26 avril 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion de la visite de la coopérative "Prospérité-fermière" à Saint-Pol-sur-Ternoise, mardi 26 avril 1983.

Monsieur le président,
- Monsieur le directeur général,
- Messieurs les membres du conseil d'administration de la coopérative "Prospérité-fermière",
- Je vous remercie de votre accueil et quand je parle de votre accueil, j'entend aussi les explications, les informations, les observations que vous venez d'émettre et qui me permettront en vous quittant de savoir mieux encore ce qui m'importe à moi, ce qui importe au gouvernement de faire pour répondre aux problèmes qui vous sont posés.
- J'ai bien étudié ce dossier, comme j'ai coutume de le faire, lorsque j'ai à assumer ma responsabilité et j'ai bien remarqué votre effort et sa qualité. Pour ne pas m'en tenir à des données générales, je noterai que l'essentiel de votre matériel est un matériel français et que vos productions vont - au moint déjà pour 35 %, ce qui bat les records dans ce domaine - vers l'extérieur, c'est-à-dire vers l'exportation. Voilà déjà deux raisons de soutenir vos efforts afin qu'ils réussissent et que non seulement une entreprise comme celle-ci soit sauvegardée, mais qu'elle conquiert de nouveaux marchés.
- J'ai bien noté également que sur notre marché intérieur, vous ne bénéficiez pas de tous les moyens dont vous auriez besoin. C'est vrai que les entreprises, les coopératives, les producteurs qui destinent leurs productions vers l'intérieur du pays, se trouvent aujourd'hui à l'abri de ce que j'ai peine à appeler les inconvénients de l'exportation. Je crois savoir que la différence du prix du lait avec les coopératives de Picardie est peut-être de 6 centimes. Très rapidement vos producteurs vont s'essouffler, vous allez raréfier vos marchés extérieurs et, sans l'avoir voulu, vous irez à l'encontre de l'intérêt de la France à qui je rappelle une fois de plus : se fournir en matériel français à qualité égale, donc chaque fois que c'est possible, et de vendre à l'extérieur des produits qui défient vraiment toute concurrence. La preuve c'est ce tableau très remarquable et qui montre comment une entreprise à Saint-Pol-sur-Ternoise peut s'ouvrir des marchés aussi difficiles que le marché japonais par exemple. Trois ans d'efforts dites-vous ? pour d'autres produits qui dérivent au demeurant du lait il a fallu cinq ans d'efforts et il paraît que ces pays ne sont pas protectionnistes ...\
Je veux vous aider et l'Etat vous le doit. Et vous me permettrez à cet égard d'aborder carrément un certain nombre de problèmes, ceux que vous avez cités ici ou que par discrétion vous vous êtes contenté d'évoquer ou de suggérer en raison du peu de temps qui vous a été accordé par mon rapide calendrier.
- Les montants compensatoires monétaires ont été institués en 1969 à la demande du gouvernement de la France de l'époque, voilà la réalité. Il a fallu même que ce gouvernement insiste auprès de nos partenaires de l'Europe du marché commun agricole pour obtenir la création de ces montants compensatoires monétaires. Et vous me demandez aujourd'hui d'en défaire l'économie française. J'en suis d'accord mais je les ai trouvés là et je dois aujourd'hui obtenir l'accord des neuf autres partenaires, ou bien si je me moque de cet accord, il faut quitter le marché commun agricole, ce que ne demandent pas les agriculteurs et producteurs de France. Voilà le problème ! Actuellement, la différence moyenne par l'addition des montants compensatoires positifs allemands aux montants compensatoires négatifs français est de 18 points. C'est insupportable pour les producteurs et particulièrement ceux qui élèvent la voix présentement, les producteurs de porc ou producteurs de lait. Je rappellerai seulement pour mémoire que ce différentiel était de 25 points en 1975 et de 26 points en 1976. Voilà donc des montants compensatoires monétaires que j'ai trouvé en arrivant, qu'il nous faut négocier et nous nous sommes battus chaque année et nous avons obtenu des engagements, y compris des engagements écrits. Il faut que ces engagements soient tenus et particulièrement les engagements allemands. La commission européenne a pour partie donné raison à l'argument français en proposant déjà un démantèlement de trois points. Notre effort sera poursuivi. Non seulement le ministre de l'agriculture `Michel Rocard` a reçu des instructions du gouvernement à cette fin, mais aussi on peut compter sur son talent et sur son énergie pour qu'il tienne bon. Il a déjà rencontré l'assentiment de plusieurs de nos partenaires, les neuf autres du marché commun agricole. Mais voici la réalité. Quand on demande au Président de la République, au Premier ministre et aux autres responsables : "débarrassez-nous de ces montants compensatoires monétaires qui sont l'une des causes principales de l'impossibilité d'organiser la concurrence au bénéfice de la production française et qui peuvent provoquer la ruine de centaines et de centaines, peut-être de milliers de producteurs", je vous dis "vous avez raison et nous nous battons avec vous pour cela".
- Telle est la situation créée dont il faut arriver à éliminer les inconvénients dramatiques. Faut-il négocier ou ne pas négocier ? Nous avons décidé de négocier parce que nous sommes européens, nous voulons la réussite de l'Europe du marché commun agricole, mais il y a des limites et ces limites, c'est la sauvegarde nécessaire des intérêts de la France. Nous négocierons donc avec la plus grande fermeté, il faut qu'on le sache à l'extérieur y compris dans la Communauté `CEE`. La France n'est pas disposée à se laisser imposer des lois qui pourraient ruiner ses productions.\
Un deuxième point - vous y avez fait allusion très clairement, au demeurant, messieurs - ce sont les extraordinaires facilités accordées à l'agriculture et aux produits américains. Il y a là la loi d'une certaine forme d'impérialisme économique qu'il ne faut plus supporter. Bien entendu, on négocie, ce sont nos alliés, mais des alliés qui nous font la guerre économique. Que faut-il en penser ? Et comment a pu s'organiser cette complicité européenne qui fait qu'au sein du GATT, cette organisation qui débat des règles du commerce international, des produits comme le soja et les tourteaux, les produits pour animaux aient pu passer à travers l'Europe dont je rappelle qu'elle est fondée sur une union douanière, sur des tarifs préférentiels. Ces produits-là qui vous concurrencent directement et qui vont alimenter les usines de Hollande, d'Allemagne, du Danemark et de Grande-Bretagne, ces produits-là passent librement, sans taxation. Alors pour obtenir qu'on en finisse avec cela, il faut l'accord des neuf autres et je répète ma question : "s'ils ne veulent pas, faut-il les quitter ?" Je suis français et européen, j'ai la charge des intérêts de la France et j'entends bien persévérer, mais il y a un point limite. Je ne menace personne en disant cela. Je suis convaincu en tous cas, je souhaite ardemment que nos partenaires aient une conscience claire de la situation qui nous est faite, qui est faite à des producteurs honnêtes et travailleurs et qui méritent d'être entendus. Je le dis hautement en cette fin de matinée à Saint-Pol-sur-Ternoise dans cette coopérative dont je connais les immenses mérites.\
J'ai parlé des usines à lait : elle reçoivent des productions étrangères sur un marché qui se contracte, car les pays producteurs de pétrole aujourd'hui rétrécissent leurs marchés et les produits américains entrent librement en Europe, concurrencent nos produits. A l'intérieur de cette Europe existent des formes de production très différentes, d'une part des formes super industrielles dont les intérêts d'ailleurs ne sont pas spécifiquement agricoles et d'autre part des petits producteurs qui pour mieux lutter se sont organisés dans des coopératives dont les succès sont visibles quand on vient jusqu'ici. J'ai obtenu lors d'un sommet de la communauté européenne `Conseil européen` à Londres qu'un prix différentiel ou plutôt qu'une garantie particulière soit apportée jusqu'à un certain nivau de production de lait pour les petits et moyens producteurs de façon que les avantages qui pourraient le cas échéant être accordés à l'ensemble de la production laitière mettent en tous cas hors d'eau, à l'abri des péripéties ou des drames économiques, les producteurs petits et moyens. J'ai obtenu cette réglementation en rencontrant l'opposition bien entendu des puissants maîtres de la production industrielle laitière. Ils participent à leur façon au développement d'une production qui vous est chère, oui qui vous est chère, quelquefois trop chère car il faut que les règles de la concurrence si l'on se réclame du libre échange et du libre commerce international soient loyales et honnêtes. Mais toutes les formes de protectionnisme hypocrite et insolent que l'on nous oppose doivent être dénoncées et si vous apportez le témoignage le plus clair : montants compensatoires monétaires, réglementation du GATT, inégalités dans les conditions de production d'échanges et de ventes entre pays européens, entre différents types de productions et entre coopératives françaises selon qu'elles se dirigent vers l'extérieur ou vers l'intérieur. Si cela devait aboutir finalement à une hypothèque sur l'exportation, ce serait un danger mortel pour notre économie, alors qu'il convient précisément d'équilibrer notre commerce extérieur non seulement par une réduction lorsque cela est possible, des importations mais surtout par le grand mouvement conquérant que représentent des gens qui se sont formés à des disciplines dures pour pouvoir sur le terrain, dans de multiples pays extérieurs, apporter la qualité française. C'est ce que vous faites messieurs et je vous en remercie.\
Vous êtes ici plus que des témoins, vous êtes des acteurs du redressement national auquel je vous appelle. Voilà ce que je voulais vous dire. Voilà pourquoi il y a une certaine disparité entre des protestations qui se font entendre, que je comprends souvent, mais qui prennent souvent une tonalité politique ou partisane qui n'a pas de sens, qui ne repose sur aucune réalité, qui est du domaine de la passion ou bien du parti pris. Nous avons déjà redressé la situation de nombreuses catégories de professionnels de l'agriculture. Il en est qui souffrent encore, soit parce qu'ils ne sont pas protégés dans l'Europe, je pense aux producteurs de fruits et légumes, à l'horticulture, soit qu'ils le sont très peu simplement depuis que nous sommes-là, je pense aux producteurs de lait. Il faut rétablir les égalités de concurrence nécessaires et je suis sûr qu'à partir du travail que vous réalisez ici, mesdames et messieurs, les travailleurs de cette entreprise, les dirigeants de cette coopérative, les producteurs que je ne vois pas pour l'instant mais qui sont, je l'imagine, répandus dans tout le Ternois, tous ceux qui apportent le travail de base et l'expérience professionnelle incomparable. Vous avez la chance de travailler avec des producteurs de cette qualité, à qui vous apportez une vue générale, une vue industrielle, le caractère universel par l'intime alliance d'une production forte de bonne qualité et d'hommes responsables qui savent ce qu'est le commerce international au point d'y avoir réussi. Il serait vraiment très triste de penser que cette réussite pourrait être compromise par des règlements injustes.\