30 septembre 1982 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'issue du déjeuner offert au Conseil de l'Europe, Strasbourg, jeudi 30 septembre 1982.

Monsieur le président,
- Mesdames et messieurs,
- Ainsi que je le disais ce matin, devant votre assemblée, les hasards de la vie ont fait que, vos deux présidents ont été pour moi, en diverses circonstances, des compagnons importants dans des phases critiques où se situait l'Europe. Et on a eu raison de le rappeler, ce n'était pas simplement le voisinage, le pèlerin de l'Europe ou le représentant de leur propre pays. Les échanges ont été approfondis parce que les sujets l'exigeaient. Autour de toute l'équipe de Bruno Kreisky, autour des grands sujets que vous venez de rappeler, c'est-à-dire la destinée, l'Espagne, nous avons pu vivre, je le pense, d'utiles moments de notre vie politique.
- Le hasard qui veut que le jour où je viens là, je trouve deux éminents représentants de leur pays et de l'Europe me facilite les choses indiscutablement. Que ferait-on sans cet humus des relations humaines qui permettent de se dégager des abstractions et de ne pas s'en tenir aux banalités d'usage ?
- Je suis très heureux de vous retrouver, messieurs. Vous, monsieur le président du Comité des ministres, parce que, vous le savez, au-cours de ces 10 à 15 dernières années, j'ai eu souvent recours aux conseils et avis de votre chancelier, à mon avis, l'un des sages et l'un des hommes d'Etat les plus responsables de l'Europe. Et, le connaissant, pénétrant dans son cercle d'amitié, j'y ai trouvé ces autres amis, dont vous. Je connais votre grande expérience internationale, elle m'est toujours utile et je suis sûr que vous n'avez pas de peine, mesdames et messieurs de l'Assemblée parlementaire, à retrouver dans le président actuel du Comité des ministres quelqu'un qui, sans avoir jamais été parlementaire - je l'ai appris à l'instant - ce qui est vraiment de l'ordre du débat démocratique. Sans oublier, bien entendu, les thèmes que je n'appellerai pas forcément idéologiques, disons les grands choix, les grandes options qui font que chacun d'entre nous s'engage dans une voie plutôt que dans une autre, ce qui est notre cas.
- Monsieur le président, j'allais dire monsieur l'ambassadeur `José-Maria de Areilza`, puisque c'est à ce -titre que je vous ai connu, c'est vrai vous avez été plusieurs fois le commentateur indulgent et critique, littéraire et politique à la fois, qui voulait bien rapporter pour les grands journaux espagnols ce que vous aviez vous-même tiré de quelques livrres écrits au-cours de ces dernières années.
- Nous nous étions vus, à ces occasions, après coup £ vous aviez gardé, d'une façon farouche, votre liberté de critique, comme vous le faites dans votre vie politique comme, finalement, dans des journaux qui n'étaient pas a priori, favorables aux thèses que je défendais. Vous y apportiez une note amicale, chaleureuse. Cela préparait le climat d'aujourd'hui. On ne l'avait pas prévu.\
J'ai essayé, dans ces diverses circonstances, moi aussi. Je suis un combattant politique - cela fait longtemps, cela fait 36 ans maintenant, dont 35 ans au Parlement français - j'ai connu certains de mes collègues français ici, n'est-ce pas M. Pfimlin `maire de Strasbourg` ? C'était le point de départ pratiquement. Nous avons souvent ferraillé, oh, pas plus qu'il ne fallait, mais enfin, nous avons été en contact direct avec l'histoire que nous faisions. Mais, je dois le dire, nous avons quand même vécu ces époques difficiles en sachant préserver ce qu'il convient d'usages, de convenances, d'égards, sans quoi, alors la vie n'est plus possible. J'essaie d'y parvenir aujourd'hui, sans toujours parfaitement y réussir. Mais ce n'est pas toujours de mon fait. Mais, après tout, je m'y fait très bien. Je veux dire par là que les obstacles ou les incompréhensions, si elles me désolent, ne sont pas faites pour m'effrayer. C'est le temps qui prouve, finalement. Il m'est arrivé d'écrire que, lorsqu'on jugeait un homme - il en est de même d'une politique - on ne sait qu'à la fin et chacun d'entre nous est comme cela, ce n'est qu'à la fin, quand tout est fait, que le jugement peut s'appliquer. Et croyez-moi monsieur le président, le seul point sur lequel je vous reprendrai, là je me retourne du côté de mon voisin de gauche, croyez-moi, mon objectif, ce n'est pas d'être Président de la République £ il ne faut pas confondre la fin et les moyens. Mon objectif, c'était de contribuer de la façon la plus importante possible à la mise en oeuvre de mes propres conceptions dans un pays que j'ai toujours voulu, que je veux - et j'y veillerai - profondément démocratique et pluraliste, rester toujours en-deçà de l'excès, en tout cas de l'excès inutile ou dangereux et l'on avance comme l'on peut en faisant marcher ces radars qui sont en chacun d'entre nous, qui s'appellent l'intuition, quelquefois aussi, tout simplement, la conviction paisible qu'il est un certain nombre de normes fondamentales dont il ne faut jamais s'écarter comme la nuit, lorsqu'on a une main courante. Je me souviens de ces rampes de sécurité lorsqu'en 1939 et en 1940, je me trouvais dans ce département, contraint d'approcher ce qui étaient les premiers combats de la guerre. Dans le noir absolu et il y avait cette sécurité, il y avait les amis, les compagnons de combats qui étaient là, on entendait leurs voix, on tenait un fil et puis on était relié.\
Eh bien, j'ai toujours pensé qu'il fallait que les Européens, dans la pire des difficultés, puissent rester reliés, qu'ils aient, entre eux, non pas abandonné, mais mis de côté tout le reste qui les divise. Je ne referai pas mon exposé de ce matin, qui fait que nous sommes les produits, et donc aussi les acteurs, puisque c'est notre génération, d'une même forme de civilisation. Chacun avec son accent, bien entendu. Chacun avec ses préférences, mais d'une même civilisation. Moi, je suis convaincu que le passage de la société industrielle dans sa troisième phase, que l'avènement de la société urbaine - puisque aujourd'hui dans mon pays huit Français sur dix vont bientôt vivre dans des agglomérations importantes - que c'était un passage des civilisations. Que ce dont nous souffrirons tous, c'est de la disparition de la communication, de l'échange, du dialogue. Donc, de ce minimum de compréhension indispensable. Cette civilisation éclatée a volé en morceaux avec les productions technologiques du début de ce siècle - à la fin de l'autre et au début de ce siècle - les deux guerres mondiales ont achevé l'explosion et l'on s'est retrouvé là, nous, sur les décombres avec la nécessité non seulement de refaire un régime démocratique, une Constitution, des institutions, des lois, des organisations politiques - toutes choses fort intéressantes - des assemblées internationales mais surtout, avec la nécessité, si l'on voulait être digne, naturellement, de l'histoire de - non pas fonder une autre civilisation - mais de donner aux structures de la société qui s'était imposée à nous, les valeurs de civilisation permanentes qui éclairaient la précédente en y ajoutant, naturellement, l'adaptation nécessaire aux conditions d'aujourd'hui.
- C'est ça tout le problème et mon choix politique a été éclairé par cette obsession : trouver une réponse à ce problème qui fait qu'aujourd'hui, à l'intérieur de la même cité, les habitants ne se connaissent plus, ne se parlent plus sur les deux portes du même palier, il arrive qu'on ne connaisse pas le nom de son voisin.\
Les Allemands, les Autrichiens, les Espagnols, les Français, les Anglais, puis vous tous, je ne veux pas citer les 21, pourraient se connaître. D'où l'importance de ces assemblées où, à force de vous rencontrer, vous finissez par être comme des galets polis, vous êtes frottés, peut-être un peu usés, mais au-moins vous avez un langage commun. Si rares sont les endroits où cela se produit pour réamorcer une civilisation qu'il faut éviter de les laisser dépérir.
- Je sais que les deux présidents en question, le secrétaire général, vous mesdames et messieurs, ainsi que je l'évoquais devant votre assemblée, si vous êtes là, ce n'est pas simplement pour l'agrément ou le désagrément d'être toujours dans les trains, dans les avions ou sur la route, c'est beaucoup plus parce que vous avez le sentiment de servir une grande cause. Peut-être celle que j'évoque. C'est peut-être cela, le sentiment d'être à l'orée d'une civilisation capable de perpétuer ce qui était permanent dans la vie humaine et capable d'inventer les formes nécessaires des temps qui viennent.
- Alors, je vous laisse le soin de répondre à cette - comment dirais-je - à cette interrogation faite à la Pythie ou bien au Sphinx. Que répondra l'Histoire ? Moi, je n'en sais rien. Je crois qu'on peut quand même forcer le destin. Et, après tout, devant la devinette posée par Oedipe même, on peut se poser la question. Qu'on se dirige dans un sens ou dans un autre, on ne trouve pas la réponse. Seuls quelques hommes de génie la trouvent, paraît-il. Et la réponse à toutes questions de ce genre, eh bien, c'est l'homme. Qui est-ce qui marche avec une jambe, avec deux, avec trois, c'est l'homme. Et l'homme avec tous ses défauts. Quand on me dit humaniste, ça me gêne toujours un peu, monsieur le président, je me permets de vous le signaler, parce qu'être humaniste, c'est peut-être se complaire dans la barbarie. Les hommes sont aussi comme ça.
- Se référer à la condition humaine, à la nature humaine, qui nous a produit tant de spectacles, moi je me réserve. Je pense qu'il y a les deux principes qui s'entrecroisent et se combattent. J'ai choisi le mien. C'est tout.
- En tout cas, je suis heureux d'avoir vécu ces quelques moments avec vous. Je vous remercie de votre accueil, de l'agrément de ce repas. Vous voudrez bien transmettre mes remerciements à ceux qui l'ont produit et à ceux qui l'ont servi et recevez, mesdames et messieurs, vous particulièrement messieurs les présidents, le témoignage, d'abord de mon plaisir et, ensuite de ma gratitude.
- Merci.\