26 janvier 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, lors du colloque "Recherches et familles" à l'UNESCO, notamment sur le rôle des sciences de l'homme, Paris, mercredi 26 janvier 1983.

Monsieur le directeur général,
- Mesdames et messieurs,
- Recherches et familles : jamais une assemblée telle que la vôtre ne s'était réunie en France, pour débattre de cette question, point de rencontre d'un effort de notre société toute entière tournée vers l'avenir et d'une valeur traditionnelle, à préserver certes, mais dont il convient aussi de faciliter l'évolution.
- Beaucoup d'entre vous sont des responsables de recherches et contribuent à développer les savoirs dont notre société a besoin pour se connaître, pour se comprendre elle-même, interpréter son passé et éclairer son avenir. Beaucoup parmi vous ont des responsabilités dans le gouvernement et les administrations, dans diverses instances, associations familiales, dans des organisations syndicales, patronales £ et à ce -titre, ils peuvent, ils doivent jouer un rôle essentiel dans cette démarche. Pour la première fois, donc, vous voici rassemblés pour deux journées de réflexion qui seront, je le pense, denses et fécondes.
- A la fin de l'année 1981, devant le congrès de l'Union nationale des associations familiales `UNAF`, j'avais formulé le voeu d'une telle rencontre. C'est également ce qu'avaient souhaité, il y a un an, lors des assises nationales de la recherche et de la technologie, un certain nombre d'entre vous, moi-même : voir naître dans des champs particuliers du savoir et de l'action, de vastes confrontations. Nous y sommes.\
Mais, vous le savez, m'adressant au pays au seuil de cette année 1983, j'ai indiqué que l'action pour la famille était, à mes yeux, prioritaire. Or, il n'est d'action utile qu'éclairée par la recherche. C'est dire que ce colloque vient à point et je veux devant vous exprimer tout ce que j'en attends, les faits qui me paraissent mériter réflexion, les questions que j'aimerais voir aborder.
- Quatre grands changements appellent des réponses de notre part.
- D'abord un changement dans notre démographie. Comme les pays qui lui sont comparables, la France a connu depuis 1964 une nette baisse de sa natalité. Plus heureux que d'autres nous avons vu ce taux se stabiliser depuis 1975 et même remonter légèrement depuis. Mais les naissances restent insuffisantes pour assurer le renouvellement de la population. Je cite ce problème en premier parce qu'il est très grave et parce qu'on ne saurait définir une politique démographique sans disposer d'une connaissance toujours plus approfondie des mouvements de population.
- Tout aussi importantes paraissent les enquêtes et les recherches sur les attentes des individus et des couples. C'est en-fonction de ces attentes que nous pourrons bâtir une politique familiale améliorée. En-fonction de ces attentes, mais sans jamais bien sûr restreindre la liberté de choix : le contrôle des naissances est un progrès parce qu'il permet de mieux choisir, et je souhaite à cet égard que vous réfléchissiez aux obstacles anciens et nouveaux que rencontre encore la diffusion des informations nécessaires.
- Nombreux sont les cas où le désir profond des familles serait d'avoir un deuxième, puis un troisième enfant, bref un enfant de plus. Pourquoi ce désir est-il souvent loin de se réaliser ! Telle est l'une des questions qui se posent à nous. Certes les aides financières sont indispensables. Pour autant, je ne crois ni à l'efficacité ni à la valeur d'une politique familiale qui s'y limiterait. Ne faut-il pas songer aussi à d'autres manières de concilier le travail des deux parents avec leurs tâches éducatives ? Là-dessus se greffent bien d'autres questions encore. Par exemple, alors que les difficultés sont surtout fortes pendant la petite enfance, il est de moins en moins fréquent que l'un des deux conjoints arrête temporairement son activité. On peut le comprendre. Dans certains cas sans doute par gêne financière, dans d'autres par crainte de se couper du milieu du travail, de ne pas retrouver son emploi. Selon l'explication, les propositions que nous pouvons faire aux familles sont évidemment différentes. C'est donc en connaissant mieux les attentes des familles, des femmes, des hommes de ce pays que nous pourrons mieux préparer son avenir et celui de nos enfants.\
Deuxième grand changement, l'attitude nouvelle des femmes à l'égard de l'activité professionnelle, dont il faut tirer toutes les conséquences pour l'école et les services collectifs.
- Cette évolution nous oblige à une réflexion sur la protection sociale et la fiscalité. Notre système de retraite, par exemple, est-il juste , est-il suffisamment adapté à la variété des choix des femmes ?
- Plus largement, l'évolution de la répartition des rôles entre les femmes et les hommes pose un problème d'adaptation. Comment les uns et les autres s'y adaptent-ils ? Comment ce changement est-il reçu par celles qui ont choisi de rester complètement au foyer pour s'occuper de leurs enfants ? Comment les mères de familles nombreuses vivent-elles cette situation ? Eh bien, il faut savoir si nous voulons pouvoir répondre aux interrogations dans leur diversité.\
En effet, diversité des familles, c'est le troisième changement que je voudrais évoquer avec vous. Familles au pluriel, avez-vous inscrit au fronton de ce colloque et c'est bien ainsi. Certes, le couple marié avec ses propres enfants demeure la situation dominante. Mais la diversité éclate et ne cesse de s'accroître, atteignant une variété que notre histoire n'a pas connue auparavant. D'autres formes existent, bien entendu, que connaissent par millions des hommes, des femmes, des enfants : couples non mariés avec leurs propres enfants, ou avec les enfants de l'un seulement des conjoints £ couples reformés après des séparations £ parents seuls dès le départ de la vie familiale, d'autres encore... Regardons les chiffres : près de 800000 femmes élèvent seules leurs enfants et, sauf inversion de la tendance, un quart environ des mariages qui se concluent aujourd'hui connaîtront la séparation.
- Cette évolution ne manque pas de compliquer l'organisation de notre vie collective. Comment, par exemple, la société peut-elle faire toute leur place aux parents seuls, chargés de familles, dont la vie reste difficile ? Comment s'harmonisent chez les tout-petits ce qu'ils reçoivent de leur parents, de la crèche, de la nourrice, plus tard de la maternelle ?\
La dernière catégorie de changements que j'aborderai ici concerne les grandes évolutions des modes de vie.
- D'abord, l'évolution technologique qui doit être, on le comprendra, utilisée dans le sens d'une plus grande liberté, d'une plus grande responsabilité. Comment, à quelles conditions, ces nouvelles technologies peuvent-elles être pour l'enfant et pour toute la famille le moyen d'une plus grande liberté ? Le rôle de l'école aujourd'hui transformé par les évolutions sociales, par l'arrivée de nouveaux modes de communication, comment l'école peut-elle, en associant les parents, faire face sans retard à cette mutation ?
- L'urbanisation de notre société est un fait irréversible. Mais trop souvent la ville n'est pas faite pour l'enfant. Les richesses incontestables qu'elle pourrait lui offrir sont souvent gâchées parce que cet enfant n'y trouve pas sa place. Que faudrait-il pour rendre enfin la ville aux enfants ? Nos villes sont-elles davantage faites pour les jeunes ? Le -cadre physique de la ville est peut-être moins inadapté qu'on ne le pense généralement. Mais comment y trouvent-ils l'accueil, les formes de rencontre, l'emploi ou les loisirs souhaités, le logement dont ils ont besoin ? Que faut-il faire, je le répète, pour rendre la ville aux jeunes ?
- De récentes études montrent que les relations entre générations demeurent très vivantes avec des échanges affectifs mais aussi des échanges de services. Comment vont évoluer ces relations ? Peuvent-elles aller, et dans quelles conditions, jusqu'à un soutien de parents âgés devenus handicapés ? Comment de la manière la plus utile aider les familles à soutenir leurs aînés ?
- Mesdames et messieurs, tant d'autres questions pourraient être posées ce soir, les documents de ce colloque en fourmillent et vos débats en ajouteront encore.\
A ces questions essentielles `Démographie, travail des femmes, diversité des familles, modes de vie` doit répondre un effort amplifié et solidaire de recherche et de dialogue.
- Le thème de la famille est si central qu'il a mobilisé de longue date et attiré ce soir, en-particulier, des représentants de toutes les disciplines des sciences de l'homme et de la société qui, en dépit de l'insuffisante attention qui leur fut parfois apportée et des conditions qu'elles connaissent, témoignent dans notre pays d'une admirable vitalité.
- Vous êtes rassemblés, historiens, démographes, sociologues, psychologues, psychiatres, psychanalystes, anthropologues, ethnologues, économistes, juristes, politologues, géographes, linguistes, urbanistes, ergonomes, statisticiens, mathématiciens, etc. Toutes ces disciplines - et j'en ai voulu l'énumération pour en montrer la complexité et en même temps la complémentarité - s'ajoutent aux sciences de l'environnement, la recherche internationale comparative, la prospective, d'autres encore. Chacune de ces disciplines a un rôle à jouer dans le développement des connaissances communes.
- Travaillant sur les familles, par quelque approche que ce soit, vous vous situez à cette délicate jointure entre l'intime et le social, entre les registres profonds de l'individu et les vastes mécanismes de la société et de l'économie. Vous êtes, bref, au-coeur du grand débat sur l'intervention de la société dans la sphère de la vie privée, sur l'implication des personnes, toujours uniques, dans la vie collective.\
J'ai voulu, avec le gouvernement, donner priorité au développement de la recherche, dans toutes ses dimensions. Il y a un an - je le disais - le colloque national Recherche et Technologie insufflait dans le corps des chercheurs une vigueur renouvelée. Les sciences de l'homme y tenaient une large place et n'étaient plus ces parents pauvres d'un développement des techniques et des sciences exactes auxquels, en d'autres temps, on avait pu ramener la politique de la recherche.
- De ce colloque, parmi tant d'idées, je veux en retenir une, fondamentale puisque c'est le sujet-même de cette rencontre. Restaurer l'alliance de la science et de la démocratie. Comme toute science, les sciences de l'homme peuvent contribuer à faire croître la liberté. Car c'est augmenter celle-ci - c'est une règle essentielle de notre raisonnement - que de faire grandir la connaissance des mouvements qui influencent nos existences individuelles. C'est faire grandir la liberté que de développer les moyens de réduire la peine et la souffrance des hommes.
- A la différence de la plupart des sciences exactes, la matière de vos savoirs est le tissu-même de nos vies. Plus que l'astronome, le physicien ou le biologiste, vous traitez de ce que tout le monde connaît déjà, car il n'est personne pour qui le mot "famille" ne puisse évoquer une foule d'images, de souvenirs, de douleurs, de joies, de craintes, d'espérances. C'est dire que les connaissances qui sont les vôtres doivent être extraites des expériences ordinaires mais aussi s'appuyer sur elles. Il est des choses que savent tel père ou telle mère de famille, tel vieillard, tel adolescent, telle bande d'adolescents, tel éducateur de rue, telle assistante sociale, tel médecin, tel juge, et qui demeurent enfouies, connues de leur seul entourage.
- C'est là une des reponsabilités de la recherche : collecter, recueillir, organiser cette infinité de savoirs morcelés, dispersés que notre société a d'elle-même. De ce murmure confus des voix et des opinions, de ce brouhaha de la vie ordinaire, certains d'entre vous, et je les en remercie, ont su tirer les rythmes et les sons de la musique sociale.\
Oui, il faut faire appel ici à des compétences dispersées et je me tourne plus spécialement vers vous, les partenaires sociaux et familiaux. Vous avez prouvé par votre présence, par votre participation l'intérêt de la recherche pour les familles, ces familles que vous connaissez mieux que quiconque. Vous avez saisi une occasion, une chance, celle de jeter les bases d'une conception nouvelle de la recherche dans ce domaine. Séparément, vous pouvez expliquer le passé. Ensemble, vous devez préparer l'avenir.
- C'est pourquoi je me réjouis de ce que vous discutiez du projet d'"Institut de l'enfance et de la famille" dont j'avais souhaité la création. Avec la participation d'élus, de syndicalistes, de médecins et d'enseignants, cet institut devrait permettre de nouvelles rencontres fructueuses et permanentes, un dialogue incessant sur les orientations de la recherche, une diffusion plus rapide et plus large de ses résultats.
- Mesdames, messieurs, un précurseur des sciences de l'Homme, Claude Henri de Saint-Simon, voyant s'ouvrir au seuil du 19ème siècle une culture nouvelle marquée par la Révolution française et par l'essor industriel, s'écriait : "L'amour de la liberté ne suffit pas à un peuple, il lui faut surtout la science de la liberté".
- Je crois de même que la passion, permettez-moi le mot : l'amour, qu'il nous faut pour bâtir une société nouvelle où les familles et, en leur -sein, les enfants, les femmes, les hommes de tous âges, de toute origine, de toute culture, vivront mieux, plus intensément, je crois que cette passion doit aussi s'accompagner de la science. Vous êtes ici ceux qui ont le vouloir et le savoir. Dans le domaine qui est le vôtre, et qui est immense, ces deux conditions réunies signifient que vous avez une forme de pouvoir. Et je remercie, d'abord les participants, ceux qui ont apporté le -fruit de leurs connaissances, qui ont bien voulu les partager, les échanger, les organisateurs de ce colloque, enfin M. le directeur général `Amadou M'Bow` et l'Unesco qui nous reçoivent.\