13 avril 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. François Mitterrand, Président de la République, accordé à la télévision suisse, notamment sur le socialisme, les problèmes monétaires, les relations internationales, les relations franco-suisses, Paris, mercredi 13 avril 1983.

QUESTION.- Monsieur le Président, beaucoup d'hommes d'Etat parvenus au sommet du pouvoir ont découvert que leur marge de manoeuvre, leur capacité à influencer la réalité, à la modifier, étaient plus restreintes qu'ils ne l'avaient pensé. Est-ce que vous êtes en-train de faire la même expérience ?
- LE PRESIDENT.- D'une certaine façon oui mais j'avais quand même déjà quelque expérience de la réalité politique avant d'être élu Président de la République au mois de mai 1981. Cependant il est vrai que les effets, j'allais dire les dommages causés par la crise économique mondiale, la situation de l'instrument économique français, me sont apparus depuis cette date, c'est-à-dire depuis deux ans, comme exigeant plus d'efforts encore que je ne le pensais.
- QUESTION.- Existe-t-il une sorte d'apprentissage du pouvoir suprême, un apprentissage dans la manière d'utiliser les leviers de ce pouvoir ?
- LE PRESIDENT.- Sûrement. Peu nombreux sont les hommes et les femmes, actuellement au gouvernement et qui avaient déjà connu l'expérience du pouvoir. Deux ministres seulement ont exercé cette fonction, il y a bien longtemps, plus de 25 ans. Sans doute beaucoup exerçaient d'importantes fonctions à la tête de régions, à la tête de grandes villes et, de ce fait, ils avaient une expérience des affaires publiques. Mais enfin ce que vous appelez l'apprentissage, c'est un mot assez juste. On ne peut pas prétendre d'emblée saisir l'ensemble des problèmes d'un grand pays comme la France sans avoir acquis une certaine patine. En outre, le fait d'arriver au pouvoir après des années d'opposition, après avoir nourri sa pensée, réfléchi aux difficultés, bâti son programme de gouvernement, implique de changer de rythme, de donner à ses idées une impulsion, une force d'impact particulière. Mais cependant, ceci compensant cela, je crois que nous avons pu faire beaucoup de choses et quelques grandes choses depuis deux ans.
- QUESTION.- Avez-vous le sentiment, si vous me permettez, d'être encore dans cette phase d'apprentissage ?
- LE PRESIDENT.- Non, je ne crois pas.\
QUESTION.- Monsieur le Président, l'expérience du socialisme à la française connaît à l'heure actuelle un certain nombre de difficultés et pour certains observateurs, c'est un peu la revanche de la réalité sur la théorie. Est-ce votre sentiment ?
- LE PRESIDENT.- Vous avez l'impression que les difficultés sont réservées au socialisme à la française ? J'ai entendu parler d'une crise aux Etats-Unis d'Amérique et en Grande-Bretagne, en République fédérale d'Allemagne `RFA` et dans beaucoup d'autres pays. J'ai vu des pays comme la Suède et l'Espagne qui ont aujourd'hui des directions socialistes, commencer par d'importantes dévaluations ou par des décisions sévères. Ils ont dû, comme nous-mêmes, affronter une situation qui s'imposait à nous, quitte à ce que nous puissions à notre tour nous imposer à elle. Une telle contrainte n'est pas propre à la France. Nous sommes dans un système, le système européen `SME`, une communauté `CEE` elle-même incluse dans une alliance, l'alliance occidentale `atlantique`, nous entretenons des relations privilégiées avec l'ensemble des pays de cette partie du monde. Ces solidarités ne rendent pas toujours les choses plus faciles. Et naturellement étant donné l'originalité de notre démarche, nous avons dû souvent faire cavalier seul, et nous serons encore amenés à le faire. Mais je crois pouvoir dire que nous avons aussi, grâce à l'appui de tous ceux qui en France produisent, de ceux qui y travaillent, de l'ensemble des forces populaires de notre pays, nous avons des atouts qui manquent peut-être à certains autres.
- QUESTION.- Mais ayant été peut-être plus volontariste dans votre politique que d'autres pays placés dans la même situation que vous, ne ressentez-vous pas maintenant plus clairement la crise que ces autres pays ?
- LE PRESIDENT.- C'est aux observateurs de le dire à ma place. Je ne peux pas apprécier exactement la rigueur de l'effort que doivent accomplir des pays voisins qui, au-cours de ces dernières années, ont vu leur croissance réduite à rien, quelque fois en dessous de zéro, qui ont donc connu des difficultés que nous connaissons aussi. Je pense en-particulier au chômage, dans des pays comme la Grande-Bretagne, comme l'Allemagne fédérale, comme les Etats-Unis d'Amérique eux-mêmes. Voilà des problèmes qui me sont posés naturellement aussi mais que nous avons traités à notre façon qui semble avoir été meilleure que d'autres. A côté de cela, nous avons nous-mêmes nos manques, nos défaillances et l'expérience des autres nous est très utile.\
QUESTION.- La gauche a toujours eu à tort ou à raison la réputation d'être, je dirais, l'ennemi ou la fossoyeuse, disons le mot, de la monnaie. Vous avez dû procéder en deux ans à trois dévaluations, n'avez-vous pas le sentiment qu'en voulant aller trop vite, vous êtes un peu tombé dans ce même piège ?
- LE PRESIDENT.- Il y a une difficulté propre à la gauche en tout cas en France, c'est qu'elle a rarement gouverné et quand elle y est parvenue, c'était habituellement parce que la droite avait échoué et notamment dans le domaine économique. Or, les forces de gauche, qui ne parviennent au pouvoir que dans ces conditions, ont des obligations particulières, des obligations de justice sociale, de redistribution, pour ne parler que du -plan économique et social, mais aussi des ambitions culturelles. Elles se trouvent alors devant cette situation d'avoir à accomplir ce qui est son programme dans les moments les plus difficiles. Telle est la réalité d'évidence. On a pu la constater en 1936, au lendemain de la deuxième guerre mondiale et dans les quelques rares circonstances où la gauche a gouverné. Quant à dire que la gauche serait le fossoyeur de la monnaie, il y a quand même une marge si vous le permettez. Le franc se trouve aujourd'hui à l'intérieur d'un système `SME`. Hier cela s'appelait le serpent monétaire européen. Or depuis la création de ce système, la différence d'inflation entre la France et le pays à plus forte monnaie, je veux dire l'Allemagne `RFA` - le mark, a entrainé sous le septennat précédent une continuelle dévaluation de fait. Il ne faut pas non plus oublier le déficit de notre commerce extérieur qui a malheureusement commencé il y a quelques années : nous avons hérité d'un déficit de 61 milliards au moment où nous sommes arrivés au pouvoir. En 1969, le gouvernement dans lequel la gauche n'avait pas de part a fortement dévalué. Sous le septennat précédent, le franc a connu une dévaluation de fait de 40 % par-rapport au mark et les trois réajustements monétaires qui ont eu lieu depuis 1981 relèvent exactement de la même analyse.\
`Suite réponse sur la politique monétaire`
- A l'intérieur d'un système étroit, coordonné, ce qui présente aussi des avantages, la monnaie distancée est obligée de se trouver d'autres marques. De la même façon, la monnaie qui prend de l'avance doit aussi connaître ce réajustement. Ce phénomène est constant depuis 1969. Il n'est pas propre à la gauche, je dirai même : plus longtemps un déséquilibre dure et plus il est difficile de redresser la situation. Voilà pourquoi le gouvernement de M. Pierre Mauroy a dû prendre des mesures strictes lorsqu'il a décidé, cas unique, le blocage des revenus et des prix. Et il a réussi à cesser le rythme de l'inflation qui est tombée des 14 %, du gouvernement précédent, aux 9,7 % au gouvernement actuel. Rythme qui va encore baissant, à l'heure actuelle, puisque l'on peut estimer notre inflation actuelle à 9,2 ou 9,3. Mais tant qu'on n'aura pas corrigé cet écart entre la France et ses voisins, nous aurons les mêmes difficultés. D'où l'effort actuel qui consiste à panser les plaies, non seulement de notre monnaie, mais bien entendu de notre économie.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez procédé depuis votre arrivée au pouvoir à un certain nombre de réformes mais vous êtes allé très vite. Est-ce qu'il y a une ...
- LE PRESIDENT.- Je crois qu'on a bien fait.
- QUESTION.- Est-ce qu'il y a une réforme qui vous tient particulièrement à coeur, dont vous êtes particulièrement satisfait, qui correspondait plus particulièrement à vos aspirations profondes ?
- LE PRESIDENT.- C'est difficile à dire. Nous avons fait beaucoup de réformes. Certains trouvent même qu'on en a fait trop. D'un certain point de vue, c'est vrai que ces réformes, en très grand nombre, se sont un peu bousculées dans l'esprit du public et le gouvernement n'a pas toujours recueilli le profit qu'il aurait dû en retirer. Transportée d'un sujet à l'autre, au-cours des quinze premiers mois, notre opinion ne s'y est pas toujours retrouvée. En fait, l'Histoire retiendra que la période de mai 81 jusqu'à aujourd'hui a représenté le plus puissant bond en avant depuis très longtemps, très, très longtemps quant aux réformes administratives, économiques, sociales, et même culturelles, celles aussi qui touchent aux moeurs. Alors, celles qui me tiennent le plus à coeur ? Peut-être celles qui concernent les moeurs, avec leurs conséquences considérables dans notre façon d'agir. Je pense à la peine de mort, par exemple, à la suppression de la peine de mort et au retour au droit commun dans le domaine de la justice, c'est-à-dire la fin des juridictions d'exception sur le -plan pénal. De même en adoptant les lois de nationalisation d'un certain nombre de groupes industriels et du système bancaire, nous avons modifié le visage de la France, comme on ne l'avait pas fait, depuis très longtemps. Nos mesures de décentralisation, aussi, vont changer les habitudes de notre pays. Mais vous m'avez posé une question précise et je risque, en improvisant, d'être injuste pour d'autres domaines, notamment celui des droits nouveaux des travailleurs dans l'entreprise : c'est maintenant un acquit extrêmement important. J'avoue que j'y tiens beaucoup.\
QUESTION.- Est-ce que, inversement, il y a une réforme que vous estimez n'avoir pas encore faite et qui ...
- LE PRESIDENT.- Oui, il y en a encore plusieurs. A vrai dire, le programme que j'avais développé comptait "110 propositions", le calcul n'a pas été fait par moi, mais disons qu'aujourd'hui 70 à 75 d'entre elles sont entrées dans les faits. Très bien, il reste encore du travail. J'ai peut-être aussi été soumis à une sorte de pression permanente car ce qui devait normalement être accompli au long des sept de mon mandat, tout le monde attendait, beaucoup de gens attendaient, qu'il fût accompli en un an ou en deux ans. Je ne veux pas dire par là que j'ai l'intention de ralentir cette allure-là, mais il faut que je tienne compte de ce que vous appeliez tout à l'heure, les réalités, les faits, et puis il est plus difficile de changer les moeurs que de changer les lois. Il faut donc que nous agissions avec force mais aussi avec sagesse. Je crois que ce que nous avons fait aussi dans le domaine de la protection des personnes âgées, disons des personnes qui se trouvent en situation plus difficile que d'autres, je pense que tout cela est important. Je crois pouvoir dire que l'action que nous poursuivons laissera des traces profondes dans notre histoire.\
QUESTION.- Et c'est dans ce sens qui touche à la réforme des moeurs que vous souhaiteriez mettre l'accent ?
- LE PRESIDENT.- Il faut que les relations humaines s'améliorent. Il faut que plus de justice règne. Il faut respecter non pas les habitudes dans ce qu'elles ont de mauvais mais le comportement intérieur de tous ceux qui ne partagent pas notre opinion et qui n'en sont pas moins dignes d'être considérés. Alors, il faut avancer parfois avec prudence, de façon à ne pas blesser les sentiments profonds de la France, car j'ai la charge de tous les Français et pas simplement de ceux qui me soutiennent, qui ont voté pour moi. J'ai donc cette double charge qui n'est pas pour moi contradictoire mais dont la synthèse est toujours difficile à réaliser. Elle consiste à toujours avoir en vue les intérêts de la France et le rassemblement des Français mais aussi à mener une politique, sur laquelle je me suis moi-même prononcé, sur laquelle je me suis présenté, sur laquelle les Français ont voulu que je sois, moi, élu, afin de réaliser ce programme. C'est cette synthèse qui représente la principale difficulté des institutions françaises. Et je m'y attache.\
QUESTION.- Est-ce que vous avez le sentiment qu'il y a eu une sorte de conjuration de l'extérieur contre l'expérience du socialisme à la française et qui serait à l'origine de certaines de vos difficultés, je pense par exemple à une spéculation contr le franc, une réticence de certains grands financiers internationaux, certains groupes.
- LE PRESIDENT.- Conjuration, le mot serait trop fort. Qu'il y ait un désir assez large de voir la politique socialiste française échouer, c'est vraisemblable. Disons que nous ne trouvons peut-être pas tous les -concours qu'il conviendrait. Mais, il ne faut pas exagérer cela. Vous savez, la France doit trouver sa force en elle-même. D'autre part, je suis, je le répète, le Président de la République française, de la France et je n'identifie pas la France avec mes choix politiques même si, naturellement, je souhaite que ces choix politiques entrent peu à peu, et dans les moeurs, et dans les faits. La force de la France, elle est en elle-même. Souvent, nous n'en avons pas suffisamment conscience. On n'a pas de bonne économie sans une bonne industrie. Et nous n'aurons de bonne industrie que si nous avons la ferme conviction que la France est capable d'avoir une bonne industrie. Nous avons une réserve de forces morales, psychologiques, forces de travail, d'imagination et de création, beaucoup plus considérables que ne le croient les Français eux-mêmes. Il faut qu'ils croient en eux. Voilà la vérité. Alors, aller chercher à l'extérieur les raisons de nos difficultés ... Oui, c'est évident, celui qui fera plus tard le récit de cette époque relèvera des responsabilités extérieures. Nous n'avons pas les yeux fermés sur ces choses. Mais si les Français sont capables de relever le défi contemporain, moderne, le reste ne pèsera pas lourd. Non, je crois d'abord à la confiance en soi, à l'amour de son pays, au sentiment que nous devons avoir d'être aujourd'hui les porteurs d'un grand message historique. Et puis travailler, produire plus, produire mieux, devenir davantage compétitifs, avoir de l'imagination, aider l'imagination à l'emporter, favoriser le pouvoir de création des travailleurs, de la jeunesse, les chercheurs, les inventeurs. Qu'ils deviennent rayonnants. Face à cette mobilisation, ce que vous appeliez la conjuration, je cherche un mot plus modeste, disons le mauvais vouloir, ce mauvais vouloir, je le répète, ne pésera pas lourd.\
QUESTION.- En-matière de politique internationale, on remarque beaucoup la distance très marquée que vous avez manifestée à l'égard de Moscou. Par ailleurs, même si l'objectif est peut-être un peu abusif, on remarque beaucoup votre politique très atlantiste.
- LE PRESIDENT.- Le mot est tout à fait excessif. Depuis très longtemps, nous sommes membres de l'Alliance atlantique. Ce n'est pas moi qui suis entré dans cette alliance. Et nous en sommes de bons et loyaux partenaires, ni plus ni moins. Telle a été la politique constante de la France depuis la deuxième guerre mondiale. Je n'ai pas innové du tout et lorsque l'on parle de poussée atlantiste, ce n'est pas exact. Nous sommes tout simplement loyaux. C'est le moins qu'on puisse attendre de la France, qu'elle soit loyale. De là à en rajouter, permettez que je dise à ceux qui nous entendent ce que j'en pense.\
`Suite réponse sur les relations internationales`
- Je n'ai pas non plus, comme vous sembliez le dire, refroidi les relations entre la France et l'Union soviétique `URSS`. J'ai simplement pris des positions claires. Si je constate, par exemple, qu'il y a un très puissant armement conventionnel, nucléaire, tactique et stratégique, de l'Union soviéttique, notamment en Europe, je ne fais que décrire une réalité que nul ne discute. Cette disproportion, ce déséquilibre des forces, suscite en moi la volonté d'assurer mieux encore la défense de mon pays. Mais lorsqu'il existe un armement nucléaire tactique très puissant d'un côté tandis que, de l'autre, il me paraît moins important, je le dis. De la même façon, à propos de telle action à l'égard des services spéciaux de renseignements ou d'espionnage `expulsion de 47 diplomates soviétiques` lorsqu'un pays surprend des actions illicites sur son sol, il doit réagir. Cela n'étonne personne. Mais ce n'est pas un acte d'hostilité particulier à l'égard du pays en cause. Voyez-vous, mes réactions avec l'Union soviétique seront excellentes le jour où chacun aura compris que le respect mutuel est la meilleure des lois internationales. Le respect mutuel. Je le souhaite, et je souhaite l'amitié soviétique - j'allais dire "russe", parce qu'après tout, c'est ça la permanence - quelle que soit la nature du régime. Je souhaite l'amitié entre la Russie et la France et je ne négligerai rien pour cela. En-particulier, je ne négligerai pas l'élément fondamental de toute amitié honnête, durable, c'est-à-dire le respect de soi et des autres. Je veux qu'on respecte la France. C'est un grand pays indépendant, maître de ses décisions. Et quand on l'aura compris, je suis sûr que l'on pourra parler plus sérieusement encore avec nos différents partenaires.\
`Suite réponse sur les relations internationales`
- Quant aux Etats-Unis d'Amérique, j'ai tout à l'heure placé, comment dirais-je, sous l'égide de l'histoire, mes premières réflexions. Ce n'est pas moi qui ai inventé l'amitié franco - américaine ou l'alliance occidentale `atlantique`. J'ai continué simplement d'inscrire mon action dans cette perspective. Je voudrais simplement dire que sur bien des -plans, j'ai montré aux Etats-Unis d'Amérique que la France entendait préserver sa liberté d'appréciation dans tous les domaines. C'est la France qui a pris des positions très fermes pour refuser l'ingérence américaine dans les relations commerciales des pays de l'Europe et de l'Union soviétique `URSS`, en-particulier lors de l'affaire du gazoduc où je me suis opposé absolument, comme je ne manquerais pas de le faire à nouveau, contre ces intrusions que je trouve insupportables. De la même façon, je n'ai jamais caché ma manière de penser sur la politique des Etats-Unis d'Amérique - l'égard de l'Amérique latine et plus particulièrement de l'Amérique centrale. Je pense, et je le dis, que les pays occidentaux, et le principal, les Etats-Unis d'Amérique, ont une conception tout à fait erronée du devenir des relations avec le tiers monde. L'un des éléments, dont nous souffrons dans les pays industriels du nord, incompréhension des problèmes du sud. Et cette incompréhension est une des composantes de la crise. Il y a dans ce domaine une très ambitieuse et très grande action à mener tout à fait possible et dont les résultats se feraient sentir au bout de peu d'années si nous en avions l'audace conceptuelle et l'originalité politique. Vous voyez lorsque la politique américaine me déplait, je le dis. Mais ce sont des alliés. Je respecte mes alliés puisque j'attends même de ceux qui ne sont pas nos alliés ce respect mutuel sur lequel j'entends fonder notre amitié.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous parliez tout à l'heure du problème des armements en Europe. Vous êtes témoin et observateur du développement du mouvement pacifiste en Europe. Jusqu'à présent, la France a été épargnée par ces grandes manifestations pacifistes que l'on a vues un peu partout. En tant qu'homme d'Etat, en tant que philosophe de l'histoire, quelle analyse faîtes-vous de ce phénomène ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que l'on peut donner une explication générale. Les pays qui n'oont pas le moyen de se défendre eux-mêmes sont plus sensibles que d'autres aux effets de ce pacifisme-là. La France a le moyen d'assurer elle-même sa défense. J'y vois l'explication principale de l'absence chez nous plus que chez d'autres, de telles poussées pacifistes. Si l'on veut maintenant préciser ce point de vue par-rapport à tel ou tel pays, on pensera d'abord à l'Allemange `RFA` et je traite toujours le problème des Allemands avec une très grande attention. J'ai des égards particuliers pour l'Allemagne, qui a su surmonter les derniers drames que nous avons subis ensemble, pour son peuple qui a beaucoup souffert, qui a montré du courage, de la détermination, de l'intelligence, qui a su véritablement instaurer un système démocratique. Je veille à préserver les relations d'amitié de ces trente cinq dernières années entre l'Allemagne et la France et le cas échéant à les développer. Mais je constate que la situation particulière de l'Allemagne fédérale lui crée des obligations d'une -nature spéciale et que ce pays, qui se trouve avoir le sol le plus bourré d'explosifs de la terre, éprouve une sorte de malaise naturel. Car ces explosifs sont accumulés là, avec tous les effets possibles et dramatiques sur sa population pour peu que se produise l'explosion. Et en même temps l'Allemagne n'est pas maître de la véritable décision. Elle ne domine pas toutes ses formes d'armement, et donc sa stratégie. Je comprends que cela provoque un malaise et je pense que dans le phénomène dit "pacifiste" se mêlent beaucoup d'éléments parfois contradictoires. Je pense, en-particulier, qu'il existe un pacifisme honnête, sincère, profond £ après tout, il est bon qu'il y ait des pacifistes. Mais il ne faut pas qu'ils oublient que le monde n'est pas un monde idéal et que si l'on veut préserver son indépendance, il faut en avoir les moyens. Les bons sentiments ne suffisent pas. Les pacifistes pensent représenter aussi une force morale qui n'est pas négligeable.\
`Suite réponse sur le pacifisme`
- Il y a aussi le pacifisme indirect, qui est télécommandé par une propagande tendant à faire oublier les tragiques -rapports de force qui existent, en réalité, sur le continent de l'Europe. Il y a également tous ceux qui souffrent de ce que leur pays soit encore soumis aux effets de la dernière guerre mondiale, qui souffrent de voir que leur pays, l'Allemagne fédérale `RFA`, n'est pas en-mesure de disposer, par elle-même, de tout les moyens convenables pour un grand pays. Je crois que tout cela créé une sorte d'-état d'esprit où se confondent des objectifs très différents mais qui représentent une force politique indiscutable. Je n'ai pas pris parti sur le problème allemand, contrairement à ce qui a été dit. J'ai dit, lorsque je me suis rendu à Bonn, ce qu'était la position de la France et sa conception de l'équilibre des forces dans le monde en donnant naturellement, préférence à la négociation, et en formant le souhait que la négociation aboutisse, mais j'ai parlé pour la France. Libre aux Allemands d'en tirer les conclusions qu'ils veulent pour eux-mêmes.\
QUESTION.- Monsieur le Président, en arrivant au pouvoir, vous évoquiez une vision très généreuse de l'action de la France dans le monde. Vous êtes à ce poste depuis deux ans. Croyez-vous aujourd'hui qu'un pays comme la France, avec ses limites géographiques, économiques, stratégiques même, peut avoir encore en 1983, un grand dessein ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que oui. Dans le domaine qui est le nôtre, nous le mettons en oeuvre. Je pense en-particulier à nos relations particulières avec une large fraction de ce qu'on appelle le tiers monde, terme un peu trop général puisqu'il englobe l'Afrique, Madagascar, certains pays des Caraibes et quelques autres pays répartis sur la surface de la terre. De ce point de vue, nous menons une grande politique. Je crois pouvoir dire aussi que la France est le pays qui a le plus respecté ses engagements. Par exemple en ce qui concerne l'aide aux pays en voie de développement nous sommes partis de bas, c'est-à-dire le 0,3 % de notre produit national brut, et nous voici en passe de monter vers les 0,7 % recommandés par les institutions internationales. Nous respectons cette démarche à l'intérieur de nos budgets annuels. De même pour les 0,15 % réservés aux pays les moins avancés `PMA`, la France tient également tous ses engagements à l'inverse de certains pays comme les Etats-Unis d'Amérique qui ont marqué un certain arrêt dans leurs démarches.\
`Suite réponse sur l'action de la France dans le tiers monde`
- Et puis la France est tout de même très présente sur les tribunes internationales. Nous nous faisons entendre dans les conférences et autour de quelques thèmes simples, comme précisément la nécessité d'instaurer un nouvel ordre monétaire international qui permette de stabiliser les cours des monnaies et des matières premières et de lutter contre les mouvements spéculatifs les plus désordonnés. Ceux qui provoquent des remous mettant en danger l'équilibre de beaucoup de pays et interdisant tout plan de codéveloppement. A-partir du moment où l'on n'a aucune assurance sur ses recettes extérieures, comment mettre en oeuvre une politique d'autosuffisance alimentaire ? Certains pays y sont parvenus, je pense en-particulier aux remarquables efforts de l'Inde, mais combien d'autres se trouveraient dans une situation très supérieure s'ils parvenaient à cette autosuffisance. Elle est possible si l'on rassemble tous les moyens scientifiques, technologiques, financiers, toutes les assistances requises, une sorte de mobilisation mondiale vers la conquête du sol et du sous-sol pour en tirer toutes les richesses possibles ? La France a défendu une certaine conception du développement mondial auprès de la Banque mondiale, auprès du Fonds monétaire international, et je l'ai fait moi-même à Mexico, à Cancun, et dans d'autres circonstances à Ottawa et à Versailles. Elle finit par porter ses -fruits, nous rencontrons d'ailleurs un très bon écho au-sein de la Communauté européenne `CEE`, ce qui n'est pas négligeable puisqu'elle représente la première puissance commerciale du monde. Mais au-delà de notre accord avec Helmut Khol, très sympathique et très productif et d'autres, nous avons besoin d'être davantage entendus par la Communauté internationale. Après tout, cela ne fait pas deux ans que nous sommes là. Je pense qu'avec la ténacité, nous finirons par être mieux entendus. La parole de la France, croyez-moi, lorsqu'elle se fait entendre, on l'écoute de plus en plus.\
QUESTION.- Monsieur le Président, venons en à votre voyage officiel en Suisse. Attendez-vous quelque chose de cette visite officielle ?
- LE PRESIDENT.- J'attends d'abord la réparation d'un oubli historique tout-à-fait dommageable. Il n'est pas normal qu'aucun chef de l'Etat français ne se soit rendu dans ce pays voisin et ami depuis 1910. Quand j'ai appris cet oubli, j'ai été très choqué. La France et la Suisse sont plus que des proches et des amis. Je voudrais donc créer une autre tradition. Je m'en étais entretenu avec les dirigeants de la Confédération, l'année dernière. Nous avions évoqué la possibilité d'une rencontre et, nous réalisons ce projet cette semaine. Ce que j'attends d'abord, c'est un bon climat. Ensuite, nous avons des échanges importants et toute une histoire commune, dominée par la coopération et l'amitié. Il s'agit donc de mettre l'accent sur cet aspect positif plutôt que sur d'autres. Nous avons aussi les contentieux. Tout le monde en a, mais on les régie toujours quand on les considère sous le bon angle de vue.
- QUESTION.- Du côté français, il y a parfois un peu d'irritation vis-à-vis du rôle de place financière et même de refuge de capitaux joué par la Suisse. Du côté helvétique, il y a parfois une certaine incompréhension, une irritation aussi envers la politique française qui est menée actuellement, et qui est peut-être différente dans sa philosophie de la politique menée en Suisse.
- LE PRESIDENT.- En somme on s'entendait très bien avant mais on ne se voyait jamais.
- QUESTION.- Un peu, oui. Est-ce que vous croyez qu'on s'entendait si bien que ça ?
- LE PRESIDENT.- J'espère que oui. Mais quand on se voit, on se connait mieux, on s'apprécie davantage, on se comprend et j'espère qu'on se comprendra mieux après ce voyage. Quant à mettre en cause la Suisse parce qu'elle représente cette place financière, je ne le fais pas. Je mets en cause les Français qui, oubliant leur devoir national, vont chercher refuge pour leurs capitaux en Suisse. Les Suisses ont la société qu'ils ont choisie : les méthodes de gouvernement, les institutions économiques, bancaires. C'est leur affaire, ce n'est pas la mienne.\
QUESTION.- Est-ce que vous allez vous faire un peu l'avocat vis-à-vis de l'opinion publique et des autorités suisses, de la ligne politique, de l'orientation qui ...
- LE PRESIDENT.- Je n'en ai pas bessoin. Je ne fais pas de propagande à l'extérieur. J'ai déjà assez à faire pour convaincre les Français des chemins qu'il convient de suivre, des objectifs qu'il faut atteindre. J'espère que les Suisses auront l'esprit assez ouvert et assez d'affinités avec la France pour comprendre ma démarche, mais je n'essaierai pas de faire valoir la politique française. Je pense que j'aurai des conversations sérieuses avec les dirigeants de la Confédération, et des échanges de vues intéressants avec la presse suisse. J'espère aussi avoir des relations directes avec certaines fractions de la population, des corps constitués, des représentants de votre peuple. Tout cela servira la cause de la France en Suisse. Mais je viendrai dire : eh bien voilà il y a un gouvernement de gauche en France £ ce gouvernement de gauche a été constitué par mes soins après l'expression de la souveraineté populaire française. Il faut nous prendre comme nous sommes, étant entendu que nous sommes ouverts pour comprendre mieux, pour nous faire comprendre davantage. De ce point de vue, je pense que 48 heures seront à peine suffisantes et que l'on continuera par la suite.\
QUESTION.- Monsieur le Président, certains de vos prédécesseurs avaient essayé de lancer une politique de la francophonie qui a parfois été un peu ressentie, par exemple en Suisse romande, comme une volonté d'assurer une certaine sphère d'influence privilégiée à la France - disons une certaine forme d'hégémonie française. Avez-vous une conception particulière de l'espace francophone, de cette affinité entre nous qui parlons la même langue, qui partagons la même culture avec un grand nombre de pays ?
- LE PRESIDENT.- Je suis très, très partisan de la francophonie. Vous comprendrez que j'aime cette langue qui est la mienne, sa tradition culturelle, son grand rôle dans l'histoire. Je voudrais lui permettre, pendant le temps que j'en ai la charge, de défendre ses chances et même de les accroître. Pour cela il faut nous montrer vigilants dans les assemblées internationales, il faut raffermir notre volonté de parler français là où nous le pouvons et autant que possible dans un bon français. J'aimerais que les peuples qui ont été formés à cette même culture restent très proches de notre langue, que les échanges culturels se multiplient. De ce point de vue, je suis très favorable à la francophonie et c'est un des sujets d'ailleurs auxquels je vais m'attacher le plus au-cours des mois à venir afin que nous disposions d'une bonne structure qui nous permette de réussir dans cette -entreprise.\
`Suite réponse sur la francophonie`
- De là à confondre cela avec l'hégémonie, il y a une marge. Je n'ai aucune visée politique sur la Suisse ou la Suisse romande. Je ne cherche pas du tout à faire diffuser une propagande particulière en utilisant cette chance que nous avons de parler la même langue. Mais le langage, ça va très loin dans les structures du cerveau, dans la construction de la personne humaine. Il y a des affinités et ces affinités, je tiens à les entretenir. La France a tiré le meilleur d'écrivains suisses, d'artistes suisses, de savants suisses, de chercheurs. Je ne peux pas établir la liste, que vous connaissez aussi bien que moi, de tous les grands penseurs, de tous les écrivains, de tous les grands savants suisses, qui ont joué un rôle sur la pensée du monde, en-particulier sur la pensée française. Je me souviens de ma jeunesse qui a été vraiment nourrie d'écrivains de premier rang comme Ramuz, Pourtalès, Rougemont et les contemporains ont continué à m'enrichir. J'ai été l'un des premiers, je crois, un bon lecteur de Jacques Chessex. Et je reste toujours très sensible à ce pays que j'aime, que je connais bien. J'y ai mené très peu de vie publique. C'est vrai, j'y ai plutôt flané, je m'y suis promené, j'ai lu, j'ai admiré le paysage. J'ai de l'estime, et plus que de l'estime, pour ce pays qui est souvent caricaturé. On le présente comme froid, sensible surtout à des données matérielles ou bien dans un ordre moral, trop étroit. Mais j'y aperçois des intelligences puissantes, des écrivains passionnés, des créateurs originaux qui font que la caricature s'efface, que le dialogue devient possible. L'affinité culturelle est l'un des éléments principaux de l'amitié franco - suisse. Bien entendu, c'est un pays à plusieurs langues qui a su créer des institutions extrêmement solides, en respectant les diversités et les particularités. J'admire beaucoup cette disponibilité. Je crois que la Suisse a su garder un caractère universel et j'entends que la France en profite aussi. L'hégémonie française ? Qu'est-ce que vous voulez que j'attende d'une attitude de ce genre à l'égard de la Suisse, ce serait ridicule. Mais qu'il y ait davantage de Suisses qui se nourrissent de la culture française j'avoue que j'en serais très heureux et je ne négligerai rien pour cela.\
QUESTION.- Une dernière question, monsieur le Président. On a dit que le pouvoir consommait plus de concepts, d'idées qu'il n'en créait pour l'homme qui l'exerce, et qu'il fallait avant l'accession aux responsabilités posséder ses concepts et ses idées parce qu'une fois au pouvoir on n'avait plus le temps.
- LE PRESIDENT.- C'est assez juste. Mais le temps, il faut le prendre. Le Président de la République se trouve au centre de la plupart des pouvoirs, de la plupart des décisions. Je ne dis pas qu'il les assume lui-même, mais rares sont celles qui ne lui sont pas soumises. Il remplit un rôle effectif dans le domaine de l'exécutif, ce qui est naturellement très absorbant. Mais la bonne gestion de la vie, précisément celle à laquelle je m'applique et sans toujours réussir, consiste à préserver le temps de la réflexion pour que l'imagination reste capable de produire des concepts. Il faut essayer de comprendre le monde tel qu'il est, les générations telles qu'elles s'affirment, et chaque génération a ses modes, son style et ses affirmations particulières. Il faut donc pouvoir préserver son temps. Je m'y essaie. Il appartiendra aux autres de dire si c'est avec succès.\