21 janvier 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion du déjeuner offert en l'honneur de M. Helmut Kohl, chancelier de la République fédérale d'Allemagne, Paris, Palais de l'Élysée, vendredi 21 janvier 1983.

Monsieur le chancelier,
- Mesdames et messieurs,
- J'obéis à un usage, en prenant la parole à la fin de ce repas en commun. Cela n'est pas prévu par le protocole, si sourcilleux, d'autant plus que dans quelques instants nous allons procéder à une cérémonie officielle où nous échangerons des discours pour célébrer le vingtième anniversaire du Traité franco - allemand de l'Elysée.
- Cependant, si je me réfère à l'usage, c'est parce que je n'aimerais pas que nos hôtes allemands aient pu passer par Paris, venir dans ce Palais, rencontrer les membres du gouvernement, des hautes personnalités françaises, des responsables de toutes sortes, sans qu'ils aient entendu au moins, sur un -plan disons plus personnel et plus direct, l'expression de nos sentiments.
- D'abord nous sommes là pour une grande circonstance. Nous célébrons une grande circonstance, un grand événement. Souhaitons que célébrer un grand événement puisse paraître un jour aussi comme un événement important. Ce ne serait pas si mal parce que vingt ans après, chacun sait qu'il faut revenir sur l'existence passée, en faire le bilan et tenter de bâtir, à la fois dans la même ligne et autrement, les vingt années qui suivent. Je vous disais, monsieur le chancelier, hier, que c'était très bien de le célébrer mais que nous pourrions très bien nous contenter de cérémonie rituelle et morte dans l'esprit. On ne persévère et on ne continue que si on renouvelle - c'est-à-dire que si l'on continue de créer - et les relations entre l'Allemagne et la France ont constamment besoin d'être recrées, parce que les circonstances chngent, parce que l'environnement international se modifie, parce que les tempéraments - le cas échéant, le -rapport des relations humaines - ne restent pas identiques, parce que les obligations, les impératifs de la paix sont exigeants. Il faut donc user de ces deux journées pour réfléchir en commun sur la façon de rendre créatrices les années à venir. La direction est maintenue : celle d'une réconciliation si j'ose dire, dont on ne parle plus. Ce sera la dernière fois que j'emploierai ce mot. Mais aussi d'une construction commune, qui ne peut pas être détachée de la construction globale de l'Europe occidentale, pas davantage d'ailleurs de la reconstruction de l'Europe telle que l'histoire et la géographie l'ont faite et dans laquelle les frontières artificielles entre l'Est et l'Ouest devront un jour s'effacer. Il faut que cette Europe - tout en tenant -compte de la réalité historique, des différences inhérentes au développement des siècles, à la puissance des langages différents, donc d'une certaine forme de culture - que cette Europe puisse acquérir des degrés nouveaux dans son indépendance et dans son affirmation d'elle-même.\
Non que je néglige l'apport de tout ce qui nous unit au monde extérieur et, en-particulier, sur-le-plan de notre sécurité et bien au-delà, de ce qui unit aux Etats-Unis d'Amérique. Mais il est important que l'Europe s'affirme en tant que telle et pour cela, elle dispose des moyens. Ces moyens, il ne serait pas concevable de les inventer, de les rêver, de les imaginer. Nous vivons en 1983. Il faut prendre le temps comme il est, ce qui n'interdit pas d'imaginer l'avenir à construire.
- Je voudrais que nos conversations pussent toujours se poser en termes constructifs et non pas en termes antagonistes. Dès que l'on exprime une opinion sur les relations entre l'Est et l'Ouest - et nous sommes de l'Ouest - je ne voudrais pas que l'on pût me comprendre comme si je m'opposais à l'Est. Je garantis, tout simplement, ou j'essaie de garantir avec vous notre survie, la préservation de ce qui est le propre de notre civilisation, notre intégrité. Garantie nécessaire, dans un monde troublé où les affrontements ont tendance à se multiplier, où toute faiblesse est coupable, à la condition de ne jamais confondre la force et la provocation, l'énervement ou à la mauvaise humeur. Nous sommes appelés à vivre avec les autres, d'où l'importance que revêt pour moi la -recherche de la négociation, la préférence donnée au dialogue, étant bien entendu qu'il est des valeurs sur lesquelles on ne peut - si j'ose dire - négocier. Ces valeurs n'étant pas négociables, il n'est pas possible d'aboutir dans une négociation à n'importe quel prix. Ce prix, il est facile de l'imaginer - pour tout patriote, patriote français, patriote allemand, pour tout européen, pour tout homme libre - il n'est pas difficile d'imaginer et à-partir de là on peut ouvrir les mains, tendre la main et dire aux autres "nous sommes faits pour vivre ensemble".
- Quand on se respecte mutuellement, quand on estime la capacité de résistance et de forces intellectuelles, morales et physiques, on bâtit la paix du même coup.\
Je crois que l'exemple donné par l'Allemagne et la France, au-cours de ces derniers temps, va dans le sens de cette démonstration. Cela n'a pas commencé en 1963 - soyons justes, je le dirai dans un moment - c'était même plus difficile 10 ans ou 15 ans plus tôt. C'était plus difficile puisque c'était nouveau et qu'il fallait relever l'espérance au milieu des décombres, susciter l'amité au milieu de la haine. Bien entendu, c'était très difficile. Donc on a avancé par quelques actes fameux et puis aussi pas à pas, selon les obligations du temps. Mais enfin, il ne faut pas oublier les fondateurs, les initiateurs et puis ceux qui ont maintenu, pour en arriver à cette haute conception qu'ont eu en 1963 le Général de Gaulle et le chancelier Adenauer, hommes qui avaient vécu intensément les drames de 1914 et de 1939 - 40 `1940`, qui en avaient tiré quelques grandes leçons de caractère universel, qui savaient bien qu'il fallait surmonter l'histoire d'un siècle, de trois-quarts de siècle, faite de cendre, de ressentiments et de conflits.
- Depuis lors, il y a ceux qui ont maintenu ou plutôt qui ont continué d'avancer pas à pas. La situation n'a pas été neutre de 1963 à 1983. Ici-même, MM. Pompidou et Giscard d'Estaing ont persévéré dans l'amitié franco - allemande. C'est ce que nous faisons nous-mêmes. Bien entendu, chacun à sa façon, avec ses inflexions, sans avoir la même idée ou la même conception de la politique générale - les historiens se chargeront bien de démêler des différences, elles sont sensibles - mais, dès qu'il s'agit de la paix, de l'équilibre, d'une certaine forme, je le disais, de civilisation, lorsqu'il s'agit de l'amitié entre nos peuples, on peut dire des dirigeants français ce que je dirai des dirigeants allemands. Car du chancelier Adenauer jusqu'au chancelier Kohl - et, comme je le disais pendant la première partie de mon mandat ici, les relations avec le chancelier Schmidt - ont marqué une constance dans la démarche politique. Après tout, irait-on se plaindre qu'il puisse y avoir continuité lorsque la vie d'un peuple, en son meilleur, risque de se trouver mise en cause. Alors il faudrait nier les vertus nationales. Il faudrait renoncer à toute communauté à l'intérieur d'un même pays. Il faudrait croire que, désormais, un peuple est divisé, éparpillé, ne dispose même plus des quelques relais qui lui permettent de se retrouver. A cela, je ne crois pas, même si j'accepte fort bien, c'est la loi du genre, que la démocratie autorise chacun à s'affirmer en toute circonstance.
- Il faut donc rendre hommage à ceux qui ont agi. Ils ont été nombreux, ils ont été fidèles à une démarche. On peut certes penser que cette démarche, au-delà de l'Allemagne et de la France, devrait entraîner l'ensemble de la Communauté `CEE`, sans se substituer à elle, et je répète avec insistance, dépasser les antagonismes présents, si cela est possible, pour que l'Europe, dans sa réalité, se retrouve elle-même. On dira que c'est peut-être l'oeuvre de nos successeurs, qu'il faudra du temps pour que les esprits là aussi et les différences fondamentales de philosophie économique et politique, peut-être même d'une philosophie allant au-delà, soient sinon résolues, du moins pour que les forces de synthèse finissent par l'emporter sur les forces de division. A chaque jour suffit sa peine, c'est une expression commune proverbiale en France. On verra bien. L'essentiel c'est de connaître l'endroit où l'on va, ensuite on trouve plus facilement le chemin qui permet d'y aller.\
Je pense, monsieur le chancelier, mesdames et messieurs, que nous devons être très rigoureux dans notre langage. Il faut dire clairement que ce que nous voulons, c'est la paix. La paix n'est pas possible sans la négociation. Il faut donc donner priorité à la négociation. Il faut dire tout aussitôt que la négociation, si nous la voulons, c'est parce que nous voulons qu'elle aboutisse. On ne peut pas séparer les deux termes : négocier pour la forme et refuser son aboutissement. Et puis, il faut dire tout aussitôt que cet aboutissement n'est possible que si chacun respecte les intérêts primordiaux de l'autre, et puisqu'il s'agit d'affrontements éventuels, que si chacun respecte les garanties de la sécurité de l'autre. Toute faiblesse sur-ce-plan ne peut que conduire au manque de considération de celui qui peut trouver demain, en vous-même, un ami sûr, s'il a su que vous étiez, en face de lui, un partenaire sûr. Tout le reste est billevesées.
- Que le peuple allemand, représenté ici par d'éminents élus, son chancelier, ses hauts fonctionnaires, les représentants de son armée, ait pris ce chemin, nous comble vraiment de certitude dans la démarche naguère -entreprise. Le luxe de courtoisie et d'amitié qui nous a été offert hier, au-cours de la journée passée à Bonn, nous rend redevable et nous souhaitons que vous trouviez, monsieur le chancelier, mesdames et messieurs, ici, un accueil comparable, non pas par les fastes que nous n'avons pas recherchés, mais par la chaleur et la vérité de nos comportements.\
J'ai tenté hier de définir un ensemble de faits pour que la relation franco - allemande ait une réalité, et ne soit pas simplement un motif à discours ou à éloges, en insistant sur les problèmes de défense et sur la construction de la communauté. Je suis très prudent et méfiant à l'égard de la communauté `CEE`, monsieur le chancelier, il ne faut pas que cela vous étonne. Je ne souhaite pas que l'on aille plus vite que le mouvement politique des esprits le permet. Mais je pense que nous sommes quelquefois en retard par-rapport à ce que nous pourrions faire. Il faut aussi corriger les déséquilibres qui existent entre nous - dans la mesure où, on ne force pas la -nature des choses - car de notre bonne entente, résultera la réussite ou l'échec de la Communauté européenne actuelle. Et sur-le-plan économique, financier, monétaire, commercial, industriel et que sais-je encore, agricole, nous avons à ajuster les positions, non pas à les rendre identiques - ce ne serait pas possible, nous avons des intérêts différents - mais à les harmoniser. De tout cela, nous en avons parlé sérieusement. Nous ne nous attarderons pas sur ces choses maintenant.
- Si je dis cela à cette heure, c'est parce que, vous voyez bien que lorsque j'affirme que nous devons créer, c'est parce que nous sommes sollicités par des questions multiples auxquelles ne pouvaient penser, encore, nos prédécesseurs d'il y a vingt ans et qui s'imposent aux politiques contemporains que vous êtes. Sans préjuger la solution qui sera apportée, abordons clairement, carrément et amicalement cette période.
- Je lèverai mon verre, monsieur le chancelier, mesdames et messieurs, selon aussi un geste rituel - même si on ne le boit pas, au moins on le lève - afin que vous sachiez les voeux que nous formons pour vos vies personnelles, pour votre santé, tout d'abord, naturellement, mais aussi vos affections. Chacun d'entre nous a sa vie, qui compte pour beaucoup dans son équilibre, face aux responsabilités que l'on a. Je forme des voeux aussi, bien entendu, pour que l'Allemagne et la France perpétuent le mouvement aujourd'hui engagé et pour que nos peuples, qui ont déjà, de fait, accompli de grands mouvements dans ce sens, se reconnaissent de plus en plus. Mais enfin, il ne faut pas que j'oublie que mon devoir, c'est surtout de vous demander de transmettre au peuple allemand l'amitié que nous lui portons.\