilibrer le commerce extérieur dont dépend, d'une certaine façon, le sort de notre monnaie et si l'on va plus loin, l'indépendance nationale ? Peut-on éviter la concurrence internationale ? Peut-on se contenter de consommer sans épargner ? En réalité, il faut l'équilibre du budget de l'Etat, l'équilibre des régimes sociaux, l'équilibre du commerce extérieur, il faut épargner, il faut accepter la concurrence des autres si cette concurrence est loyale, il faut préparer l'avenir en amassant pour le présent, tout en préservant l'emploi, ce qui n'est pas si facile, vous l'imaginez bien, et en établissant la justice sociale dont je parlais tout à l'heure. Est-ce que vous croyez que cela est possible, sans que j'en appelle, comme je le fais depuis quelques mois, au courage, à l'intelligence, à la résolution des Français ? Il faut une résolution sans faille, croyez-moi.
- QUESTION.- Est-ce que ce n'est pas ttrès ambitieux de vouloir tout faire à la fois ?
- LE PRESIDENT.- Oui, mais c'est nécessaire. Je dois être moi-même le premier responsable, et lorsque j'examine l'ensemble des problèmes qui se posent à moi, ceux dont j'ai hérité, ceux qui se développent aujourd'hui, je dis que la politique du gouvernement est nécessaire parce que l'effort l'est également. Cet effort ne peut être évité par quelqu'autre politique que ce soit.\
`Suite réponse sur la politique de rigueur économique`.
- La deuxième question - je ne veux pas être long, car nous avons autre chose à dire - est celle-ci : "Mais est-ce que cet effort est juste ? Est-ce qu'il est équitablement réparti ? On comprend, on admet, on veut bien que ce soit nécessaire car il faut rétablir les affaires de la France. Mais alors soyez justes".
- Et je reprends mon raisonnement de tout à l'heure sur le sentiment de justice et d'égalité très développé dans la nation française. Est-ce que c'est juste ? Nous nous y efforçons, je peux même dire que le gouvernement, depuis deux ans, est celui qui a le plus réalisé pour la justice sociale entre les Français, même si c'est imparfait, depuis des générations. Je ne voudrais pas énumérer, ce serait lassant, et pourtant j'en ai bien envie. Mais je ne veux pas étaler ce qui a été répété souvent, même si cela n'est pas toujours entré dans les esprits. Vous savez, ce n'est pas si facile de rétablir une justice sociale si longtemps négligée.
- Tout ce qui a été fait par la législation fiscale, l'impôt sur les grandes fortunes, l'exemption des plus faibles... Savez-vous qu'à l'heure actuelle, au moment où arrivent les feuilles d'impôt, sept millions de foyers fiscaux, enfin de ménages sont exemptés du 1 % sur le revenu imposable ? Savez-vous que 14 millions de ménages sont exemptés de l'emprunt forcé, mais remboursable ?
- QUESTION.- Est-ce que les bénéficiaires s'en rendent compte ?
- LE PRESIDENT.- J'ajoute que les efforts qui ont été faits au-cours de ces deux premières années pour les personnes âgées, pour les familles, pour les handicapés, afin que les plus démunis, ceux qui ont les bas salaires puissent vivre, vivre mieux tout simplement, sans vivre encore tout à fait bien, tout cela c'est la justice sociale.
- Et je voudrais généraliser ce raisonnement. J'entends qu'aucune mesure de rigueur ne soit prise, ni appliquée, sans qu'elle soit accompagnée de mesures sociales et de mesures de justice. L'effort sera accompli s'il est consenti par tous et disons, à raison des moyens dont chacun dispose. C'est comme cela que nous irons plus loin.\
`Suite réponse sur la politique de rigueur économique`
- Et puis la troisième question est celle-ci : est-ce que l'effort pourrait être évité ? Je dis : "Non, aucune politique de rechange ne dispenserait les Français de cet effort". "Est-ce que cet effort est juste" ? Je m'explique. Il n'est pas toujours aussi juste que je voudrais, assurément. Mais j'y crois de toutes mes forces, j'y consacre mes forces, j'y consacre mon temps et le gouvernement avec moi.
- La 3ème question est celle-ci : est-ce que ça sert à quelque chose ? Vraiment, ce serait désespérant de penser que déjà, depuis quelque temps, beaucoup de foyers français souffrent, beaucoup de gens modestes ou des catégories moyennes renoncent, se sentent gênés aux entournures si en même temps ils ont le sentiment que tout ce qu'on fait ça ne sert à rien. Alors ils abandonnent, ils n'y croient plus, et ils finiraient même par ne plus croire aux ressources de leur propre pays.
- Alors, naturellement, quand on a un enfant en chômage, ou menacé d'être chômeur, ou qui est encore tout jeune, qui atteindra 17, 18 ans et qui deviendra chômeur, puisque ce sont les jeunes de moins de 25 ans qui fournissent la moitié des chômeurs, naturellement on peut se désespérer. Moi, je dis cet effort est nécessaire et il doit être juste pour qu'il serve à quelque chose.
- Ce quelque chose, c'est d'abord la bataille contre l'inflation et contre le chômage. On a ressassé toutes ces choses, parce qu'il faut bien le répéter, puisque l'inflation et le chômage occupent absolument la scène internationale depuis 1973. C'est un couple infernal, et vous observerez que nous avons voulu, mais on a estimé que c'était trop ambitieux, attaquer sur les deux fronts à la fois. Certains pays étrangers ont mieux réussi sur-le-plan de l'inflation. Mais nous sommes les premiers en France depuis 1973 à avoir commencé à redresser la situation sur l'inflation. En arrivant, nous avons trouvé 14 % ! Nous en sommes aujourd'hui à 9,5, nous allons vers 8 % à la fin de l'année 1983, et l'objectif, c'est 5 % en 1984 !\
`Suite réponse sur la politique de rigueur économique`
- Mais en même temps pour l'emploi, nous n'avons pas voulu lâcher la rampe. Nous n'avons pas voulu que le chômage s'emballe comme il l'a fait aux Etats-Unis d'Amérique, en Grande-Bretagne, où il y a 3500000 chômeurs, et comme cela est le cas en Allemagne `RFA`. Nous n'avons pas voulu que le chômage dévore notre société, moralement, psychologiquement, matériellement.
- Ah ! Je reconnais que c'est une tentative très difficile. Si on ne réussit pas dans cette bataille de la lutte contre l'inflation qui est nécessaire, notre monnaie sera compromise, nos équilibres ne seront pas réalisés et la France ne sera pas en situation de supporter la compétition internationale. Elle perdra une large part de son indépendance. Alors, c'est une bataille qui vaut la peine. C'est pourquoi je dis : il faut que cela serve à quelque chose. L' -entreprise est difficile. Nous sommes ceux qui ont le mieux réussi du monde industriel pour contenir le chômage, et nous allons vers un rythme d'inflation supportable. Les deux choses à la fois, je veux que l'on comprenne que c'est très difficile. Que faut-il abandonner ? Rien, naturellement. Abandonner la lutte contre l'inflation ? Alors, c'est le désastre économique ! Abandonner la lutte contre le chômage ? Alors c'est le désastre humain ! Je veux que l'on comprenne cela.
- Mais il y a d'autres points sur lesquels cela sert à quelque chose. Il y a, comme je l'ai dit tout à l'heure, les équilibres. Il y a le commerce extérieur et, croyez-moi, on le verra dans les chiffres prochains, cela commence à se sentir. Nos exportations s'améliorent, nos importations diminuent. Très bien. Voilà quelque chose non pas d'acquis mais qui commence à se dessiner.
- Et puis, l'épargne. On épargne. Eh oui ! on épargne : le livret populaire, le livret d'épargne populaire, deux millions de Français, cela représente des sommes importantes £ il y a un bond en avant des émissions d'obligations, il y a un peu partout véritablement, une volonté d'épargner. Et puis, il y a la formation des jeunes. Savez-vous qu'on a, au-cours de ces derniers temps, en 1981 - 1982, organisé la formation professionnelle de près d'un million de jeunes gens ? Savez-vous que le Premier ministre `Pierre Mauroy` a pris des engagements et assuré le financement de la formation de près de 800000 jeunes gens pour 1984 ?
- Alors, je veux dire - bon, cela risquerait d'être trop long - cela sert à quelque chose, et cela sert en même temps au développement social, l'harmonie sociale. J'en ai assez dit sur ce sujet. Je ne pense pas, et je le dis absolument sans présomption, sans vouloir nier que d'autres esprits peuvent penser autrement - et c'est légitime dans une démocratie de penser autrement - mais je dis clairement : il n'y a pas de politique de rechange.\
QUESTION.- D'autres, qui sont des proches, qui ont ou qui ont eu votre confiance, à la tête du Partt socialiste, ou dans des fonctions importantes, disent le contraire, semblent dire qu'il y a une autre politique. Je sais que le rôle d'un parti politique, c'est de débattre, que c'est normal et que cela fait la richesse du parti socialiste, mais comment espérer que la majorité des Français qui vous ont élu ne soient pas ébranlés si ceux-là qui vous sont proches disent le contraire de ce que vous dites ?
- LE PRESIDENT.- Monsieur du Roy, il ne faut pas se tromper d'époque. Ce type de problème, le l'ai connu pendant longtemps, souvent, lorsque j'étais le premier responsable de ce grand parti politique. Ce n'est plus le cas. Je suis aujourd'hui Président de tous les Français et je ne me mêle pas des probèmes internes aux partis politiques, y compris du parti politique dont j'ai été le dirigeant.
- QUESTION.- D'accord, mais si eux doutent ?
- LE PRESIDENT.- J'entends bien. J'ai étudié de près comme je le fais toujours, les propositions qui ont été faites. J'ai constaté qu'il y avait variations, ou contradictions sur les moyens. Mais je n'en ai pas constaté sur les objectifs. Je souhaite, je le dis très simplement, que là comme ailleurs, aucun responsable politique ne prenne le risque, même pour des raisons parfaitement compréhensibles, de compromettre l'élan national. Et j'ai assez confiance dans le sens civique de ceux dont je parle pour savoir que, s'il est tout à fait normal que, par-rapport à leur propre parti, ils débattent - après tout, c'est un honneur que de pouvoir débattre dans un parti vraiment démocratique - il faut que l'on sache bien que l'Etat a des responsabilités générales qui passent avant toutes les autres. J'en suis le garant. Je devais vous le dire.\
QUESTION.- Les communistes qui sont aussi des partenaires de la majorité présidentielle ne se contentent pas, eux, de critiquer la politique économique et sociale qui est actuellement menée. Ils critiquent aussi l'un des aspects essentiels de la politique étrangère qui est la politique de défense. Jusqu'où peuvent-ils aller dans leur critique sans que vous en tiriez des conséquences politiques ?
- LE PRESIDENT.- Je crois qu'il faut toujours distinger la manière de faire d'un parti politique et ce qui est le gouvernement de la République, le gouvernement de la France. Je n'ai pas constaté, au sein du gouvernement de la France, de différend qui, en effet, poserait la question que vous venez de me poser.
- Quant aux partis politiques, je me demande vraiment quel Président de la République a, de ce point de vue, été épargné au-cours des décennies précédentes. C'est dans la norme d'un débat qui est celui de notre République. Mais allons au fond, si vous voulez bien, car je ne souhaite pas éluder votre question. Vous avez parlé de la défense, en-particulier. Sur l'économie, je pourrais répondre ce que j'ai dit tout à l'heure, mais je ne veux pas me répéter. Parlons de la défense. Il faut que chacun comprenne bien mes raisons. Je serai obligé d'être bref, donc de simplifier un peu trop, mais enfin...
- QUESTION.- Vous allez en reparler demain soir, devant les ministres de l'Alliance atlantique ?
- LE PRESIDENT.- J'en parlerai demain soir, en effet, dans une grande circonstance. Mais en simplifiant, tout en restant dans une explication et honnête, disons qu'il existe en gros un équilibre des forces qu'on appelle stratégiques, on pourrait dire intercontinentales, entre les Etats-Unis d'Amérique et l'Union soviétique `URSS` mais il n'existe pas d'équilibre en Europe des forces nucléaires dites tactiques, ou intermédiaires, celles qui ne traversent pas l'Atlantique et qui ne peuvent donc avoir pour destination que le continent de l'Europe. A cet égard, le seul pays en Europe à disposer de forces nucléaires intermédiaires, c'est l'Union soviétique, et elle en possède beaucoup : 350 à 360 fusées, dites SS 20, avec 3 charges ou 3 ogives, choississons le mot qu'on voudra, soit en multipliant par 3 : 1050 à 1080 charges qui peuvent atteindre, je l'ai souvent dit et je le rèpète, en un quart d'heure, la totalité des dispositifs militaires du nord de la Norvège au sud de l'Italie.
- Est-ce que l'Union soviétique doit avoir un monopole dans cet armement, évidemment terrible ? Je dis : non ! Et je suis sûr que tous les Français disent "non" avec moi.
- J'aborde la discussion et je dis : il est nécessaire de réaliser un certain équilibre en Europe. La décision a été prise, pas par la France, mais par des occidentaux au sein de l'OTAN, de tenter d'équilibrer par l'arrivée de fusées américaines `fusées Pershing` sur le continent européen, la présence des fusées soviétiques. Je ne dis pas "armons et sur-armons, engageons-nous dans une course dont on ne sait quel serait finalement le vainqueur" ! De toute façon c'est la vie même qui y perdrait, l'espèce humaine, la terre, tous ceux qui vivent sur ce sol.\
`Suite réponse sur l'équilibre des forces et la réduction des armements`
- Je dis : "négocions". Et j'approuve la négociation de Genève qui a lieu actuellement, sans avancer beaucoup, entre les Russes et les Américains, négociation dans laquelle nous ne sommes pas, et à laquelle nous ne participerons pas bien entendu. Alors, que penser de cette négociation ?
- Je dis à tous les Français qui m'écoutent qu'elle ne réussira pas sur la base des propositions émises jusqu'alors par les autorités soviétiques et pas davantage par l'option zéro proposée par M. Reagan, c'est-à-dire par la liquidation immédiate et intégrale et préalable de l'armement soviétique. Donc, cette négociation n'aboutira pas. Elle aurait pu aboutir. Des propositions ont été émises par les principaux négociateurs, M. Nitze l'américain, et M. Kvitsinski le russe, l'année dernière au mois de mai, sur une base assez raisonnable. Cela n'a été accepté par aucun des deux gouvernements. La négociation est à l'heure actuelle pratiquement arrêtée, et on avance vers le mois de décembre où les Américains ont dit qu'ils installeraient en Allemagne `RFA` les fusées Pershing qui, elles, sont également terribles et menaçantes. En tout cas, elles sont ressenties comme une menace par l'Union soviétique et c'est en-raison de cette perspective que les communistes français critiquent la position du gouvernement.
- Je ne sais pas exactement ce qu'ils critiquent, ou plutôt s'ils critiquent la position que j'ai prise, ou qu'ils pensent que j'ai prise, à Williamsburg, car ils n'avaient pas élevé d'objections au discours que j'avais prononcé à Bonn sur ce sujet devant le Bundestag. Mais je n'ai pas changé de politique ! Je dis simplement : il n'est pas possible que la France, il n'est pas possible que l'Europe de l'Ouest restent désarmées, restent à ce point au-dessous de l'armement soviétique, puisque, d'un côté, il y a un armement, de l'autre côté, il n'y en a pas, du moins en ce qui concerne un armement de ce type, c'est-à-dire des forces nucléaires intermédiaires. Je forme des voeux pour que la négociation aboutisse. Qui est en désaccord avec cela ? Je souhaite que les deux principaux partenaires renoncent à certaines de leurs exigences. Qui peut être hostile à cela ? Je souhaite que ce soit la négociation et non pas les préalables des deux pays les plus puissants, qui détermine elle-même le niveau du déploiement des fusées, s'il doit y avoir déploiement des fusées, ou, mieux encore, mais cela me paraît dépassé, un accord pour qu'il n'y ait pas de déploiement.
- Je défends les intérêts de la France. Moi, ce qui m'occupe tout entier, c'est la défense de la France et la sécurité des Français. J'ajoute bien entendu - mais il n'y a pas de contradiction à cet égard - que nous avons la force française qui est stratégique, qui n'est pas comparable à la force soviétique, qui n'est pas de même -nature mais qui, naturellement, assure de façon dissuasive et défensive, la sécurité du pays. Je n'ai pas l'intention de renoncer à ces données qui me permettent, et qui permettent à la France, de regarder l'avenir en face.\
QUESTION.- Vous parliez tout-à-l'heure de la politique économique et, à propos de défense, de Williamsburg. La réussite de cette politique économique, dont vous avez rappelé les grandes lignes, dépend largement en partie du cours du dollar. Le moins qu'on puisse dire depuis le Sommet de Williamsburg, c'est que ça ne s'est pas arrangé. Alors, rapidement, à quoi a servi Williamsburg ?
- LE PRESIDENT.- Aussi vite qu'il est possible, je vais résumer, en termes synthétiques, le pour et le contre. Le pour, c'est la relation entre les chefs d'Etat et de gouvernements, dans de bonnes conditions. C'est une certaine amorce vers le tiers monde. C'est une certaine ouverture sur un meilleur système monétaire international `SMI` et c'est la mise un peu "au rancart" du discours sur le commerce est-ouest.
- Le contre, c'est que Williamsburg n'a pas répondu à l'attente de ces millions de travailleurs réunis dans les syndicats, notamment les syndicats européens qui attendaient des propositions pour l'organisation du travail, le partage du travail, la défense de l'emploi. C'est que Williamsburg n'a pas répondu à l'attente des pays du tiers monde qui attendaient autre chose : permettre, aux termes de l'échange, de se redresser, ne pas être écrasé notamment sous le poids du dollar, tant sont aujourd'hui endettés les pays qui composent le tiers monde.
- Williamsburg n'a pas répondu à l'attente de tous les pays du monde qui souffrent du prix du dollar, qui souffrent des taux d'intérêt élevés de l'argent aux Etats-Unis d'Amérique et donc du déficit budgétaire américain qu'ils paient d'une certaine façon.
- Le contre : Williamsburg n'est pas allé bien vite dans la direction de la conférence monétaire internationale que j'ai moi-même souhaitée. Alors, je vais vous dire ma conclusion, c'est que j'ai des doutes sur l'utilité de ces Sommets annuels, du moins sous leur forme actuelle. Oui, j'ai des doutes ! Ce qui est bon, c'est-à-dire la relation personnelle entre les chefs d'Etat et de gouvernement des sept plus grands pays industriels du monde, est en fait gravement altérée par cette étonnante diplomatie du tambourinage, des enchères publiques, qui a désormais pris le pas sur le reste et qui empêche de négocier utilement. Je ne crois pas cette évolution heureuse et je ne veux pas que la politique de la France s'y mêle davantage, à moins bien entendu qu'on change radicalement de méthode.
- QUESTION.- C'est un avertissement pour le prochain Sommet ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que cela peut être compris. Je me suis exprimé en langage clair, il n'y avait rien d'allusif.\
QUESTION.- Dernière question : votre septennat a commencé il y a un peu plus de deux ans. Il a commencé par des réformes ambitieuses. Il s'est continué par la rigueur et, aujourd'hui, tout le monde dit que vous et votre gouvernement vous contentez de gérer. Alors, la gestion c'est un terme très raisonnable, ce n'est pas très enthousiasmant. Pour le reste du temps qui vous appartient, quel est le projet sur lequel vous voudriez mobiliser les Français ?
- LE PRESIDENT.- C'est une critique quand même injuste, mais, en même temps, une remarque sage.
- On ne peut pas seulement dire aux Français : faites l'effort ! même si cet effort est juste, même s'il est nécessaire et même s'il est utile aujourd'hui. Ils ne peuvent agir que s'ils ont le sentiment, vous l'avez dit, d'un projet, d'un projet pour les jeunes : on ne résoudra pas la crise si les jeunes ne sont pas formés aux disciplines technologiques qu'ils auront à appliquer lorsqu'ils seront adultes. Or, les technologies changent vite. Il faut donc que les hommes soient formés pour le travail qu'ils feront. Cela ne peut être fait qu'avec enthousiasme car on ouvre des horizons nouveaux. Effort essentiel.
- Le deuxième point c'est qu'il faut croire dans les capacités de l'intelligence et du courage français. L'industrie notamment. Nous avons réussi dans beaucoup de domaines, les transports, les télécommunications, le nucléaire, l'automobile qui se redresse vite aujourd'hui - cela fait partie des transports mais il faut le noter au passage - l'électronique. Nous avons repris la machine-outil, nous allons nous attaquer au bois et au cuir, etc... Et il y a la conquête de l'espace. Et puis, il y a la conquête des hommes dans le bon sens du terme, c'est-à-dire que la France, aujourd'hui, est respectée dans le monde entier et attendue, et espérée par l'ensemble du tiers monde, comme - je peux le dire - elle ne l'a jamais été.\
`Suite réponse`
- Seulement, tout cela n'est possible que si le développement industriel moderne est, en même temps, assorti d'une politique des hommes, c'est-à-dire d'une politique de la natalité, d'une politique de la démographie, d'une politique des familles. Il y a quelque chose dont les politiques ne parlent jamais, ce cercle de famille dans lequel on reprend force, qui est fondé sur les sentiments les plus secrets et les plus forts. Les chances d'espérance tiennent aussi au nombre des Français £ sans en exagérer l'importance, il faut quand même que les générations se perpétuent, et il y aura réponse à beaucoup de questions.
- Eh bien, à cet égard, il y a beaucoup à faire et je veux en convaincre les Français. Oui, je crois que c'est là le projet qui s'esquissait à travers tous mes propos, lorsque je disais tout-à-l'heure, au milieu de notre conversation : l'effort sert à quelque chose, déjà j'abordais ce sujet. Je crois vraiment que le gouvernement de la France aujourd'hui, en dépit de la rigueur qu'il doit appliquer, qui n'est pas un objectif mais qui est un moyen, n'a jamais perdu de vue que nous devions esquisser un projet de civilisation reposant sur une meilleure appréhension du monde technologique et industriel qui est le nôtre, sur une meilleure formation - éducation de la jeunesse, sur un plus grand sens de ses devoirs, appuyé sur un rayonnement avec les gens qu'on aime, qu'on aime voir rencontrer, retrouver pendant tout le temps de la vie. Eh bien, croyez-moi, cela aussi c'est la politique de la France, à quoi j'ajouterai, mais d'un simple mot, que j'ai pour passion et pour devoir - les choses s'additionnent - la sécurité, l'indépendance du pays. Cela aussi est un projet, je veux dire, sa grandeur. Efficacité, clarté, autorité, je sais bien qu'on en discute beaucoup. Je dis très tranquillement que pour le service de la France, rien ne sera négligé.\