19 janvier 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion de la remise de la Légion d'honneur à M. Jorge Luis Borges, Paris, Palais de l'Élysée, mercredi 19 janvier 1983.

Mesdames et messieurs,
- Je vais procéder dans un moment à la remise de distinctions, de décorations dans le premier ordre national français et je m'adresse aujourd'hui plus particulièrement aux trois récipiendaires, trois personnes qui ont été distinguées afin d'être promues ou nommées dans l'ordre national de la Légion d'honneur.
- Le rassemblement en cet fin d'après-midi n'est pas le seul résultat du hasard, je dirais même que le hasard n'y a pas de part. Pourquoi Jorge Luis Borges ? On est presque gêné d'avoir à l'expliquer et puisque c'est la loi du genre, je le ferai.
- Je pense que la France devait reconnaître à l'homme, à l'écrivain, au maître à penser de nombreuses générations, devait reconnaître l'utilité pour elle, plus que pour lui, de la mettre au rang honorifique, on pourrait dire presque un peu théorique. Ce n'est pas cette Légion d'honneur qui fera l'oeuvre de Borges. C'est l'oeuvre de Borges et le rôle qu'il a rempli, qu'il continue de remplir au-delà de la République des lettres, dans la conduite de l'esprit humain dans l'époque que nous vivons qui justifie le geste de la République française à son égard.\
J'ai ici quelques notes qui me permettront de ne pas égarer des souvenirs utiles. Il y a comme une sorte de dette de la plupart d'entre nous ici à l'égard de Borges et pour les Français présents dans cette salle, dans ce palais ce soir. Il y a aussi comme un sentiment de gratitude, c'est-à-dire c'est une dette morale et ce sont les plus importantes.
- Je dois dire que notre pays, monsieur Borges, a été long à vous découvrir. J'ai noté que c'était en 1925 que Valéry Larbaud avait manifesté son émerveillement à la lecture des Inquisiciones et les Inquisiciones au demeurant, il me semble avoir lu par la suite que ce n'était pas l'oeuvre que vous préfériez puisque vous ne l'aviez pas réinsérée dans la dernière publication de vos oeuvres complètes. Mais enfin il se trouve que c'est par les Inquisiciones que vous avez pénétré dans l'histoire de la littérature française.
- Vous n'en étiez pas à vos débuts, sans vous rejeter dans la nuit des temps. Tout le monde sait qu'à la fin du dernier siècle et pendant tout ce siècle, vous avez rempli un rôle éminent parmi les éminents. Mais vous étiez écrivain à sept ans, pour résumer de la mythologie grecque, auteur original à huit pour un conte sur la visière fatale tiré, je crois, de Don Quichotte, traducteur à 9 ans, traducteur d'Oscar Wilde et la suite.
- D'années en années jusq'à celle-ci, l'oeuvre s'est accrue, enrichie. La maturité est venue à certaines formes de détachement et puis à-partir d'études diverses et multiples, universelles, votre langue comprise par tous parce que les idées que vous traitez et les sentiments que vous évoquez sont universels.
- En 1944, c'est Roger Caillois qui traduisait vos premiers contes pour une revue de la France libre publiée à Buenos Aires. C'est Rafael Cansinos-Assens, dont vous vous êtes proclamé le disciple, qui expliquait, je cite : "cette oeuvre de Borges diverse et étrange, en qui la réalité et le mythe se confondent, en qui les échos d'une antiquité millénaire s'amalgament avec de toutes nouvelles impressions, en qui un habile génie achève en jouant avec les apparences sensibles et les réalités pressenties, crée un univers de simples possibilités, où la lumière est crépusculaire et où l'image véritable se confond avec celle du miroir".\
Vint ensuite le temps où nos contemporains reconnurent les échos de leurs propres interrogations et même de leurs obsessions dans votre oeuvre. Et depuis lors, il est, il faut le dire, bien qu'il y en eut de grands, peu de romanciers, de poètes, de philosophes qui ne se soit, à quelque étape de son cheminement, réclamé de vous.
- Et qu'un écrivain, né en Argentine, élevé en Suisse, nourri dès son plus jeune âge de littérature anglaise, assistant dans une petite bibliothèque d'un faubourg de Buenos Aires avant d'être directeur de Bibliothèque nationale de cette même ville, ait été ainsi une source et une référence constante pour tant d'illustres écrivains, donne la mesure d'un cosmopolitisme, dont je disais à l'instant qu'il était autre chose, c'est-à-dire l'approche si rare de l'universel.
- Cosmopolite vous l'êtes au sens propre puisque vous avez voyagé partout, enfin dans beaucoup d'endroits, rencontré tous les courants de pensée, enfin la plupart d'entre eux, sans jamais cependant vous laisser dominer par aucun, tenté les aventures intellectuelles les plus diverses, c'est votre cas, mais vous n'avez jamais aliéné votre liberté et vous avez lu et parlé tant de langues, dont la nôtre. Vous avez toujours eu pour le français une prédilection particulière. J'ai même découvert que vous aviez passé votre baccalauréat en français. Beaucoup de Français ne passent même pas leur baccalauréat en français. N'avez-vous pas témoigné d'une connaissance de notre littérature que nombre de nos contemporains pourraient vous envier ? De la chanson de Roland dont vous avez souvent dit combien elle vous avait marqué à Henri Michaux que vous avez si remarquablement traduit, vous avez affirmé une telle familiarité avec notre culture que c'est un citoyen d'esprit et de coeur de notre pays que je salue aujourd'hui.
- Et puis il y a la prolixité - terme souvent employé dans un sens péjoratif, ce n'est pas le cas - prolixité de votre oeuvre parce que vous aviez beaucoup à dire et non pas simplement par le goût d'écrire tout et n'importe quoi. Oeuvre qui ressemble parfois à l'un de ces labyrinthes que vous avez tant aimé décrire et qui offre à chaque détour une nouvelle porte à ouvrir, une nouvelle énigme à interroger. Poète, conteur, essayiste, historien, philologue, traducteur, vous avez exploré beaucoup de genres. Je crois que ce sont les voies de l'intelligence, de la sensibilité de l'art, lorsqu'on a reçu de la nature les dons qui ont servi et qui vous ont servi à communiquer avec les autres.\
De toutes les interrogations que vous avez ouvertes pour nous, la plus poignante sans doute parce que la plus actuelle, est celle qui s'attache à l'identité de l'homme £ encore est-ce une question plus ancienne, plus permanente, plus constante, plus durable. L'identité de l'homme : qui est-il ? Que maintient-il de son intégrité dans sa mémoire, dans son image, dans sa parole ? Comment reste-t-il ce qu'il est ? Comment le temps qui l'emporte ne l'efface-t-il pas ? Ainsi se font écho d'un de vos livres aux autres les interrogations toujours reprises de l'homme confronté au mystère du monde, du temps et de la mort. Interrogations dont vous nous avez appris qu'elles ont plus d'importance et de nécessité en elles-mêmes que leurs éventuelles réponses. Je me souviens d'avoir remarqué devant quelques amis que souvent j'aimais ceux qui cherchaient, je me méfiais de ceux qui trouvaient. J'avais rêvé, mes sentiments sont là, d'être un disciple de Borges. L'approche du mystère l'emporte en excellence sur sa résolution. "Nous sommes Oedipe, et pour l'éternité " avez-vous écrit un jour.
- Pourtant, on ne distingue pas de fatalisme dans cette vision de l'homme, pas de repli pessimiste sur le passé. Au contraire, une sorte de privilège du lendemain de la pensée qui se nourrit de sa mémoire. Enfin, je ne prétendrai pas ramasser ici tous les éléments d'une longue vie, d'une longue vie de création, de production et d'échanges. Je rappellerai cependant que récemment encore au Collège de France, vous avez déclaré que si vous ne conserveriez pas le souvenir de vos livres passés, c'est que vous étiez totalement tendu vers celui que vous vous disposiez à écrire. J'espère qu'il en est encore ainsi puisque la fécondité de votre esprit n'a pas cessé quelles qu'aient été les atteintes de l'âge, lesquelles atteintes vous ont parfaitement permis ce soir d'être qui vous êtes devant moi.
- Tel pourrait être pour nous le sens de cette leçon qui est la vôtre : affronter sans réserve, avancer toujours plus avant sur le parcours du labyrinthe, parce que seules cette hardiesse et cette espérance peuvent nous révéler ce qui est notre vérité.
- Alors maintenant, je vais vous lire quatre vers d'un poème qui est de vous et qui sera un peu la marque de reconnaissance envers vous et signe d'espoir pour chacun d'eux :
- "De temps en temps, le soir, il émerge un visage qui soudain nous épie dans l'ombre d'un miroir, j'imagine que l'art ressemble à ce miroir qui soudain nous révèle notre propre visage".
- Tous ceux qui ont aimé ce que vous avez écrit ont cherché et parfois sont parvenus à se découvrir eux-mêmes. Rien que pour cela notre cérémonie ce soir eût été justifiée.\