27 janvier 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion du dîner offert par Sa Majesté Hassan II, Roi du Maroc, notamment sur les relations bilatérales franco-marocaines et le problème de l'immigration, Palais royal de Rabat, jeudi 27 janvier 1983.

Sire,
- Nous venons de passer une belle journée au Maroc £ belle journée par la qualité de l'accueil qui nous était réservé par vous-même, par les principaux dirigeants du pays et, au-delà par le peuple marocain représenté par ses foules dont on pouvait apercevoir dans l'expression et le sourire qu'elles étaient venues en effet célébrer l'amitié.
- Mon entrevue avec l'assemblée des représentants du peuple du Maroc `Parlement`, les conversations que nous avons eues et, maintenant, ce repas dans ce palais qui vous doit beaucoup car vous en avez tracé la plupart des lignes et des formes, tout cela - je puis l'exprimer au nom des Français qui m'accompagnent - représente non seulement une belle journée mais une journée utile. Utile pour une meilleure connaissance mutuelle. Vous avez rappelé des souvenirs qui sont encore dans ma mémoire, ces moments difficiles, parfois déchirants, où il fallait choisir - c'est toujours difficile de choisir - où il semblait que venait de s'achever un temps avec le départ forcé du roi du Maroc `Mohamed V` qui pouvait paraître emporté par le lit d'un courant trop impétueux pour retenir quoi que ce soit et qui l'a déposé à l'autre bout du monde. Mais c'était ignorer une des vertus profondes, une réalité historique et aussi un caractère que d'avoir cru que l'histoire effacerait aussi aisément une dynastie, les liens qui l'unissaient à son peuple et tout simplement la réalité, réalité dans laquelle nous vivons encore aujourd'hui. En effet, j'étais de ceux, trop rares, qui ressentaient comme une faute historique de tels agissements. Assurément, autour de ces décisions, se sont nouées des relations d'une -nature affective qui m'ont conduit à considérer désormais le Maroc sous un nouvel aspect. Et quand j'ai vu Sa Majesté Mohamed V revenir comme il l'a fait dans sa sérénité, son oubli des injures et sa capacité de concevoir l'avenir de son pays en relations amicales avec la France, j'ai su qu'il s'agissait là - et je parlais à l'instant de caractère - d'un homme capable de réaliser toute l'ampleur de l'histoire.\
Et voilà que le temps a passé - un quart de siècle ou presque - et tout a continué cette fois-ci comme l'avait voulu Sa Majesté Mohamed V. Vous étiez déjà fier à ses côtés, fils naturellement fidèle, mais aussi épousant de plus près qu'il n'est habituel dans les relations d'un père et d'un fils, les intérêts, les soucis, les légitimes ambitions, les souffrances. Cette continuité dans l'action m'a toujours inspiré lorsque j'observais les bonnes et les mauvaises heures des relations maroco - françaises, m'a toujours donné confiance dans la continuité, la solidité, la force de nos relations.
- L'élément affectif, bien entendu. Nous le percevons à tout instant. Les intérêts aussi, que je décrivais devant l'assemblée des représentants, devant votre Parlement, comme un effet combiné de l'histoire, de la géographie, de la culture. Les intérêts tout simplement. Et je ne vois pas dans quel domaine les intérêts de la France pourraient être embarrassés par les vôtres, dès lors que nous avons abandonné, sans risque de retour, toute idée de domination ou d'influence insidieuse, qui sortiraient des normes du respect mutuel que nous nous devons l'un l'autre.\
De ces intérêts, nous avons la charge et nous en parlons. Ce sont des intérêts économiques, ce sont des intérêts commerciaux, ce sont des intérêts humains. Comment pourrais-je oublier qu'il y a actuellement, en France, quelques 450000 Marocains, travailleurs, immigrés chez nous, qui nous apportent la qualité de leur travail et pour lesquels nous avons voulu, surtout au-cours de ces dernières années, aménager tout autrement l'accueil et le climat. Nous y avons pour une part réussi et lorsqu'il y a des difficultés qui naissent, nous n'oublions pas tout ce que nous devons aux Marocains par leur travail aujourd'hui, hier par leur présence à nos côtés sur les champs de bataille.
- Ces intérêts-là, on doit les gérer au mieux de notre devenir mutuel. J'ai pu observer récemment quelque accident administratif dans la façon dont la France a décidé la reprise des visas pour les étrangers, et particulièrement pour les Marocains qui viendraient dans mon pays pour y passer quelques heures, quelques jours, ou quelques semaines. J'ai rapidement vu que l'on aboutissait à des vexations, à des blessures inutiles, à des amertumes, à des sottises même, et qu'il fallait que cela cesse.
- Nous avons engagé des conversations avec vous qui devraient nous permettre, dans un délai très bref - j'en prends à témoin le ministre des relations extérieures `Claude Cheysson` - d'y mettre un terme, et tout en protégeant, bien entendu, la sécurité de mon pays, de respecter ces hommes qui viennent prendre part à la vie économique de mon pays.
- De ce point de vue, je n'ai pas d'inquiétude. Autre chose sont, bien entendu, les passions politiques, parfois les passions religieuses, les antinomies raciales. A tout moment, je dois veiller - le gouvernement avec moi - à ce que les Français qui n'ont en eux-mêmes ni haine, ni hostilité à l'égard des autres, ne soient pas conduits par certaines situations à se laisser entraîner du côté où il ne faudrait pas. Le gouvernement de la République française sait quel est son devoir. Soyez assurés que vos compatriotes sont considérés par les responsables de la France comme des hôtes privilégiés. Leur travail est souvent dur, difficiles leurs conditions de logement, l'éducation pour leurs enfants, les salaires. Tâche patiente et inlassable -entreprise par le gouvernement de la France par laquelle vos 450000 compatriotes auront le témoignage de la sollicitude française.\
Les intérêts économiques, je pense que nos ministres vous en ont parlé. Ils sont venus aussi par goût de se trouver les hôtes du Maroc, mais j'espère qu'ils ne vont pas oublier au passage qu'ils avaient aussi quelques charges.
- Ils ont dû débattre du phosphate, de toutes les formes d'échanges qui peuvent nous unir. Vous m'avez vous-même parlé, comme vous l'aviez fait naguère, - bien que nous ayons peu abordé ce type de problèmes - des centrales nucléaires. Je vous faisais d'ailleurs observer, nous en étions tout à fait d'accord, que la France reste disponible pour ses amis dès lors qu'elle se soumet aux règles internationales que vous reconnaissez comme nous. Il n'y a donc pas de problème majeur, ces études peuvent être faites, on peut franchir les étapes, il faut considérer l'intérêt, voir en quoi cela correspond à votre capacité énergétique - nous n'en sommes pas juges - et nous discuterons comme il faut discuter, mais il n'y a pas d'objection de principe, dès lors que les règles du contrôle - non pas le nôtre, mais le contrôle international `AIEA` - sont respectées pour éviter toute déviation dont je ne soupçonne pas le Maroc. Je comprends ce souci qu'a chaque pays dans le monde, lorsqu'il le peut, de se défaire de cette forme d'oppression que représente la fourniture de matières énergétiques venues de l'extérieur et donc l'ambition normale d'avoir à se doter soi-même d'un moyen de l'indépendance.
- Nous n'avons pas de difficultés particulières. Chaque dossier présente ses aspérités et vous messieurs les ministres, vous en connaissez tous les détours. Vous avez pour devoir de défendre, le cas échéant âprement, les intérêts de votre pays, jusqu'à la limite. Cette limite étant l'heureux aboutissement d'un débat et de contrats qui sont la marque vivante de relations fécondes.\
Plus forte encore, je le crois, est notre solidarité lorsqu'il s'agit d'aborder les problèmes de sécurité, de défense et d'équilibre dans le monde. Comme je vous le disais cet après-midi, nous ne pouvons pas prétendre avoir des dispositions identiques sur des problèmes qui nous affectent différemment. Mais l'essentiel est de s'accorder sur les méthodes et sur les objectifs, c'est-à-dire, d'harmoniser autant qu'il est possible les points de vue au départ différents, que ce soit sur la Méditerranée, le Proche-Orient, à plus forte raison le Moyen-Orient, les relations Nord-Sud et le souci de ne pas s'empêtrer plus qu'il ne convient dans les conflits des autres, ou dans les conflits Est - Ouest : sur tout cela le Maroc et la France peuvent s'engager hardiment.\
Quand on aura fait le tour de ces problèmes, nous constaterons sur place l'effort accompli pour que les entreprises françaises puissent apporter leur contribution au développement du Maroc et les engagements, en même temps que les dispositions prises par votre pays pour recevoir ces entreprises. Nous irons même célébrer sur des chantiers de vastes réalisations communes. La disposition d'esprit d'amis qui respectent leur amitié c'est d'aborder tout problème avec la volonté de le résoudre au mieux des intérêts de l'un et l'autre.
- Et je terminerai en vous disant que les quelques 40000 Français qui vivent au Maroc, qui souhaitent pouvoir vivre au Maroc un peu comme chez eux, qui vous aiment, qui ont une considération très grande pour votre peuple, ces Français dont je verrai les représentants, demain matin, ces Français, je puis dire en leur nom, Sire, qu'ils doivent figurer parmi les étrangers les plus proches de vous. Vous parlez la même langue. Vous êtes nourris aux mêmes sources, nous avons cette histoire, plusieurs fois évoquée cet après-midi et ce soir, et je leur dirai demain quels points ils doivent eux-mêmes - ils ne manquent pas de le faire - s'insérer dans votre vie de telle sorte qu'ils se sentent à l'aise avec ce peuple fier et accueillant.\
Je ne veux pas ajouter une note exagérément personnelle. Comment ne serait-on pas curieux, voyageur amené à visiter toutes les parties du monde pour représenter son pays, comment ne serait-on pas ardemment curieux de pénétrer davantage votre civilisation, vos moeurs, vos usages, de les approcher de plus près comme me le permettront les quelques bons livres que vous m'avez remis, d'avoir de l'intérieur une connaissance plus exacte de ce qui forme le meilleur de vos traditions et de votre esprit. Les Français qui viennent ici, et certains de mes compagnons de voyage ont des racines qui ont poussé ici-même, s'y reconnaissent très aisément. Mais je sens comme une sorte d'avidité d'en savoir davantage, moi-même, Sire. Dans les relations avec le roi du Maroc j'étais désireux d'approcher, de savoir, d'entendre et j'ai retrouvé bien des accents de la sagesse et de la résolution qui marquaient déjà l'histoire de votre pays sans oublier le courage et l'esprit de décision qui ont marqué les décennies passées. J'ai été heureux de pouvoir être reçu par plusieurs des membres de votre famille, parmi les plus proches, d'apprendre aussi à les connaître et je me dis en fin de cette journée qu'il est bien agréable de pouvoir, ainsi parfois s'arrêter.
- Vous me direz, comment s'arrêter quand on est en voiture, dans des réceptions, lorsque l'on prend le train, l'on visite les chantiers. Ce qui m'est apparu comme particulier ici, c'est que nous avons su prendre notre temps. Pas de bousculade, une possibilité de conversation approfondie, sans remue-ménage, une capacité de réflexion en commun dont j'espère tirer le meilleur -enseignement. Nous aurons donc encore deux jours pour agir de la sorte et vous devez savoir que je garderai de ces heures un souvenir profond. C'est en particulier cela que je vous dois, Sire, je vous en remercie. Il m'est d'autant plus aisé de le remarquer ce soir au moment où à mon tour je vais lever mon verre pour vous saluer, vous souhaiter santé, autant de bonheur que la vie peut vous en accorder, réussite dans vos -entreprises, voeux qui se reportent sur votre famille, sur tous ceux qui participent à cette soirée et qui m'entendent et qui doivent savoir que le Président de la République française lorsqu'il s'adresse à vous et d'abord au souverain lève son verre à la santé du peuple marocain.\