27 novembre 1982 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. François Mitterrand, Président de la République, accordé à la télévision indienne, New-Delhi, samedi 27 novembre 1982.

QUESTION.- Monsieur le Président, bienvenue dans notre pays.
- Le développement économique est pour nous, aujourd'hui, d'une importance primordiale. Mais que voyons-nous autour de nous ? Un monde en proie à la crise économique, avec pour conséquence le gel du dialogue Nord-Sud. Vous présidez aux destinées d'un pays hautement développé. En cette qualité pouvez-vous proposer une solution aux problèmes qui se posent aux pays développés, aux pays en voie de développement et au monde en général ?
- LE PRESIDENT.- Vous venez de traiter là une des conséquences de cette crise qui a commencé il y a plusieurs années. Bien entendu, cette crise n'est pas née du hasard. Elle est aussi le produit d'un système, de la difficulté de la société industrielle à s'adapter aux technologies nouvelles du fait que beaucoup plus nombreux sont les partenaires qui sur la surface de la terre ont pu accéder à la responsabilité industrielle. Il y a un certain repli sur soi, de la part de certains grands pays qui n'ont pas pu saisir ce que devait être leur responsabilité dans le monde.
- Enfin, nous en sommes là £ on a assisté à une réduction des aides au tiers monde et surtout, ce qui m'inquiète davantage, c'est l'absence de propositions suivies. Nous sommes nombreux à alerter l'opinion publique internationale, par exemple, pour réclamer que s'engagent les négociations globales, afin de traiter en vérité les problèmes du développement au-sein des Nations unies `ONU` notamment. Mais sur les problèmes très concrets, tels que le système monétaire, il n'y en a pas aujourd'hui, tout est soumis aux fluctuations du dollar. La plupart des pays qui achètent leurs matières premières à l'extérieur paient en dollars. Ils ne peuvent pas équilibrer leurs échanges, dans l'absence d'un système monétaire, l'absence de garanties pour les cours des matières premières lorsque ces matières premières sont indispensables pour l'enrichissement des pays pauvres, tels que le café, le cacao, le bois.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez très bien su identifier les problèmes et nous savons que vous êtes l'un des premiers à souhaiter une reprise du dialogue Nord-Sud. Croyez-vous qu'il y a une possibilité d'y arriver dans les jours à venir ?
- LE PRESIDENT.- J'espère. Je constate, pour l'instant, que les formes de coopération sont plutôt en déclin. J'ai beaucoup regretté la réduction de l'AID £ j'ai trouvé que les prévisions qui ont été faites à Cancun, - où je me trouvais en même temps que le Premier ministre de l'Inde, Mme Indira Gandhi, - et qui prévoyaient une politique d'autosuffisance alimentaire, la politique d'aide au développement dans les pays où il n'y a pas de pétrole, prévoyaient, enfin, beaucoup de choses qui ne sont pas entrées en vigueur. Mais cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas les répéter, car la Banque mondiale est une institution, le Fonds monétaire ù`FMI` aussi, on peut quand même s'y faire entendre, on peut mobiliser l'opinion publique internationale, et moi, qui appartiens à un pays industriel, dit du Nord, je dois dire que la France n'a pas seulement maintenu ses aides en dépit du mouvement général des autres pays occidentaux, mais les a accrues. Mais voilà, la France ne peut pas, naturellement, se substituer aux défaillances extérieures £ elle n'en a pas les moyens.\
QUESTION.- De l'économie, monsieur le Président, je voudrais maintenant passer aux questions politiques £ par exemple, celle de la paix mondiale - tout autour de nous, nous voyons une ruée constante vers les positions de pouvoir, menant ainsi à un déséquilibre de forces, et ceci découle du fait que l'accent porte maintenant sur les armes nucléaires et non pas sur les armes conventionnelles. Dans ce contexte, que pensez-vous de la doctrine de la détente ?
- LE PRESIDENT.- Oui, mais il ne faut pas confondre ses propres voeux avec la réalité. Bien entendu, je souhaite un retour à la détente, mais je m'interroge, je me dis pourquoi la détente qui a existé, a-t-elle disparu pour laisser la place à une compétition que je n'appellerai pas une guerre froide mais qui lui ressemble. Et c'est en s'interrogeant sur les événements des années récentes que l'on pourra comprendre et analyser la situation actuelle. Ce qui est sûr, c'est que les armements nucléaires des deux super-puissances ont pris une telle ampleur que c'est sans doute de l'équilibre de ces forces destructrices que la paix dure, mais en même temps, quel risque de faire reposer la paix sur l'armement !\
QUESTION.- Monsieur le Président, ne pensez-vous pas qu'il est temps de parvenir à un désarmement nucléaire total, une interdiction des essais nucléaires et un ralentissement de la production des matériaux fissiles ?
- LE PRESIDENT.- C'est une vue morale, philosophique, éthique. Si vous pouvez l'obtenir de l'Union soviétique `URSS` et des Etats-Unis, alors je vous suivrai, quand vous l'aurez obtenu je serai très heureux de décider pour la France. Mais comment voulez-vous qu'un pays comme le mien, face à deux grands pays qui arment et sur-arment, qui n'ont jamais engagé véritablement des négociations sur le désarmement mais simplement pour limiter leur sur-armement, cesse de se protéger lui-même. La force nucléaire de la France est purement défensive. Personne n'est assez fou pour imaginer que la France pourrait avoir des intentions agressives, mais elle doit défendre son territoire, sa souveraineté, son unité nationale.
- QUESTION.- Monsieur le Président, cela révèle un manque de confiance parmi les grands dirigeants et les chefs d'Etat du monde ?
- LE PRESIDENT.- Cela reflète une réalité déplorable, mais il est évident que l'antagonisme des deux super-puissances qui n'est pas toujours un antagonisme - parfois ces pays s'entendent pour exercer une influence partagée - cet antagonisme nous n'en sommes pas les maîtres ni les arbitres. Il y a un certain nombre de pays comme le mien qui se sont engagés dans la politique de défense nationale, qui sont contraints d'en avoir les moyens alors ce n'est pas un pays comme le mien qui peut commencer. Je suis prêt à m'associer à une campagne qui conduira les plus puissants à désarmer.\
QUESTION.- En ce qui concerne cette partie du monde, nous savons que la France souhaite le départ des troupes soviétiques d'Afghanistan. Nous le souhaitons aussi. Mais peut-on vraiment espérer que l'Union soviétique retirera ses troupes tant que les insurgés continueront à bénéficier d'une aide de l'intérieur ?
- LE PRESIDENT.- Ne nous mettons pas dans la situation de l'historien, qui un jour déterminera les responsabilités de cette affaire. Ce que je sais c'est que l'Union soviétique `URSS` est entré avec sa force armée sur le territoire d'un pays indépendant et que cette action doit être réprouvée, il y a des institutions internationales au-sein desquelles vous pouvez engager ces discussions pacifiquement. Quant à mettre un terme à ce conflit, il est évident qu'il y faudra l'accord des principaux intéressés et de parvenir à une situation de neutralité qui apaisera les craintes des uns et des autres.\
QUESTION.- Je voudrais conclure, monsieur le Président avec un mot sur les relations bilatérales entre la France et l'Inde. Depuis quelques temps il existe une identité de vue exceptionnelle sur-le-plan politique, mais dans ce contexte, pourriez-vous définir quelles sont les perspectives d'avenir et suivant quelles lignes souhaitez-vous voir se développer nos relations bilatérales ?
- LE PRESIDENT.- Je crois pouvoir dire que les relations qui existent sont bonnes. Elles ont connu de grands progrès au-cours des dernières années, particulièrement au-cours des derniers mois, des initiatives se multiplient dans des domaines forts importants, la recherche scientifique, l'industrie, l'agriculture, sur-le-plan militaire, sur tous les moyens que l'on a aujourd'hui, dont on dispose pour produire de l'énergie. Comment qualifierais-je les relations entre l'Inde et la France ? Elles sont bonnes, très bonnes, il n'y a pas de contentieux il n'y a pas de conflits. Simplement on pourrait dire qu'on peut faire mieux, on peut faire mieux, on peut faire plus, je pense à l'aspect culturel, nous pourrons faire beaucoup plus, et même sur-le-plan économique on peut établir des échanges et signer des accords en commun et c'est d'ailleurs sur ce terraain que nous nous sommes placés au-cours des conversations dans la journée.
- QUESTION.- Monsieur le Président, nous savons que vous êtes un grand intellectuel et que vous vous êtes toujours intéressé aux études portant sur la culture de notre pays ainsi que du vôtre. Je suis persuadé que nous aurons toujours de bonnes relations sur-le-plan culturel et avec ces mots, monsieur le Président, je tiens à vous remercier.
- LE PRESIDENT.- Je voudrais vous dire un mot quand même avant de terminer, je voudrais pouvoir m'adresser, puisque vous m'en offrez l'occasion, au peuple indien et en tout cas aux téléspectateurs, de leur apporter le salut de la France, un salut amical, ceux-ci auraient même dû être mes premiers mots, mais ce n'est pas trop tard pour bien faire, et dire l'intérêt, que j'ai eu à l'accueil et l'hospitalité très remarquable de ses dirigeants.\