16 novembre 1982 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au magazine indien "Indian today", Paris, mardi 16 novembre 1982.

QUESTION.- Vous vous rendez en visite en Inde exactement un an après que Mme Gandhi soit venue en visite en France. Pendant cette période, les officiels des deux pays ont parlé de s'efforcer de faire des accords politiques et économiques franco - indiens "un modèle de la coopération nord - sud". Sur-le-plan économique, la coopération inter-gouvernementale s'est accrue de manière spectaculaire : avions de combat Mirage, technologie digitale pour téléphones, usine d'aluminium, prospection du pétrole, mais les échanges entre les deux pays demeurent faibles. Pensez-vous que nous ayons maintenant un modèle que puissent essayer d'égaler d'autres pays avancés et en voie de développement ?
- LE PRESIDENT.- Les relations franco - indiennes sont anciennes. Quoi de plus naturel pour deux pays héritiers de civilisations si riches et qui sont animés par une égale volonté d'indépendance, de liberté, de progrès. Ces relations ont connu ces dernières années, notamment depuis la visite en France de Mme Gandhi, il y a un an maintenant, un remarquable essor. Il résulte de la volonté commune exprimée au plus haut niveau par les dirigeants des deux pays.
- J'attache une importance particulière au rôle essentiel du non alignement dont votre pays fut l'un des promotteurs, et qu'incarne aujourd'hui Mme Gandhi. Je n'oublie pas que l'Inde, pays en voie de développement à certains égards est riche aussi d'une culture, d'une technologie, d'une agriculture et d'une industrie très développées. Nous avons beaucoup à nous dire et beaucoup a été dit £ beaucoup à faire ensemble et nous y somme prêts.
- Le dialogue politique franco - indien s'est intensifié sur tous les grands sujets. Les échanges économiques, scientifiques, techniques, culturels ont suivi cette voie. Est-ce un "modèle de coopération Nord - Sud" ? Ce n'est pas à moi de le dire mais je tiens cependant à souligner que notre dialogue est fondé sur l'égalité entre les deux partenaires £ sur la reconnaissance de l'interdépendance et de la solidarité £ sur l'effort de l'un pour surmonter ses problèmes de développement, de l'autre pour maîtriser la révolution scientifique et technologique. Notre message est celui de deux grands pays qui veulent contribuer, par leur action commune, à la -recherche d'un ordre économique international plus équitable et plus stable. Pour que ce message porte, il doit s'appuyer sur des réalisations notables dans des domaines tels que l'agriculture, l'industrie, les techniques de pointe, la culture. C'est ce que nous recherchons dans nos relations bilatérales mais aussi, chacun de son côté, dans les sphères qui sont les nôtres. A cet égard, je salue ici le rôle joué par l'Inde, sous l'impulsion de Mme Gandhi, dans la coopération Sud - Sud lors des consultations de New-Delhi qui ont réuni, en février 1982, 44 pays en voie de développement.\
QUESTION.- Il y a un an, votre gouvernement avait fortement préconisé un soutien généreux au tiers monde. Dans la phase après Cancun, les négociations Nord - Sud ont, au-cours de l'année écoulée, fait des progrès timides. Alors que la France a paru davantage attachée que les Etats-Unis a impliquer les institutions financières internationales, les Américains semblent préférer l'entreprise privée, les multinationales ayant des programmes de développement. Que peut-on faire pour redonner de l'urgence à ce débat ? Il y a une école de pensée selon laquelle l'ardeur tiers mondiste de la France est en-train de diminuer progressivement...
- LE PRESIDENT.- Je suis surpris de votre question. La volonté de la France de mener une politique active en faveur d'un nouvel ordre économique international n'a pas faibli. Comment pourrait-il en être autrement alors que l'intérêt même de la France l'impose ?
- Le désordre économique et monétaire international est une menace pour la paix car il mine la stabilité de tous les pays et, davantage encore, celle des pays en voie de développement soumis à la dépendance alimentaire, frappés par le coût de l'énergie et l'instabilité des prix des matières premières. Il faut aider le tiers monde, question de justice et d'intérêt bien compris.
- C'est ce que fait la France aujourd'hui. La France s'est engagée à porter l'aide publique au développement à 0,7 % de son PNB en 1988, ce qui représente un doublement en termes réels du volume de l'aide en sept ans (0,15 % du PNB en 1985 pour les seuls PMA).
- Elle a mené de pair une action en vue de définir etde mettre en place un ordre économique international plus équitable et plus stable. De là résulte la volonté que j'ai exprimée, notamment aux sommets de Cancun et de Versailles, de voir s'ouvir les négociations globales sur la base du projet du "groupe des 77" considéré désormais comme acceptable dans ses grandes lignes par tous les pays occidentaux. De même, j'ai eu l'occasion d'insister sur l'importance que revêt à mes yeux la crise financière des grands programmes internationaux de développement `PNUD`. C'est dans cet esprit que la France a oeuvré pour le maintien des ressources de l'Agence internationale pour le développement `AID` et pour une augmentation des moyens lors de l'assemblée générale du FMI et de la Banque mondiale à Toronto, en septembre dernier et continuera de le faire.
- Ceci est capital alors que le problème de l'endettement des pays en développement fait peser une menace très grave sur certains d'entre eux mais aussi sur l'ensemble du système monétaire international. C'est pourquoi, là aussi, la France participe activement à la -recherche d'une solution, notamment par le rôle qu'elle joue au "Club de Paris" et par son action en faveur d'un système de garantie multilatérale des risques dont le but est de faciliter l'accès aux marchés internationaux des capitaux aux pays en développement qui ne peuvent encore y avoir recours mais dont la situation financière permet de supporter des taux voisins de ceux du marché.
- Ainsi, agissons-nous pour que le Nord et le Sud trouvent ensemble une solution à la crise mondiale. Dans cette voie, la France et l'Inde se trouvent côte à côte et je ne peux que me réjouir de l'action inlassable de Mme Gandhi avec laquelle je m'entretiendrai à nouveau de ces problèmes.\
QUESTION.- Monsieur le Président, la politique étrangère de la France a souvent été présentée comme une "combinaison d'idéalisme et de réalisme". Y a-t-il une tentative de la part de votre gouvernement de jouer le rôle de médiateur dans les conflits avant qu'ils ne deviennent des confrontations entre l'Est et l'Ouest, offrant une "troisième voie" entre les superpuissances ?
- LE PRESIDENT.- La politique extérieure de la France est fondée sur le rôle historique d'un pays qui occupe un rang important parmi les nations, par sa géographie, ses intérêts vitaux et les grandes idées qu'il a lancées au-cours de ces deux derniers siècles et qui ont fait le tour du monde.
- Les paroles ne sont rien sans les actes. Fidèle à sa tradition, la France a pris des positions claires sur l'Afghanistan, sur les déséquilibres militaires existant en Europe, sur les négociations de Genève entre Américains et Soviétiques. La paix repose sur l'équilibre et celui-ci ne peut-être atteint que par la discussion et le rejet, de part et d'autres, de la course aux armements et de l'intimidation.
- Membres de la même alliance défensive `Alliance atlantique` que les Etats-Unis, nous nous sentons solidaires de ce pays auquel nous relie une longue tradition d'amitié. Mais, au-sein de l'alliance, la France a conservé sa souveraineté, son autonomie de décision, non seulement dans le domaine militaire, mais aussi dans le domaine politique. Cela me conduit, quand c'est nécessaire, à marquer auprès de nos alliés américains, notre refus d'épouser certaines de leurs positions. Les exemples de l'Amérique centrale ou du gazoduc soviétique sont dans tous les esprits.
- Il ne s'agit pas pour la France de "non alignement ou de "troisième voie" entre les superpuissances. Il s'agit de dire ce que nous estimons juste, de faire entendre, en toute indépendance, la voix de la France.
- C'est en cela que la France et l'Inde se rejoignent, dans un contexte international difficile. Votre pays comme le nôtre veut faire entendre sa voix et contribuent tous les deux par des actions parallèles ou concertées, à préparer les solutions aux problèmes qui menacent la paix. L'Inde pratique un non alignement authentique. Comment pourrait-il en être autrement puisque c'est la volonté continue de ses dirigeants, soucieux en toute occasion de faire scrupuleusement respecter la souveraineté et l'identité nationales de leur pays, de s'opposer à l'extension de la confrontation des blocs, de dénoncer les ingérences, de renforcer la confiance et la paix entre les Etats.
- La France apprécie cette volonté qui explique la richesse du dialogue entre nos deux pays et souligne l'intérêt du voyage que je me réjouis d'entreprendre bientôt, à l'invitation des autorités de l'Inde.\
QUESTION.- Monsieur le Président, parmi vos écrivains favoris figurent Chateaubriand, Balzac, Emile Zola, Gabriel Garcia Marquez, Julio Cortazar, Carlos Fuentes... On a le sentiment qu'il manque quelque chose : avez-vous trouvé un auteur ou un homme de lettres asiatique dont la lecture vous ait passionné ?
- LE PRESIDENT.- J'ai occupé beaucoup d'heures de ma jeunesse à lire Rabindranâth Tagore qui a nourri ma réflexion. Je suis très sensible à la grande littérature moderne du Japon et je ne cesse pas d'approfondir ma connaissance de la littérature ancienne de la Chine. Au demeurant, Lao-Tseu reste d'actualité !
- QUESTION.- Vous avez dit un jour de vous-même que vous étiez un homme entièrement façonné par la culture et la civilisation occidentales. Vous êtes-vous senti attiré par la pensée ou la philosophie orientale ?
- LE PRESIDENT.- Le besoin s'est développé à mesure que j'avançais en âge. Sans doute parce que la philosophie orientale répondait à quelques questions fondamentales là où je n'avais pas reçu de réponse.\
QUESTION.- Vous avez écrit un jour que la politique n'était pas la première de vos priorités, qu'elle était la servante de la science et l'humble interprète de la philosophie, qu'elle n'avait pas la vertu créatrice de l'art. A votre poste, qui est celui de l'un des présidents disposant des plus larges pouvoirs dans le monde, trouvez-vous le temps de vous livrer à la méditation, à l'introspection?
- LE PRESIDENT.- Sauf pendant mes voyages, je réserve toutes mes soirées à la lecture, à la réflexion, à la conversation hors de la politique. J'ai coupé court depuis 25 ans à toute vie mondaine. Finalement, j'ai préservé mon temps de vie.
- QUESTION.- Dans "La Paille et le Grain", monsieur le Président, vous avez écrit que vous ne croyiez pas au destin ni au désastre inéluctable. D'aucuns aimeraient qualifier de "prédestinés" certains des problèmes qui nous assaillent aujourd'hui. Avez-vous toujours été mû par ce robuste sens des réalités ?
- LE PRESIDENT.- Je crois à la volonté de l'homme, au rôle déterminant de l'individu... s'il sait mener son action, le mouvement de l'histoire et s'il apprend à discerner les structures de la société. Cela s'apprend. QUESTION.- Quels souvenirs avez-vous de vos précédentes visites en Inde ? Y a-t-il un endroit de ce vaste pays qui vous attire particulièrement et où vous aimeriez vous rendre ?
- LE PRESIDENT.- Je n'en connais que le Bengale et ses contrastes. Ce voyage me permettra d'assouvir certaines de mes curiosités. Mais connaître l'Inde, c'est vivre sa vie. Le temps m'offrira-t-il cette chance ? Mieux comprendre, en tout cas, les Indiens, sera pour moi une excellente introduction.\