26 avril 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'hôtel de ville d'Arras, mardi 26 avril 1983.

Monsieur le maire,
- Mesdames et messieurs,
- Arras est la troisième étape de mon voyage d'aujourd'hui dans le Pas-de-Calais. J'ai plaisir à me trouver en cet instant parmi vous dans cet hôtel de ville. Bien des souvenirs affluent à ma mémoire. On vient de le dire, j'étais ici même en 1965 lorsque nous préparions une campagne présidentielle qui était le début d'un long et difficile combat. Mais nous partions de loin. Guy Mollet m'y avait reçu et m'avait soutenu de son autorité. J'évoquerai un homme qui non seulement a illustré cette ville et ce département, mais qui a rempli pendant une longue période une part de notre histoire, de l'histoire des Français mais aussi de l'histoire du socialisme. Je devais en cet instant, huit ans après, évoquer celui qui a donné son nom, - ce sont ses successeurs qui y ont pensé - au lycée que j'ai visité. Heureuse idée pour marquer la continuité à travers la jeunesse qui comprendra ainsi qu'il faut approfondir le sillon et semer en temps utile si l'on veut récolter. C'est aussi le bref récit de notre propre histoire, beaucoup de patience et de temps si l'on veut ensemencer l'histoire.\
La première étape m'a conduit vous le savez à Boulogne-sur-Mer où j'ai pu constater d'intéressantes expériences. Plus que des expériences, des engagnements d'une ville frappée par le chômage dans une proportion plus forte que la moyenne nationale et qui dispose pourtant d'une population laborieuse formée à de grandes disciplines, des hommes courageux, durs au travail, tournés surtout vers la mer et la conquête de l'océan, tournés aussi vers l'intérieur, une ville qui se sent en promontoire. Trop souvent presque séparée du reste du pays. J'ai pu constater - bien que le moyen de transport que j'ai utilisé eut été très commode pour moi - que ce n'était pas un endroit si facile à atteindre. D'où la nécessité de mieux relier les centres vitaux de votre région Nord - Pas-de-Calais à la partie du littoral dont je vous parle.
- J'ai été très frappé par la qualité des professionnels que j'ai rencontrés et, comme cela bien entendu était mon devoir, je leur ai rappelé un certain nombre de données qui leur permettront de participer mieux encore avec notre aide au redressement national. Songez que la pêche est un poste qui pèse lourdement sur notre déficit extérieur alors que la France est le troisième pays du monde dans la possession de zones maritimes, que c'est encore et toujours une grande puissance maritime. Il y a là quelque chose d'illogique sur lequel se sont penchés des hommes qualifiés : l'ancien ministre de la mer `Louis Le Pensec` qui a abouti d'une façon très heureuse à la signature du pacte de l'Europe bleue, ou l'actuel responsable gouvernemental de la mer `Guy Lengagne` qui était encore récemment député de votre département et de la ville de Boulogne-sur-Mer et qui déjà s'était porté à la pointe du combat pour sauver les chances des marins pêcheurs des flottes industrielles, semi-industrielles et artisanales. J'ai pu constater la somme d'heures de peine et d'effort parmi les périls que représente la vie de ces marins et leur attachement à leur métier. Mais, dépassant cela, je songeais à leur apport à l'économie du pays, apport insuffisant mais non point de leur faute. Peut-être nous sommes-nous collectivement laissé aller à supporter des concurrences malheureusement victorieuses puisque de tous les points du monde aussi bien pour la construction navale que pour la pêche nous sommes largement distancés. Comme j'ai vu qu'il y avait là une disponibilité, une disposition, une force souvent en jachère, j'ai senti que dans votre département du Pas-de-Calais cette force devait être mise davantage, par nous-mêmes responsables de la puissance publique, à la disposition de la France.\
Et puis, je suis allé visiter une usine tout à côté qui, à partir des produits de la pêche, dévelooppe des moyens d'alimentation, une entreprise puissante que j'ai pu parcourir avec les travailleurs qui sentent qu'il y a une poussée de croissance en ce domaine particulier qui leur permet de ne pas vivre sous l'angoisse du chômage. Là, précisément, c'était une sorte de remontée, je dirais même de reconquête de nos capacités d'exportation. J'y insiste, mesdames et messieurs, il faut que nous apprenions ou que nous réapprenions à exporter. Comme je l'ai déjà indiqué hier, pour que nos usines tournent, il faut qu'elles produisent des qualités avec des prix qui supportent la concurrence. L'Etat ne peut pas tout faire et n'a pas à se substituer aux entreprises quelles qu'elles soient, publiques ou privées. Mais pour employer une expression qui s'accorde mal avec ces notions abstraites "Etat" ou "entreprise", l'Etat peut si j'ose dire, donner un coup de main, l'élan ou parfois les éléments de sauvegarde qui permettent de traverser les mauvais moments. C'est ce que nous faisons pour l'instant.\
Peu après, je me trouvais à Saint-Pol-sur-Ternoise dans une coopérative puissante, active, qui exporte dans une dizaine de pays du monde et particulièrement au Japon. J'y constatais d'une part que le marché se rétrécissait parce que les pays producteurs de pétrole ont moins de disponibilités qu'auparavant et achètent moins, et d'autre part que notre marché est envahi par les produits américains sans que l'Europe accepte de se défendre. Elles sont si nombreuses les complicités commerciales qui empêchent l'Europe du marché commmun agricole de vivre sa vie dans l'expansion que permettrait le fait que cette Europe des Dix `CEE` est encore la première puissance commerciale du monde ! Mais ce n'est pas la première puissance politique du monde et ceci explique cela. Le manque de volonté politique : voilà comment une entreprise très remarquable avec des producteurs qualifiés produit 35 % de ses marchandises pour l'exportation et s'en trouve pénalisée. Même en France, les coopératives des régions voisines qui réservent leurs productions à l'intérieur, qui ne prennent pas la peine de conquérir des marchés extérieurs, peuvent vendre grâce-à cela leurs marchandises moins chères. Alors naturellement, priorité leur est donnée comme si aujourd'hui on pouvait être puni d'avoir su, par son talent et son travail - comme c'est le cas de nos producteurs paysans du Pas-de-Calais - gagner une bataille commerciale. Je leur ai dit : "vous pouvez compter sur la puissance publique". Nous leur avons déjà démontré.\
Les aides à l'exportation vont être adaptées à vos besoins et nous avons engagé la lutte pour en finir avec un système insupportable qu'on appelle de ces mots barbares tant choyés par une certaine technocratie "les montants compensatoires monétaires". Attendez, je n'ai pas fini, car il y a des montants compensatoires monétaires positifs mais il en ait de négatifs. Allez chercher mesdames et messieurs ce qui se cache sous ce langage ! C'est très simple : un montant compensatoire positif pour l'Allemagne cela revient en fait à donner une prime aux exportations allemandes en France et à taxer les importations françaises vers l'extérieur. Et cela a été institué en 1969. J'ai trouver cela en arrivant et comme cela fait partie des accords du marché commun agricole il faut bien - et c'est normal pour quiconque se sent européen - négocier avec les neuf autres partenaires. Et comme parmi eux certains ne veulent en rien démanteler ces avantages obtenus à l'initiative de la France qui en 1969 a proposé ce système à ses partenaires, il est un peu difficile de dire aujourd'hui qu'on n'en veut plus. C'est ce que nous faisons pourtant. Mais on nous dit : "mais alors il ne fallait pas le demander" ! Et notre ministre de l'agriculture `Michel Rocard` lutte pied à pied sur les instructions du gouvernement, il y apporte ses propres qualités qui sont grandes, pour arracher un important démantèlement de ces montants compensatoires, je veux dire pour assurer la défense des producteurs français. Je sais bien que certains d'entre eux se plaignent £ c'est qu'ils ne connaissent pas le problème et comme normalement ces professionnels doivent connaître ce problème je soupçonne que je n'ai rien à leur apprendre. Mais alors c'est qu'ils sont aveuglés par la passion et par le parti pris. Il doit bien y avoir quelque part une résonnance politique.\
Nous nous sommes battus et nous continuerons sans relâche et sans faiblesse. J'en ai informé le gouvernement allemand et quelques autres, de la même façon que je les ai alertés sur certaines conséquences des accords commerciaux mondiaux autour d'une organisation que j'appellerai par ses initiales le GATT : comment est-il possible qu'à l'heure actuelle, y compris dans le Pas-de-Calais où on aurait besoin d'organiser la production laitière, les produits d'alimentation des animaux, le soja qui permet précisément de produire des animaux donc du lait à meilleur prix qu'on ne le fait avec les matières premières françaises, puissent entrer en Europe sans supporter le moindre droit de douane `taxation`, alors que ces produits viennent d'outre-atlantique et que l'essentiel du marché commun c'est d'être une union douanière avec un tarif préférentiel. Voilà aussi ce que j'ai trouvé, voilà le système avec lequel il faut que le gouvernement se débatte pour parvenir à faire entendre le droit de la France.\
Et je pourrais continuer commer cela mais je m'arrêtai car j'ai déjà exposé ces choses à Saint-Pol-sur-Ternoise. Je dirai simplement l'expérience de Boulogne-sur-Mer, sa meilleuse capacité à produire de telle sorte que les produits français gagnent du terrain partout sur la surface de la planète dans deux domaines, celui de la pêche et celui de la transformation alimentaire, l'expérience de Saint-Pol-sur-Ternoise avec cette remarquable coopérative et donc les qualités professionnelles incomparables des producteurs qui participent et qui exportent et se voient soudain empêchés de développer ces marchés pour les raisons que je viens de dire. Cela dicte bien la ligne de conduite que j'entends suivre et qui doit à la fois inciter les Français à acheter des produits à qualité égale naturellement et s'ils sont fabriqués en France, ce qui n'est pas toujours le cas, par notre industrie même , et à acheter des productions françaises qui permettront en même temps à nos industries de diffuser leurs capacités dans tous les pays alentours et lointains. Cette coopérative de Saint-Pol-sur-Ternoise je vous le disais tout à l'heure vend au Japon mais aussi dans les pays lointains d'Afrique. Il est bien des domaines dans lesquels nous réussissons de la sorte et notre volume d'exportation s'est accru du mois de mars au mois d'avril dernier. Ce sont des batailles qu'on peut gagner si l'ensemble des Françaises et des Français à la fois en acquiert la conviction, en a la volonté, comprend que c'est l'intérêt primordial de la France donc le leur, donc notre intérêt. Et comme nous en avons la capacité et le moyen, l'intelligence et le don du travail et de la création, traversons ce moment difficile et d'ici peu on comprendra que c'était, comme vous l'avez dit à l'instant monsieur le maire, le bon chemin.\
Et voici la troisième étape c'est celle qui m'a conduit dans votre lycée : deux milles élèves qui sont formés à des disciplines techniques, professionnelles, de multiples disciplines et en particulier un lycée qui a compris l'importance de l'informatique non seulement pour ceux qui en feront profession et qui sont assurés contrairement à d'autres malheureusement de trouver les débouchés au sortir de l'école, mais aussi l'informatique mise au service des autres disciplines intellectuelles par le moyen du micro ordinateur, véritable révolution industrielle qui va porter la connaissance à la disposition de chacun et permettre la multiplication des échanges et des communications. Chaque individu dès l'enfance va pouvoir se former, apprendre et même, on verra ce que je leur disais tout à l'heure, les enfants, les jeunes générations apprendre à leurs parents ou à leurs anciens ! J'en félicite le chef d'établissement et celles et ceux qui participent à l'enseignement de ce lycée tout simplement, de consacrer leur vie, je dirais presque la foi qu'ils ont dans la vie pour que ces enfants soient mieux à même d'être ceux que peuvent être ou que sont déjà ceux qui à Boulogne, ceux qui à Saint-Pol et ailleurs ont déjà décidé de consacrer tous leurs efforts non seulement à leur bien-être quand il est mérité, de quoi se plaindrait-on, mais à la sauvegarde et au redressement national.
- Je me suis beaucoup intéressé à ces jeunes comme à ces personnes déjà adultes qui sont souvent des chômeurs en particulier des chomeuses et qui viennent là dans cet établissement réapprendre un métier et réapprendre que dis-je apprendre un métier que trop peu de Français connaissent. De telle sorte qu'on me faisait déjà constater que certaines d'entres elles avaient retrouvé du travail et ceci après simplement quelques mois de formation ce qui donne tout son sens à l'effort colossal du gouvernement pour que 600 à 700000 jeunes gens entre 18 et 25 ans ne soient pas happés comme c'est le cas aujourd'hui, par le chômage puisqu'ils fournissent le gros de la troupe des deux millions et quelques de chômeurs que nous comptons en France.\
Cela me permet de dire maintenant à Arras, étape qui précèdera celle de Lens, que nous avons tout de même des atouts dans notre jeu et qu'il ne faut pas toujours être sceptiques ou douter de soi-même. L'histoire de la France est longue, elle a connu ses échecs, c'est vrai, elle a rencontré l'histoire le plus souvent, une histoire glorieuse, mais voyez-vous comme je le disais hier soir à Lille, il faut commencer par avoir l'esprit tourné vers la justice sociale pour que les femmes et les hommes de ce pays sentent que l'effort est sage. L'effort qui leur est demandé répond à un besoin national mais doit surtout ne pas accroître les inégalités qui pèsent sur notre pays et depuis si longtemps, c'est-à-dire depuis le début de la société industrielle. Nous avons l'occasion de corriger ces imperfections de notre société et c'est aussi à quoi s'applique le gouvernement, vous l'avez rappelé heureusement monsieur le maire.
- J'en appelle disais-je hier soir à Lille au redressement national. Ce que je veux c'est le redressement, ce n'est pas la rigueur mais si la rigueur est nécessaire au redressement alors, oui, c'est la rigueur : mais ce n'est pas un objectif, cela doit être aussi bref que possible, mais cela ne doit pas être au détriment continu de ceux qui depuis, allais-je dire dans une image peut-être un peut trop générale, ceux qui depuis 150 ans fournissent l'essentiel de l'effort et reçoivent le minimum de profits. C'est pourquoi vous le rappeliez, M. le Premier ministre `Pierre Mauroy` a pris lui-même les dispositions qui font qu'ont été exemptés de l'impôt sur le revenu des millions de foyers, je crois 11 millions, et quelques 14 millions de foyers ont été exemptés de l'emprunt forcé. Ces deux mesures, frappent vraiment ou qui pourraient frapper vraiment, qui frappent d'ailleurs encore des foyers modestes : nous voudrions pouvoir faire plus pour une meilleure redistribution, une redistribution plus juste entre les catégories socio-professionnelles, pour les plus démunis, pour ceux qui ont tout juste assez ou qui n'ont pas assez, mais nous sommes tenus par une situation dont vous connaissez parfaitement le contenu.\
Et si nous voulons redresser la situation, le redressement national, il faut passer par cette phase qui supporte ou qui suppose des disciplines dures à admettre pour nous-mêmes, dures à supporter pour tant de nos compatriotes. Seulement, ce qu'ils faut bien avoir en tête, c'est l'objectif final, c'est le dessein. Voilà pourquoi nous avons mis en train toute une série de mesures qui réveillent, qui raniment notre industrie et qui s'orientent vers des technologies nouvelles qui vont vers l'indépendance nationale en matière énergétique, bref tout un remue-ménage d'intelligences, d'inventions, de créations, l'accent mis sur les industries capables, les choix de base indispensables pour qu'un peuple tel que le nôtre se dirige là où il convient d'aller. Alors tous les Français auront compris que ce que nous leurs demandons, en raison des contraintes que nous subissons, les contraintes de l'extérieur, la crise internationale, les contraintes antérieures, l'-état dans lequel nous avons trouvé la France, eh oui, cela suppose de la patience, de la ténacité et du courage.\
Il est bon pour moi, il m'est bon de dire aux Arrageois qui sont là, qu'une ville comme celle-ci où je constatais, il y a de longues années, des ruines de la guerre mondiale, cette ville aujourd'hui en -état propose au regard tant de beauté, cette ville qui affirme son droit de vivre, cette ville qui a valeur de capitale. Je suis heureux dans cette ville où je pourrais puiser bien d'autres exemples dans l'histoire y compris celle qu'on a peint sur les murs, la capacité d'Arras à contribuer à l'histoire de la France, à sa grandeur, à sa prospérité. C'est une reconquête sur vous-mêmes et vous avez déjà réalisé à diverses reprises plus frappés que vous avez été que d'autres par les invasions, les guerres, les désastres des inimitiés et des guerres civiles de l'Europe. Je prends aussi exemple chez vous avant de rejoindre Lens où ce n'est pas non plus le courage qui manque. Mais ce sera la suite de cette journée d'ici là j'aurai pu vous dire mesdames et messieurs, Vive Arras, Vive la République, Vive la France.\