17 janvier 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Article de M. François Mitterrand, Président de la République, pour le journal "Der Spiegel", Paris, lundi 17 janvier 1983.

Nous allons célébrer, dans quelques jours, le chancelier Kohl et moi-même, le XXème anniversaire du traité franco - allemand qui fut signé le 21 janvier 1963 à l'Elysée par le chancelier Adenauer et le général de Gaulle. Ce traité fut en son temps une étape, mais une étape seulement, dans la longue marche -entreprise dès 1946 pour mettre un terme à trois quarts de siècle d'affrontements entre la France et l'Allemagne et ouvrir la voie à la nécessaire réconciliation entre nos deux peuples.
- Ces trois quarts de siècle ne résument pas ce que furent nos relations, de part et d'autre du Rhin, fleuve tout à la fois frontière et trait d'union entre deux ensembles qui, pour s'être souvent affrontés, jamais ignorés, souvent influencés, ont une longue histoire commune. Cette histoire épouse celle de l'Europe et de la construction, au-cours des siècles, de l'un des espaces de civilisation les plus féconds de l'aventure humaine. Souvenons-nous de ce qui unissait Gaulois et Germains, de l'Empire de Charlemagne, de l'effet dans mon pays de la Réforme, partie des terres allemandes, - où naquit il y a 500 ans le 10 novembre 1493 un certain Martin Luther - de la connivence entre les rois de France et vos princes électeurs, de l'écho en Allemagne des idées venues de France à l'époque de notre Révolution et de l'aspiration des Allemands à leur unité pour secouer le joug d'un empereur qui prétendait libérer les peuples en les asservissant à un système qui n'était pas le leur. Je n'en finirais pas de rappeler cet héritage qui nous rend si familiers les uns aux autres.\
Que cette familiarité ait pu engendrer le pire, et produire tant de déchirements, dont beaucoup d'entre nous portent encore les traces dans leur chair et dans leur esprit, qui le nierait ? Sans doute pas moi, né pendant la première guerre mondiale, et qui ai combattu, pendant la seconde, dans l'armée régulière d'abord, puis dans la Résistance au service de mon pays.
- C'est pour donner tout son sens à ce combat que dès 1947, alors jeune député, j'ai participé à la Haye au premier Congrès européen pour que, malgré nos deuils encore si présents, s'ouvre la voie - et elle s'ouvrit à ce moment-là - de la réconciliation. La route était longue, chacun d'entre nous le savait, mais nous étions bien décidés à la parcourir. Nous avons alors eu raison de vouloir retrouver ce qui nous est commun et faire que ce qui était alors l'espoir de quelques-uns, devienne au fil des ans, l'engagement de chacun. C'est à cela d'abord que je penserai lorsque le 21 janvier `20ème anniversaire du Traité de l'Elysée`, à Paris, votre chancelier `Helmut Kohl` s'adressera aux "forces vives de la coopération franco - allemande", à ceux qui, toutes générations et toutes catégories socio-professionnelles confondues, oeuvrent quotidiennement au resserrement de nos liens.\
C'est bien cette impression de familiarité qui s'impose à moi, aujourd'hui, en évoquant cette Allemagne des années 80 `1980`, qui est, à bien des égards, le partenaire essentiel de la France. Les préoccupations de vos concitoyens sont identiques à celles du peuple français. Elles s'appellent -recherche du bonheur et de l'épanouissement de l'individu, au-sein de la famille et dans le travail £ désir de sécurité par la paix civile à l'intérieur, la paix entre les nations à l'extérieur, attachement à la démocratie.
- C'est sur ce dernier point que je voudrais insister : l'Allemagne d'aujourd'hui, comme la France, est une démocratie vivante. Aux lendemains d'une guerre terrible, qu'elle a subie par la faute des dirigeants de l'époque, la République fédérale d'Allemagne s'est engagée résolument dans la voie de la démocratie - et ce n'est pas le moindre mérite du chancelier Adenauer que d'avoir alors incarné ce choix - et elle s'y est maintenue malgré les secousses subies, notamment au début des années 1970. Cela pouvait paraître plus facile à l'époque de ce que l'on a appelé le "miracle allemand", un quart de siècle de réussite économique exemplaire, qui n'a d'ailleurs rien de miraculeux mais révèle au contraire la capacité d'un peuple à se surpasser quand les circonstances l'exigent. Cela peut sembler plus difficile, aujourd'hui, alors que la crise frappe l'Allemagne comme les autres pays occidentaux, que la croissance n'est plus au rendez-vous et que le chômage s'accroît. La mutation technologique en-cours affecte, chez vous comme chez nous, le textile, le charbon, l'acier qui incarnaient la prospérité de nos pays et de leurs grandes régions industrielles.\
Si l'on n'y prenait garde, cette crise pourrait menacer jusqu'aux fondements même de nos vieilles sociétés occidentales et dépasser le seuil de tolérance au-delà duquel leur survie même serait en péril - je veux dire la survie de ce qui fait leur force, c'est-à-dire la démocratie -. Or, je constate que malgré la dureté des temps, votre démocratie se porte bien, votre société n'est que plus ouverte aux débats de notre temps, vos citoyens que plus attachés à la liberté. L'intensité actuelle du débat politique en Allemagne, sur tous les sujets, dans toutes les villes, dans tous les lands où les électeurs ont dû, ces derniers mois, élire leurs représentants, est là pour témoigner, notamment vis-à-vis de la jeunesse, que la réponse aux angoisses de notre époque ne peut être trouvée ni dans le renoncement volontaire, ni dans l'abandon des idéaux qui fondent nos sociétés, mais au contraire dans la -recherche de davantage de liberté, de solidarité, de responsabilité et de justice. C'est donc à plus de démocratie que nous convie la crise actuelle et comment ne me sentirai-je pas familier d'une Allemagne qui, à sa manière, dans la pleine adhésion de ses citoyens, suit cette voie avec détermination.\
Détermination, tel doit être aussi le maître mot de la coopération entre nos deux pays. La nécessité de coopérer entre nous, d'unir nos forces est, dans son principe, vingt ans après le traité `Traité de l'Elysée`, admise aujourd'hui par tous. La France et la République fédérale d'Allemagne sont trop proches, je l'ai dit, par la géographie, par l'adhésion aux mêmes valeurs de civilisation, par la similitude des défis économiques et technologiques auxquels elles sont confrontées pour qu'il puisse en être autrement. La reconnaissance par nos deux peuples de cette réalité constitue un acquis essentiel et une base solide et saine pour notre coopération.
- Celle-ci doit cependant, sous peine de s'étioler, s'adapter aux conditions nouvelles de la décennie actuelle en s'orientant dans deux directions d'ailleurs esquissées dans la déclaration commune accompagnant le traité : l'approfondissement permettant une solidarité accrue et la prise de conscience de la dimension européenne.
- La concertation et les échanges devraient de plus en plus faire place au travail en-commun. Dans le domaine industriel par exemple, les exigences techniques, notamment les coûts de développement très élevés des nouvelles technologies et la concurrence de ces entités économiques puissantes et homogènes que sont les Etats-Unis et le Japon, rendent indispensable la mise en-commun du savoir-faire et des moyens financiers de nos deux pays, et souvent aussi de nos autres partenaires européens `CEE`. Demême, devient-il fondamental que nous prenions davantage conscience de nos intérêts communs d'Européens qu'il n'est pas illégitime de défendre solidairement. La coopération entre Français et Allemands (et plus généralement entre Européens) sera jugée à l'avenir sur notre aptitude à oeuvrer ensemble dans le quotidien, à unir nos moyens pour de grandes réalisations industrielles et techniques, à coordonner nos efforts pour résoudre les problèmes économiques qui nous assaillent tous de la même manière, à parler d'une même voix dans le domaine des relations politiques internationales comme dans celui de l'organisation du commerce mondial.\
Une action résolue et tenace de tous ceux qui jouent un rôle dans nos relations est indispensable à cet approfondissement car il est tributaire de la pleine adhésion de nos peuples et surtout des jeunes générations. Je pense à cet égard au rôle essentiel des moyens d'information. Quant aux gouvernants, formons le voeu que la volonté politique soit chez eux, comme au-cours des vingt années passées et comme c'est le cas aujourd'hui, toujours assez forte pour surmonter les obstacles du chemin.
- Je suis pour ma part convaincu que cette voie suivie jusqu'à présent est la bonne et que l'amitié franco - allemande est le fondement sur lequel nous bâtirons ensemble l'Europe de demain.\