2 janvier 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Intervention télévisée de M. François Mitterrand, Président de la République, notamment sur les objectifs économiques et sociaux du gouvernement pour 1983, la formation professionnelle des jeunes, les relations de l'Etat avec les entreprises, ainsi que sur les problèmes de défense en France et en Europe, Latche, dimanche 2 janvier 1983.

QUESTION.- Monsieur le Président, merci d'avoir accepté cette nouvelle invitation à participer aujourd'hui au journal d'Antenne 2 midi. Un mot, peut-être puisque tout à la fois vous être notre invité et que nous sommes vos invités ici, chez vous. Un mot de ce lieu : après le -cadre traditionnel et solennel de l'Elysée pour vos voeux à la nation, vendredi soir, on se trouve dans un lieu beaucoup plus personnel, familial et de travail. Vous pouvez peut-être le décrire en quelques mots ?
- LE PRESIDENT.- Je suis à Latche en vacances, pour peu de temps vous le savez. J'y suis venu aussitôt après mon intervention officielle, destinée à présenter mes voeux à la nation. J'y étais déjà venu trois jours auparavant. Je rentrerai demain. C'est une chance que je puisse aujourd'hui reprendre l'émission manquée d'hier.
- Nous sommes dans une maison qui a été construite pour des gemmeurs, c'est-à-dire pour ceux qui entretenaient la forêt jadis. Elle date de la fin du XVIIIème siècle et elle a été construite avec des matériaux que l'on imagine aisément, à savoir la brique et le bois, car il n'y a pas beaucoup de pierre par ici.
- Le nom du lieudit, Latche, est très difficile à prononcer car il s'agit d'un nom gascon que seuls connaissent bien les originaires du pays, dont je ne fais pas partie.
- Nous sommes, en vérité, dans la commune de Soustons. Ici, chaque maison porte un nom. La commune de Soustons est une jolie commune, située dans une région forestière. J'y suis bien et j'habite la maison dans laquelle nous sommes depuis une douzaine d'années. Je me promène chaque jour, quel que soit le temps, qui est généralement beau. Je suis heureux de recevoir dans cette maison mes amis, même lorsqu'il s'agit d'une réunion comme celle-ci, laquelle est à la fois une réunion d'information et une réunion de travail à l'intention des Français. Vous êtes, messieurs, chez moi mais je suis, quant à moi, chez eux, en même temps que vous-mêmes. C'est l'occasion peut-être un peu plus personnelle de débattre de sujets sérieux.\
QUESTION.- Si vous le voulez bien, monsieur le Président, parlons tout de suite de la Corse puisque c'est un des dossiers du jour `notamment tentative d'assassinat contre Jean-Paul Lafay, vétérinaire de Corte, le 31 décembre 1982`. C'est l'un des dossiers qui a été le plus rapidement pris en charge lorsque vous avez été élu, mais la politique d'ouverture qui a été menée ne semble pas, c'est le moins qu'on puisse dire, avoir été entendue par tous.
- LE PRESIDENT.- La Corse connaît des troubles depuis déjà plusieurs années. On parlait, je ne sais pourquoi d'ailleurs, de "nuits bleues". Vous le savez et la plupart des Français qui m'écoutent le savent comme nous, la Corse est française depuis deux cent quinze ans. Combien de Corses ont illustré la pensée française ? Combien de Corses ont assuré la direction de la France, conduit son action ? Combien d'entre eux, surtout, n'ont-ils fidèlement, intelligemment, activement servi la France ? Si l'on veut parler de la "Corse" et de la "France", bien qu'il s'agisse toujours dans les deux cas de la "France", il faut reconnaître que tout est imbriqué, qu'il s'agit d'une histoire mêlée dans laquelle les liens sont profonds. Il se trouve qu'un certain nombre de personnes, très minoritaires pensent autrement.
- Tout simplement, je dirai ceci : lorsque je suis devenu responsable des affaires du pays, j'ai immédiatement estimé qu'il convenait de s'attaquer à ce problème, d'où le projet de loi de décentralisation, qui comportait un aspect particulier pour la Corse, lequel a d'ailleurs devancé le -train général de la décentralisation française. Bref, j'ai voulu tenir compte d'un élément fondamental trop longtemps négligé, presque depuis toujours : face à l'Etat exagérément centralisateur, qui a été celui de la France depuis un siècle et demi, il est vrai que la personnalité corse, comme d'ailleurs celle d'autres régions, était étouffée. Il fallait à tout -prix restituer le caractère du type des hommes et des femmes corses, de leur langue, de leur culture, de leurs usages, de la forme de leur civilisation. La Corse est une île méditerranéenne qui a son caractère propre. Tout cela devait être absolument sauvegardé. J'ai donc demandé que cette "personnalité" puisse être reconnue dans les institutions françaises. C'est ainsi que nous sommes passés à un nouveau stade, avec la loi adoptée par l'Assemblée nationale et le Sénat, celui de l'exercice de la démocratie dans le -cadre des nouvelles institutions.\
`Suite réponse sur la situation en Corse`
- Après tout, que veulent les Corses ? Eh bien ! ils ont eu l'occasion de le dire `élection le 8 août 1982 de l'assemblée régionale au suffrage universel direct`. Le statut qui a été adopté le leur a permis. Les partis politiques se sont opposés. Il y a même eu un parti se réclamant de l'autonomie de la Corse. Les partis se réclament de l'indépendance de l'île par la violence sont, à ce moment-là, demeurés cois. Ils n'ont pas pris part à l'élection et ont même recommandé l'abstention. Leur -entreprise n'a pas réussi, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas été écoutés.
- La preuve est faite : l'exercice de la démocratie doit maintenant s'effectuer dans les institutions reconnues par la nation tout entière. Je veux dire que tout ce qui devait et pouvait être fait pour que la personnalité de la Corse puisse s'affirmer dans-le-cadre de la nation française a été fait.
- Aujourd'hui, les responsabilités sont grandes à l'échelon régional. Il reste que les attentats se multiplient. Que dire, sinon ce que j'ai déjà dit l'autre jour : à-partir du moment où la communauté nationale est en cause, il n'y a pas de compromis possible. Comment peut-on agir ? En appliquant la loi républicaine et la loi républicaine c'est la sanction du crime dans le respect du droit. Je n'ai rien à ajouter. Ce principe dicte et dictera la conduite de ceux qui sont chargés d'exécuter la politique française en Corse.
- QUESTION.- Monsieur le Président, avez-vous des informations sur les auteurs de l'attentat `tentative d'assassinat contre Jean-Paul Lafay, vétérinaire de Corte, le 31 décembre 1982` ?
- LE PRESIDENT.- Pas particulièrement. J'espère que j'en aurai le plus vite possible. La plupart des attentats sont signés par des organisations. Pour ce qui concerne les individus, je ne me substitue ni à la police ni à la justice.\
QUESTION.- Monsieur le Président, je vous propose d'engager maintenant l'ensemble de la conversation que nous souhaitons avoir avec vous. Elle va être axée autour de quatre grands thèmes : la solidarité, y compris les problèmes économiques et sociaux qu'elle comporte, les droits de l'homme, la défense et, sujet plus général, la jeunesse, compte tenu des nouvelles directions qui lui sont proposées aujourd'hui.
- En ce qui concerne la solidarité, je vous propose tout d'abord de regarder un reportage sur un chômeur père de famille de trente ans, Dominique Servage. Il habite Roubaix, il a travaillé pendant dix ans dans une entreprise textile. Il est au chômage depuis un an mais sa femme, quant à elle, travaille.
- (Diffusion du reportage)
- Ce reportage a, me semble-t-il, illustré toutes les questions qui peuvent se poser. Avant d'en venir aux aspects structurels, aux aspects extérieurs qui peuvent expliquer bien des choses, je vous demanderai tout d'abord, monsieur le Président, d'une façon quelque peu caricaturale, si le jeune homme dont il s'agit a des chances de trouver un emploi en 1983.
- LE PRESIDENT.- Permettez-moi de dire, tout d'abord, que tout cela exprime, chacun l'a ressenti, une très grande détresse. L'amertume et la colère sont justifiées dans le fond, non pas spécialement contre un gouvernement qui a pris la crise de plein fouet, mais contre une société qui n'a pas été capable de s'organiser autrement. De l'amertume et de la colère, on connaît les effets. Il faut simplement expliquer et c'est d'ailleurs pour cela que je suis ici. Ce jeune homme souffre. Il a de la fierté, ce que l'on a parfaitement saisi en l'écoutant. J'ai éprouvé un profond sentiment de solidarité à son égard et je voudrais que 1983 me permette de le démontrer.\
'Suite réponse après la diffusion d'un reportage sur le chômage' Vous avez dit, tout à l'heure, qu'il faut plus aller vers les causes profondes de ce désastre. Je me contenterai d'en citer rapidement deux et vous me pardonnerez de ne pas aller plus loin dans-le-cadre de cette émission.
- Tout d'abord, le formidable mouvement technologique et l'inadaptation de notre société industrielle à cette arrivée des techniques nouvelles ont provoqué un grand désordre. Beaucoup de ce qu'on appelle les industries classiques ont sombré ou sont en péril et les travailleurs n'ont pas souvent été formés aux technologies nouvelles. Nous connaissons exactement ce décalage qui a provoqué, au dix-neuvième siècle, lors d'une autre révolution industrielle, les drames que vous connaissez. Chacun se souvient des canuts de Lyon, de la destruction des machines textiles qui ont pourtant été, par la suite, à l'origine d'un formidable développement industriel. Nous sommes dans ce creux là. Il faut y parer le plus tôt possible.
- Ensuite, il s'est opéré une dispersion des centres de production. Beaucoup de nouvelles parties prenantes sont apparues - je pense à tous les pays en bordure de l'Océan Pacifique : le Canada, la Californie, d'un côté, et, de l'autre, le Japon, Taiwan, ou plutôt les Corées et, plus au Sud, Singapour - de nouveaux pays concurrents ont surgi et ils prennent une large part de la production et de la vente. Mais ne nous attardons pas là-dessus, bien que ce soit fort utile à savoir.\
Vous me demandez : que va-t-on faire en 1983 ?
- On a d'abord essayé de panser les plaies. Vous savez qu'il existe 34 millions de chômeurs dans les pays industriels dont 15 millions de jeunes comme celui que nous venons d'entendre. Il ne s'agit donc pas d'un problème spécifiquement français mais il faut que la France, que son gouvernement, se mettent néanmoins à l'ouvrage. Alors, depuis dix-huit mois, on a commencé à panser les plaies. Les contrats de solidarité ont tout de même obtenu de bons résultats. La formation des jeunes gens de seize à dix-huit ans permet d'offrir à ceux-ci des possibilités de métiers. Par ailleurs, les aménagements du temps de travail, d'une part, et, d'autre part, un certain nombre de plans qu'on a quelque peu oubliés mais qui sont pourtant très importants - le plan textile, le plan sidérurgique - ont permis de corriger le tir, de panser les plaies, mais pas de les guérir. Il faut tenter de guérir le mal. Pour cela, il n'y a que deux réponses à donner : la production et la formation.
- Si on ne produit pas davantage et d'une façon plus ajustée aux besoins de la consommation et aux capacités de la concurrence, on en restera à la situation que l'on connaît. Pour pouvoir produire de cette façon, il faut aussi que les jeunes soient formés. C'est pour cela que j'ai dit avant-hier qu'il fallait absolument passer de la formation professionnelle des seize à dix-huit ans à celle des dix-huit à vingt-cinq ans. Il s'agit d'un effort colossal mais également d'un effort nécessaire. Il est tout à fait possible car si les jeunes gens disposent d'une formation adaptée aux besoins de la société moderne, ils trouveront du travail. On aperçoit déjà un certain décalage : la masse des demandeurs d'emploi est d'environ deux millions en France - un peu moins de la moitié est constituée de jeunes, ce qui est considérable. Dans le même temps, des demandes d'emploi ne sont pas satisfaites. Il faut donc ajuster l'offre à la demande.\
J'en terminerai en vous disant que le jeune homme que nous avons entendu `Dominique Servage` pourra trouver en 1983, comme beaucoup d'autres, une situation si nous savons - et nous le saurons - réadappter dans les mois qui viennent les formations possibles. Il est certainement capable de faire beaucoup de choses, peut-être d'exercer un autre métier que celui qu'il a exercé jusqu'à présent. Il faut donc le mettre dans une disposition telle qu'il puisse apprendre, en six mois de temps, à utiliser d'abord son temps pour apprendre autre chose et pour que cette autre chose débouche sur un contrat de travail. Voilà ce que, à ce sujet, je peux vous dire ex abrupto.
- Tout cela est possible. La formation des jeunes de dix-huit à vingt-cinq ans est possible, sinon je n'en aurais pas parlé. J'ai récemment reçu une lettre signée par le président de la Conférence des grandes écoles. Ces grandes écoles sont au nombre de quinze et elles représentent des milliers de jeunes hommes et de jeunes femmes. Cette conférence réunit toutes ces écoles. Dans sa lettre, M. le président de la Conférence des grandes écoles m'a fait savoir que tous les jeunes gens et les jeunes femmes concernés étaient prêts à se mettre à la disposition de la formation professionnelle pour les dix-huit à vingt-cinq ans en aménageant, par exemple, le service national. Vous avez parlé de solidarité. En voilà une démonstration !\
QUESTION.- Si le chômeur que nous avons entendu ne trouvait pas, par malheur, de travail, pourrait-il bénéficier en 1983 des mêmes avantages, des mêmes indemnisations qu'en 1982 ? Ne risquez-vous pas d'être tenté, en-raison de la crise économique, de réduire quelque peu les mesures d'assistance très importantes que vous avez prises en faveur des plus défavorisés lors de la première année de votre septennat ?
- LE PRESIDENT.- Les défavorisés, pendant la première année de mon septennat, ont reçu leur dû ou plutôt moins que leur dû. Certaines personnes, certaines formations politiques se sont plaintes de l'appel à la consommation populaire qui avait été lancé alors que les mesures prises consistaient à aider les personnes âgées, les handicapés et les familles, en-particulier les familles comme celle du jeune homme chômeur, dont vous venez de parler.
- Toutes ces mesures ont été prises pour aider, et cela était nécessaire. Sur-le-plan social, on n'a pas fait assez mais, sur-le-plan économique, on ne pouvait faire plus. Je veillerai à ce que l'on n'aggrave pas cette situation déjà désastreuse. Je pense simplement qu'il faut, d'une façon générale, examiner le problème du chômage avec plus de scrupule et de sérieux. Il faut savoir exactement ce que peuvent devenir chacun de ceux qui se trouvent frappés par ce mal. Il s'agit d'un mal immense. Ma génération a connu la guerre £ sans faire de comparaison directe, je dirai que la génération d'aujourd'hui qui souffre du chômage se trouve prise dans un de ces drames de la vie qui engagent une civilisation. Je ne veux pas détruire ces avantages.
- La difficulté qui s'est posée pour l'autre partie des travailleurs, ceux qui sont les plus âgés, ceux qui partent en pré-retraite et en retraite à soixante ans, est d'un autre ordre. A partir du moment où nous instaurons la retraite à soixante ans, il faut tenter d'harmoniser ce que recevront demain ceux qui quittent leur travail à cinquante-sept ou cinquante-huit ans, avec ce que recevront ceux qui, tous peuvent le quitter à soixante ans. Mais c'est un autre sujet.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez vous-même perçu l'amertume du jeune chômeur que nous avons entendu, amertume d'autant plus forte qu'il a voté pour vous le 10 mai `élection présidentielle 1981`. Il se souvient sans doute de l'insistance avec laquelle vous parliez de la lutte contre le chômage. Il ressent peut-être aujourd'hui confusément le fait que, depuis quelques mois, le gouvernement ait fait passer la lutte contre le chômage au second rang de ses préoccupations...
- LE PRESIDENT.- Cela n'est pas exact. Si j'ai bien remarqué l'instance du jeune chômeur, j'i également remarqué celle du journaliste qui l'invitait à mettre en cause le gouvernement de la gauche.
- Comme ce jeune chômeur n'est pas dénué de raison, j'ai été très sensible à la qualité de son argumentation. J'ai dit tout à l'heure que je comprenais son amertume. Il sait - il m'écoute et il y réfléchira - que la France, comme tous les pays industriels, s'est trouvée dans un drame qui a dépassé la capacité d'un gouvernement, en six mois, en un an. Nous sommes obligés de tout reprendre à la base, de transformer nos circuits de production. Nous sommes obligés de veiller à une nouvelle répartition des ressources. Nous sommes obligés de tout faire à la fois. Si le jeune chômeur dont il s'agit s'est dit, le 10 mai 1981 : "demain, j'aurai du travail", il n'a pas pu, bien entendu, être satisfait de l'arrivée de la gauche au pouvoir, en dépit de sa charge d'espérance. Il a cependant précisé que cette espérance n'était pas évanouie, qu'il espérait que 1983 lui permettrait de retrouver un emploi. Tout sera fait pour qu'il en retrouve un.
- Si je m'adresse à lui, je m'adresse également à tous les jeunes chômeurs et je dis ceci : pas un jeune sans formation professionnelle, pas un jeune qui ne dispose pas de l'outil du travail ! Si, dans une même période, nous modifions comme il faut le faire notre système de production, si nous opérons une meilleure répartition des ressources, si nous modernisons - nous avons commencé - un certain nombre de secteurs productifs, si nous considérons qu'il n'existe pas de secteur condamné mais qu'il y a simplement des entreprises condamnées à l'intérieur de ces secteurs, si nous renforçons ce qui a des chances d'être fort demain, si nous améliorons - nous nous y attaquons - notre commerce extérieur, si nous amenons davantage d'investissements en France, si nous fabriquons en France, et nous avons commencé de le faire, ce qui se consomme en France, tout cela réuni dans un plan économique déterminant, nous sortirons de la crise. Bien entendu, il faut relier cela à l'examen général de la crise mondiale car la France est bien obligée de tenir compte de ce qui se passe à l'extérieur.\
Vous m'avez demandé tout à l'heure si je n'avais pas abandonné la priorité qui avait été donnée à la lutte contre le chômage. Je vous répondrai par la négative.
- Vous savez que la France est le pays industriel qui a le plus freiné la progression du chômage. Nous n'avons pas l'intention d'abandonner cette politique. Pour le moment, nous sommes sur la crète. Il faut, d'une part éviter qu'un excès de consommation fasse arriver en France une avalanche d'importations massives qui détruise l'équilibre de notre commerce extérieur et mette à mal notre monnaie. Il faut ajuster le tir.
- Il faut, d'autre part, dans le même temps, ne pas choisir la voie de la récession. Tous les pays du monde cherchent leur voie. La politique américaine, par exemple, qui n'est pas tout à fait indemne dans le développement de la crise mondiale - et en disant cela, je suis modeste - est en-train de réformer sa façon de voir. Le déficit extérieur des Etats-Unis d'Amérique s'élève à 350 milliards de francs. Il s'agit d'un pays qui jouissait d'une autosuffisance, et qui n'avait, jusqu'alors pas connu de déficit. Il y a donc quelque chose, du côté des Etats-Unis, qui ne "colle" pas. En-raison de sa puissance, ce pays commande un certain nombre d'événements qui se déroulent ailleurs. Quand on pense qu'il y a une crise de croissance dans ce pays, qu'il y a eu les évolutions du dollar, c'est-à-dire la hausse, qu'il y a les taux d'intérêt pratiquement insupportables, qu'on a cassé le système monétaire international depuis 1971, qu'on a cassé tous les plans Nord-Sud, c'est dire qu'il n'y avait plus rien, tout cela est venu de l'extérieur.
- J'aperçois certains signes positifs aujourd'hui. J'aperçois qu'un début de croissance va se réaffirmer aux Etas-Unis d'Amérique et dans d'autres pays. J'observe qu'un début de consultation entre des pays industriels se met en place, à la demande de la France - c'était un des rares et minces résultats du Sommet de Versailles -. J'observe que le dollar baisse, que les taux d'intérêts ont baissé, et je pense qu'un peu d'oxygène va venir de ce côté-là. J'aimerais bien, (pour ajouter juste cette note d'appréciation) qu'un peu d'oxygène vienne aussi du côté de l'Europe, et, de ce côté-là, il y a beaucoup à faire.\
QUESTION.- Mais quand on regarde vers les pays étrangers, on constate que la plupart d'entre eux, pour lutter contre l'inflation, ont utilisé l'arme qui est ou qui sera pour certains d'entre eux la baisse du pouvoir d'achat global de leurs citoyens. La France pourrait-elle, dans sa lutte contre l'inflation, éviter une baisse du pouvoir d'achat global ?
- LE PRESIDENT.- De toute façon, il conviendra de préserver le pouvoir d'achat de tous ceux qui ont déjà trop peu pour vivre ou tout juste assez.
- La continuité de la politique française, c'est une plus juste répartition, c'est une plus grande justice sociale. C'est cela l'axe de notre politique.
- Nous ne sommes pas maîtres des données économiques mondiales. Nous pouvons les corriger. D'ailleurs souvent la critique que j'émettai auparavant, c'est qu'on ne les corrigeait pas suffisamment. Mais on ne peut pas déterminer à nous seuls le courant.
- Donc l'axe de notre politique, que ce soit une période d'abondance ou une période de pénurie - c'est actuellement une période de pénurie - c'est au moins veiller à la justice sociale, c'est-à-dire à une bonne répartition des efforts : je ne veux pas que ce soient toujours les mêmes qui paient ou qui souffrent. Donc je vous réponds à la première question, oubliant le "global" que vous avez employé, que les catégories qui ont juste assez ou pas assez ne doivent pas subir d'amputation de leur pouvoir d'achat. Bien entendu, quant à la répartition moyenne, dans l'ensemble, tous ceux qui ont plus qu'il ne faut, qui ont trouvé un peu plus d'aise devront faire un effort supplémentaire.\
QUESTION.- La France, dans son ensemble, doit-elle moins consommer ?
- LE PRESIDENT.- Sur-le-plan de la consommation, il faut que l'utilisation des ressources se répartisse mieux entre la consommation et l'épargne. Il faut davantage d'épargne pour que cette épargne soit davantage investie, c'est-à-dire créatrice de nouvelles richesses et donc de nouveaux emplois. C'est une évidence. Seulement, il faudrait entrer un peu plus dans le concept consommation, c'est-à-dire parler en termes tout à fait concrets. Quelle consommation est-elle utile ? Par exemple, quand on pense que la France ne fabrique pas ou presque pas les machines, les objets dont on a tellement besoin pour moderniser l'entreprise, on se dit qu'il faudrait peut-être que l'industrie française se mette à l'ouvrage. Prenez cette fameuse histoire du magnétoscope. Passons sur l'affaire de Poitiers. Ce qui est certain, c'est qu'il est tout de même assez extraordinaire de penser qu'il n'y avait pas - car c'est en-train de se faire - d'entreprise française capable de construire des magnétoscopes à un prix raisonnable.\
QUESTION.- Est-ce une bonne voie de bloquer les magnétoscopes à Poitiers ?
- LE PRESIDENT.- Ce que vous appelez le protectionnisme, peut-être ? Vous ne l'avez pas encore dit !
- La plupart des pays du monde, les Américains, les Japonais, les Allemands, les Anglais, les Italiens, pratiquent le protectionnisme, protègent certains de leurs secteurs. On ne peut plus vendre une bière à l'heure actuelle en Allemagne : ils ont remis en place une législation qui date du XVIème siècle. On ne peut pas vendre de poulets et de dindes en Angleterre. Essayez donc de pénétrer sur le marché des Etats-Unis d'Amérique dans de nombreux secteurs ! Les Etats-Unis d'Amérique protègent leurs transports. C'est leur marine qui transporte leurs marchandises. On ne pourrait pas le faire à leur place. Quant au Japon, il n'a pas de réglementation protectionniste, mais pour un certain nombre de raisons qu'il serait trop long d'examiner, on ne peut pas pénétrer sur son marché. Il est tout de même normal que pour mettre une certaine souplesse dans nos structures économiques, au moment même où nous sommes en-train de procéder à ce réveil industriel, nous ne soyons pas enfoncés, gagnés par un excès de marchandises qui viennent un peu hypocritement chez nous.
- Je ne suis absolument pas partisan du protectionnisme. Je dis simplement qu'il faut - surtout les pays de l'Europe, de la Communauté des Dix `CEE`, qui disposent d'un marché bien à eux, sous protection douanière qui représentent une sorte d'entité à l'intérieur du monde du libre-échange - que l'on mette tout sur la table, que chacun dise : "voilà comment je protège". Et quand on aura fait le compte de toutes les protections, moi, je suis prêt à renoncer aux miennes. Donc c'est bien clair. Je ne suis pas partisan de cette doctrine protectionniste, je veux simplement plus d'honnêteté dans les -rapports commerciaux.
- Et je reviens à mon raisonnement : il faut que nous fabriquions ce que nous consommons, le plus possible, bien entendu. Quand je pense que nous avons la plus grande forêt d'Europe - nous sommes dans une forêt ici `Landes`, un million d'hectares - que nous sommes le premier pays forestier d'Europe, et nous achetons nos meubles : Il n'y a pas d'industrie du bois en France ! Nous achetons encore combien de cellulose pour la fabrication du papier ! C'est tout de même incroyable. Nous achetons combien de tonnes de viande dans ce pays admirablement producteur ! C'est vous dire que si nous voulons nous attaquer, nous, Français, au coeur de la crise, là où nous le pouvons, bien entendu, il faut tout de même redistribuer les cartes.\
QUESTION.- Monsieur le Président, quels atouts ont les chefs d'entreprise et la France pour produiredavantage ? Car si l'on se souvient de la période des années 70, alors que le monde était dans une période d'expansion économique, les entreprises françaises n'étaient réputées ni pour leur dynamisme, ni pour leur compétitivité à l'époque.
- LE PRESIDENT.- Je ne pense pas qu'il faille être exagérément pessimiste. Je ne le suis pas du tout. Il y a un grand débat avec les chefs d'entreprise. L'Etat a sa part de responsabilité, les entreprises aussi. Et quand on raisonne d'une façon trop globale, on risque de se tromper. Il y a des entreprises très performantes, comme on dit - je n'aime pas beaucoup ce mot - c'est-à-dire qui produisent bien, beaucoup, et qui vendent leur production, leurs marchandises. Il y en a beaucoup qui ne se sont pas tournées du côté de l'extérieur et qui n'on pas fabriqué ces objets aujourd'hui nécessaires. Autour de l'ordinateur qui est la clé de combien d'ouvertures dans le monde moderne, la France a pris un retard dommageable. Nous sommes en-train de le rattraper.\
`Relations Etat entreprise` suite réponse` L'entreprise traditionnelle a tout de même beaucoup souffert, il faut le dire, un certain manque de compréhension de l'Etat, mais pas simplement depuis 18 mois. Il y a une tentation dirigiste française très antérieure à l'époque où les socialistes ont gouverné la France : l'administration qui pèse lourd, la fiscalité qui est trop lourde. Mon prédécesseur `Valéry Giscard d'Estaing` a dû connaître lui-aussi le poids de cette évolution puisque, dans le septennat précédent, la charge de ce que l'on appelle les prélèvements obligatoires, c'est-à-dire les impôts et les charges sociales, s'est montée de 36,3 % du revenu national brut à 42,8 ou 42,9 %.
- QUESTION.- Cela a encore augmenté !
- LE PRESIDENT.- C'est moi-même qui l'ai déclaré dans une interview récente. C'est passé à 44 %. Nous sommes encore dans le mouvement d'augmentation, il faut que cela s'arrête.
- C'est pourquoi j'ai demandé au Premier ministre et au ministre du budget d'annoncer, ce qu'ils ont fait d'ailleurs, que tous les efforts seront faits pour que, désormais, la masse des prélèvements, qui pèse lourd sur les entreprises en-particulier - elle pèse aussi sur les individus - s'arrête là, car on arrivera à un moment d'asphyxie. Mais avant d'arrêter un train qui roule à 200 à l'heure, avant que les freins ne jouent - d'ailleurs il y a un certain danger à bloquer les roues - il se produit un certain temps. Nous sommmes précisément à ce moment-là. Nous avons mis le frein, avant de pouvoir remettre l'accélérateur du bon côté, mais nous avons patiné, simplement par le mouvement mécanique qui nous était imposé.
- C'est pourquoi, j'ai dit qu'il faut que les charges sociales des entreprises soient allégées. Et lorsque j'ai proposé que le poids des allocations familiales soit redistribué autrement, c'est parce qu'il m'a semblé qu'à l'époque où il y avait quelques dizaines de milliers de chômeurs, il pouvait être du domaine de l'entreprise de veiller à ce que ceux qui avaient travaillé, qui ne travaillaient plus, fussent soutenus par elle £ mais qu'avec deux millions de chômeurs, c'est devenu une affaire nationale. Je souhaite que les allocations familiales, qui représentent neuf points de sécurité sociale, permettent progressivement un allègement des charges de l'entreprise. Il y a encore de nombreux autres domaines où la charge fiscale devrait être répartie plus justement, mais cela nous mènerait trop loin, encore une fois, je m'arrête là.\
`Relations Etat entreprise ` suite réponse`
- Je pense qu'il faut remettre de l'oxygène partout. J'ai toujours été partisan de la liberté d'initiative. Dans un certain nombre de domaines, il n'y avait plus d'initiative parce qu'il n'y avait plus de concurrence. Un certain nombre d'entreprises géantes tenaient tout le marché. Elles avaient tué sous elles la concurrence des petites et moyennes entreprises `PME`. Ce sont ces secteurs-là qui, grosso modo, ont été nationalisés ou bien ceux qui fabriquent des objets nécessaires à la vie de la nation.
- Je suis partisan de l'esprit d'entreprise et je veux mettre en place une société d'économie mixte dans laquelle les sociétés nationalisées, qui représentent des volumes considérables en puissance mais pas en étendue, soient capables de mener à bien leur remise au net, c'est-à-dire leur équilibre ou leur progrès, mais je veux que le secteur libre, le secteur privé, en harmonie avec le secteur public, puisse se développer. D'où ce que j'ai entrepris sur-le-plan du bâtiment, des travaux publics et ce que l'on appelait aussi les grands travaux, tout ce qui va donner un nouvel élan à l'entreprise.\
`Suite réponse`
- Les chefs d'entreprise ont, bien entendu, des obligations et des devoirs. Il faut penser aussi aux travailleurs, qui ont des responsabilités et qui doivent en avoir davantage. Mais il faut que les chefs d'entreprise sachent que nous devons être solidaires pour reconstruire une production capable de supporter la concurrence.
- Nous avons parlé des marchandises et des machines, nous avons trop peu parlé des hommes, même si le reportage du début nous poussait dans ce sens. Vous ne remettrez d'aplomb la production que si vous avez des hommes et des femmes, des travailleurs capables de supporter cette production et je reviens sur le thème déterminant, celui du savoir. Il faut qu'ils soient formés, il faut qu'ils sachent. Il faut un formidable chantier d'instruction professionnelle, de mutation professionnelle.
- Deuxièmement, il faut communiquer, il faut transférer ce savoir. Les moyens de communication modernes sont incomparables. Autrefois, il y avait les routes, les canaux, les océans, puis le chemin de fer. Maintenant, les communications, les télécommunications, c'est quelque chose de colossal. On peut tout de suite transmettre et la jeunesse non seulement veut apprendre mais est maintenant capable - je crois que nous y reviendrons tout à l'heure - d'enseigner aux adultes. Elle connaît maintenant des techniques que les adultes ne connaissent pas. Il y a donc là une tâche exaltante, le transfert du savoir.\
`Suite réponse`
- Et puis la solidarité, il faut que tout le monde s'y mette. Je tiens à dire que le problème des hommes est encore plus déterminant que le problème des mécanismes.
- QUESTION.- Et plus difficile à résoudre quand il y a une sorte de crispation sociale. Vous venez de faire un véritable hymne à l'entreprise. On ne peut pas ignorer cette brouille gouvernement - chefs d'entreprise ou cette brouille syndicats - chefs d'entreprise. Comment redonner cette confiance ?
- LE PRESIDENT.- Qu'appelez-vous cette brouille ? C'était l'héritage de plus d'un siècle et demi de société industrielle où les classes se sont affirmées dans une situation d'inégalité et d'injustice telles que ceux qui dominaient sont obligés aujourd'hui de céder du terrain à ceux qui ont été si longtemps dominés. Je ne suis pas du tout pour entretenir cette guerre, je suis pour y mettre fin. Je cherche, et je pense que j'ai trouvé une voie médiane qui permet de restituer l'harmonie au corps social français, mais c'est une réalité historique. Il ne faut pas que le développement de l'entreprise se fasse au détriment du travailleur. Mais je suis bien sûr que, de plus en plus nombreux, peut-être majoritaires, sont les chefs d'entreprise qui ont parfaitement compris qu'ils devaient répartir, diffuser la responsabilité, qui acceptent très bien les lois `Lois Auroux` que nous avons fait adopter et qui ne sont pas plus avancées que les lois allemandes ou les lois suédoises. Il faut qu'à la fois, le chef d'entreprise et les travailleurs d'une entreprise collaborent tous ensemble.
- Le divorce avec le gouvernement. Ce serait un mot excessif. La brouille, avez-vous dit ? Disons les difficultés. Ils pouvaient se dire : "la gauche est au pouvoir, cela va être terrible pour nous". Nous avons en effet imposé des obligations, des obligations sociales, c'est vrai. Mais nous attendons surtout que ces obligations se transforment en capacités créatrices nouvelles et, de ce point de vue, nous sommes prêts à aider tous ceux qui le voudront.\
QUESTION.- Monsieur le Président, nous changeons complètement de cap avec, tout de suite, les -rapports Est - Ouest.
- M. Andropov, le nouveau leader soviétique, a fait tout récemment une proposition qui s'adresse à la fois à l'Est et à l'Ouest, qui estcelle de réduire, de part et d'autre, d'un quart les armements stratégiques. Quelle est votre réaction à cette proposition, quelle est la position de la France ?
- LE PRESIDENT.- Je souhaite que la négociation de Genève entre les Etats-Unis d'Amériquue et l'Union soviétique réussisse. Et elle réussira si ces deux grandes puissances parviennent à trouver le point moyen, non pas dans le désarmement, malheureusement - ce n'est pas de cela qu'il est vraiment question - mais dans l'arrêt du surarmement. De ce point de vue, la France ne ménagera pas sa contribution pour que le climat de paix et de conciliation prévale sur une querelle qui risque de déboucher sur la guerre. Mais la France n'est pas partie à cette négociation de Genève.
- QUESTION.- Mais M. Andropov l'a impliquée dans ses propositions.
- LE PRESIDENT.- J'allais y venir. Les Etats-Unis d'Amérique et l'Union soviétique disposent chacun des moyens de détruire plusieurs fois l'autre, c'est-à-dire qu'ils ont une superpuissance. Au-delà de la sécurité dont ils disposent par leurs armements pour assurer leur survie, ils ont plusieurs fois les moyens de détruire l'autre.
- La sécurité de la France, elle n'est assurée que par la force dont elle dispose. Et nous sommes obligés de faire un effort considérable, qui coûte cher - mais il est nécessaire - à la nation pour rester juste au-dessus de ce que l'on appelle la dissuasion, c'est-à-dire du point à-partir duquel nous sommes trop redoutés pour que l'on ose nous attaquer, pour que la guerre ne vaille plus son prix. C'est cela la dissuasion. Et, pour parvenir à ce niveau-là, la mobilisation industrielle, technique, intellectuelle et financière que cela représente ne permet pas la moindre soustraction. Ou alors, c'est notre sécurité, notre vie et notre indépendance qui sont en cause. Il n'y a donc pas de relation directe entre la situation des deux superpuissances et la situation de la France.
- Donc, la France ne participe pas à la Conférence de Genève. Et, dans cette affaire, nous ne réduirons pas un seul de nos missiles. Nous continuerons d'agir. J'ai donné l'ordre de construire le septième sous-marin nucléaire lanceur d'engins `SNA`. Vous savez que l'on a accéléré la construction du sixième. Nous aurons un système HADES qui permettra de lancer un certain nombre de fusées bien au-delà du point qu'elles pouvaient atteindre il y a simplement deux ans £ elles pourront aller au-delà de 400 kilomètres dans quelques années. Je veille à ce que notre force de dissuasion reste à la mesure de la compétition et du risque.
- A M. Andropov, je ne peux que dire : "Discutez de ce que vous voulez avec les Etats-Unis d'Amérique. Arrangez-vous. Quant à penser que la France pourrait réduire ..." - il ne l'a pas demandé cela, il dit simplement que cela compte dans le total - "... quant à penser que la France pourrait réduire aussi peu que ce soit son armement actuel, ce n'est pas la peine de rêver ".\
QUESTION.- Vous n'êtes pas opposé à l'installation des fusées Pershing en Europe ...
- LE PRESIDENT.- Je suis partisan de l'équilibre des forces occidentales `de l'Ouest` et de l'Est dans le monde et en Europe. Pour l'instant, il y a déséquilibre en Europe à notre détriment.
- QUESTION.- Je comprends. Mais, si les Pershing sont indispensables et que, par exemple, l'Allemagne, pour des raisons de politique intérieure, ne puisse les installer chez elle parce qu'il y a trop de contestation, seriez-vous prêt éventuellement à les recevoir en France ?
- LE PRESIDENT.- Le problème n'est pas posé. La France ne fait pas partie du commandement intégré de l'OTAN. La France a une défense autonome, daans-le-cadre d'une alliance, qui suppose de multiples contacts et même une harmonie stratégique. Mais la France ne dépend pas du tout de l'armement américain. Donc, le problème n'est pas posé pour la France. Il est posé pour l'Allemagne, pour le Danemark, pour la Hollande, pour l'Italie £ pas pour la France. Ce qui doit nous inciter à une certaine réserve dans l'opinion que nous exprimons sur la réaction allemande, danoise ou hollandaise `neutralisme`.
- Mais ce que je crois, c'est que pour l'équilibre des forces - et donc pour sauver la paix, particulièrement en Europe, et notre indépendance - il convient qu'il y ait un retour à l'équilibre. Or cet équilibre n'existe plus depuis qu'une masse de fusées et de missiles de croisière - on pourrait dire les SS 20 - depuis qu'une masse d'armement nucléaire stratégique russe est en mesure de détruire tous les systèmes militaires occidentaux du Nord de la Norvège au sud de l'Italie en un quart d'heure. A-partir de là, naturellement, je dis : "Rétablissez l'équilibre " C'est le commencement de la sagesse. Certes, l'équilibre de la terreur n'est pas désirable, mais pour l'instant, c'est la seule garantie que nous ayons. Je ne reviens pas sur ce sujet. Je pense que, si l'on n'arrive pas à un accord à Genève - accord que je souhaite - entre les deux superpuissances, qui pourrait en effet éviter telle et telle forme de surarmement mutuel, eh bien il est normal que les Pershing soient installés. Quant au problème intérieur que cela pose aux pays qui devront recevoir les Pershing, c'est un grave problème psychologique et politique, en effet, que nous n'avons pas le temps d'étudier, mais que j'observe avec le plus grand sérieux.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous venez de vous adresser indirectement, par l'intermédiaire de la télévision, à M. Andropov. Est-ce que vous allez le lui dire directement ? Les propos fermes que nous venons d'entendre seraient-ils davantage entendus si vous décidiez de le rencontrer, comme vous avez rencontré souvent M. Reagan ?
- LE PRESIDENT.- Il n'y a aucun interdit ni aucun empêchement à ce que le premier responsable de l'Union soviétique rencontre le Président de la République française. D'ailleurs, les relations entre nos deux pays n'ont jamais été interrompues. Simplement, elles ont connu un certain fléchissement, comme on dit, au sommet. Nous avons en effet estimé que l'affaire d'Afghanistan, d'abord, l'affaire de Pologne, ensuite et un certain comportement rendaient difficile, ou disons moins utile, une rencontre entre les deux principaux responsables de nos pays. Mais cela n'est pas une position de principe disant : "Jamais on ne discutera avec l'Union soviétique". On discutera sûrement. Le plus tôt serait le mieux. Mais alors cela supposerait des dispositions nouvelles sur un certain nombre de points majeurs.\
(Un reportage sur une petite fille et un micro ordinateur est diffusé).
- QUESTION.- Il est difficile de battre l'ordinateur. Mais je voudrais tout de même vous poser une question sur ce nouveau monde, à vous qui avez une culture littéraire connue. Est-ce que ce n'est pas un nouveau monde étonnant qui s'ouvre pour nous et surtout pour les jeunes ?
- LE PRESIDENT.- Assurément ! D'ailleurs, quelques grands livres ont déjà été écrits sur ce sujet, qui montrent bien que, entre l'époque de Gutenberg et celle d'aujourd'hui, il n'y a pas de fossé, mais un tel changement qu'il faut que les intelligences s'adaptent aux formes des techniques nouvelles. Ce que vous venez de montrer est très intéressant. Parce que, au fond, que fait cette enfant ? Elle apprend à sa mère. Cela reprend un thème que j'avais abordé tout à l'heure. Elle sait des choses que sa mère ne connaît pas. Vous imaginez le rôle d'un enfant, si petit qu'il soit et lorsqu'il devient adolescent, cette responsabilité qu'il acquiert ! Il a un moyen de communication, qui sera sans aucun doute à l'origine d'une forme nouvelle de civilisation, de communication.
- Vous dites que j'ai reçu une éducation littéraire, mais elle ne m'empêchait pas d'aimer les histoires du Sapeur Camembert ou du Savant Cosinus, qui étaient des images avec des textes en dessous. Et je suis un lecteur particulièrement assidu des bandes dessinées. Je suis, de ce point de vue, non pas un précurseur, mais un lecteur très attentif à ces formes nouvelles. Pour parler très sérieusement, il est de fait que, à-partir du moment où l'image s'impose - et l'image est produite par d'autres - il y a un risque qui peut étouffer la réflexion. L'apport individuel de la personne qui reçoit l'image doit être, d'une façon ou d'une autre, sollicité. Mais le fait que cette enfant puisse apprendre à ses parents, communiquer à ses parents une façon de comprendre et de simplifier les explications scientifiques et même tous ses gestes de la vie quotidienne, c'est exaltant pour les jeunes. Ils ne sont pas simplement ceux qu'on traîne derrière soi, auxquels on dit : "On va essayer de te trouver un emploi £ on va t'aider comme on pourra". Non ! c'est lui qui est désormais l'ouvrier de la société nouvelle. Je trouve cela exaltant.\
QUESTION.- Monsieur le Président, puisque nous sommes dans un journal, même s'il est exceptionnel, je voudrais terminer cette émission par deux questions d'actualité. Nous restons d'ailleurs dans l'enseignement.
- Croyez-vous, monsieur le Président, que ces jeunes enfants puissent être intéressés par un débat, un vieux débat, qui divise le monde adulte, qui divise leurs aînés : le débat sur l'école libre ? Franchement, n'est-ce pas une querelle inutile au moment où vous appelez les Français à se rassembler ?
- LE PRESIDENT.- Je ferai une dernière réflexion sur ce qu'on vient de voir, qui va nous servir de transition. Comme vous le savez, on fabrique maintenant en France des ordinateurs et on en fabriquera de plus en plus. Des centaines de milliers d'enfants - et cela touche de près aux problèmes de la pédagogie, et donc de l'école - vont disposer de ce petit instrument qu'est l'ordinateur individuel. Rien que dans le département que j'ai longtemps représenté, la Nièvre, des commandes viennent d'être passées par les inspecteurs de l'enseignement public portant sur 500 ordinateurs individuels. Et c'est une première commande. Cette commande a d'ailleurs été faite à une entreprise française, qui commence à se mettre au point.
- Il faut savoir, puisque je suis ici pour parler en tant que responsable de la politique française, que nous sommes à pied d'oeuvre, que nous allons disposer de cet instrument et que nous avons le Centre mondial `sur la micro-informatique` dans lequel se trouvent les plus grands savants du monde. Il faut savoir que l'école devra elle-même s'adapter à cette technologie si elle veut pouvoir diffuser ses pédagogies, non pas comme on le faisait - ce n'était pas mal - il y a cinquante ans, mais comme on le fera, très bien, dans cinquante ans.\
`Débat sur l'école libre`
- Concernant l'affaire de l'école, vous avez dit que c'était une querelle inutile. Permettez que je vous dise rapidement ce que j'en pense. Procédons par questions.
- Faut-il que l'enseignement en France soit pluraliste ? Je dis oui. Faut-il qu'il soit décentralisé ? Je dis oui. Peut-il y avoir un enseignement privé en France ? Je dis oui. Pluraliste, décentralisé, privé.
- Le problème posé est celui-ci : est-ce que cet enseignement décentralisé, pluraliste et privé doit entrer dans un vaste secteur d'enseignement public ? Tel est en tout cas le souhait ou la tendance marqués par ceux qui gouvernent actuellement et déjà esquissés par des lois très anciennes - très anciennes, non, mais déjà anciennes - je pense à celle de 1959 qui à compter du moment où, par contrat, l'Etat s'est chargé de rémunérer et d'assurer certains contrôles sur l'enseignement privé, à la demande d'ailleurs de l'enseignement privé, un certain processus d'intégration a commencé à se mettre en marche. Nous nous trouvons devant une situation de ce genre : dans les relations du public et du privé, de quelle façon l'Etat doit-il intervenir pour soutenir, pour rémunérer, pour contrôler, pour englober, le cas échéant, cet enseignement pluraliste, décentralisé et privé ? Voilà la grande question ! C'est une question capitale pour le devenir de la France.
- Le ministre de l'éducation nationale `Alain Savary` s'est attaqué à ce problème fort difficile. Pourquoi est-il difficile ? Parce que le public et le privé vivent sous une double crainte. L'enseignement public, injustement décrié, dont les résultats sont tout à fait remarquables, qui représente d'ailleurs l'immense majorité des enfants de France, redoute de manquer de crédits pour continuer son oeuvre - et il en manque le plus souvent - pour avoir des classes moins lourdes, pour avoir la possibilité d'enseigner des techniques nouvelles, pour avoir des écoles partout. Naturellement, il s'exaspère de voir ces crédits se disperser ailleurs. L'enseignement privé, lui redoute d'être étouffé. La tentative du gouvernement, qui est une tentative sérieuse, c'est précisément de mettre ensemble les représentants de ces formes d'enseignement, pour leur dire : "Pourquoi ne continueriez-vous pas dans cette voie d'un vaste secteur, dans lequel il y aurait des établissements d'intérêt public ..." - c'est le nom qui leur a été donné - "... où chacun pourra, selon naturellement le choix des uns et des autres, en-particulier des parents, choisir la forme de sa préférence, en-particulier ses choix spirituels ?"
- Voyez-vous, nous sommes pour l'ouverture du dialogue. J'ai déjà écrit et c'est ma philosophie personnelle, profonde, qui sera la mienne jusqu'à mon dernier souffle : c'est le respect des consciences. Je ne veux aucune contrainte, surtout dans un domaine de cette importance vitale. Il faudra peut-être un jour prendre les enfants à témoin. Dans cette crise de société qui est la nôtre, j'entends souvent des opinions qui me choquent. Ce n'est pas qu'on demande trop aux enfants, aux jeunes. On ne leur demande pas assez. Pas assez d'efforts. On ne sollicite pas assez leur -concours. Et dans le problème de l'enseignement ils auront leur mot à dire.\
`Débat sur l'école libre ` suite réponse`
- Je crois aussi que par l'école il sera possible - c'est un des moyens forts dont notre société dispose - de faire en sorte que les enfants restent capables - ils sont plus capables que nous - d'aborder la société nouvelle. Ce n'est pas qu'ils soient meilleurs, qu'ils soient plus intelligents. Disons qu'ils sont un peu plus purs. Ils ont gardé, parce qu'ils abordent la vie, l'émerveillement de la vie de tout ce qui est créateur, de tout ce qui est miraculeux. Ils ont le sens de la vie.
- On dit d'ailleurs souvent que nous avons l'âge de nos artères. C'est une formule un peu commode pour expliquer, l'âge venu, que l'on n'est pas tout à fait à rejeter. Mais passons ! C'est vrai que l'on reste jeune tant qu'on garde la faculté de s'émerveiller, tant qu'on garde une curiosité d'esprit. La vie, c'est tellement extraordinaire.
- Eh bien, ce que je veux, c'est que l'école, sous toutes ses formes, préserve le sens de la vie et donc tous les épanouissements spirituels, chacun, naturellement, selon la forme de son choix, de sa tradition ou de son espérance. Et, quoi qu'il advienne des structures de l'éducation nationale, ce fond qui nous est commun, je vous le garantis, sera préservé.\
QUESTION.- Monsieur le Président, nous arrivons au terme de ce journal exceptionnel. Bien sûr, il y a beaucoup d'autres questions que nous aurions aimé évoquer avec vous. Peut-être sera-ce l'occasion d'un autre rendez-vous. Peut-être souhaitez-vous reprendre ce type de dialogue avec les journalistes et, à travers eux, avec le pays.
- LE PRESIDENT.- Ce que j'aimerais, c'est que les téléspectateurs, les Français réagissent eux-mêmes. Au fond, j'aimerais qu'ils me posent des questions. Je ne me plains pas de vous : vous êtes des interprètes naturels de l'opinion. Mais si eux-mêmes, sans médiateur, sans interprète, me disaient comme l'a fait tout à l'heure ce jeune chômeur de 30 ans : "Voilà ce dont je me plains et voilà ce que j'espère et je vous demande à vous, Président de la République, de me dire comment faire ", eh bien, j'essaierais de leur répondre et, de ce point de vue, je demanderai aux medias, s'il le faut, d'inventer des techniques qui me permettront d'apporter la réponse.
- QUESTION.- Monsieur le Président, merci pour cet entretien d'aujourd'hui. Une fois n'est pas coutume, c'est nous qui allons quitter le studio et l'invité qui va y demeurer.\