16 juin 1982 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, au dîner offert à la chancellerie par le Président de la République fédérale d'Autriche, M. Rudolf Kirchschlaeger, Vienne, mercredi 16 juin 1982.

Monsieur le Président de la République,
- Je suis extrêmement touché par la qualité de votre accueil, par le ton amical de vos paroles, par la sympathie dont ceux qui m'accompagnent et moi-même sont entourés depuis que nous avons, il y a quelques heures, foulé le sol de votre pays. Et je vous remercie sincèrement, monsieur le président, ainsi que tous ceux qui sont avec vous et qui représentent votre peuple, de même que je vous demande de bien vouloir transmettre à ce peuple autrichien qui se reconnaît si parfaitement en votre personne, le message d'amitié que je lui adresse au nom de la France.
- En entrant dans Vienne à vos côtés, en venant vous retrouver ici dans ce palais pour notre premier entretien, et ensuite pour ce dîner, j'ai vu s'ouvrir devant moi au fil des monuments le grand livre d'histoire de la nation autrichienne. Saint Charles Boromé paré de ses colonnes trajannes et de son admirable coupole £ l'Opéra national bien sûr, symbole de la primauté musicale de votre pays où nous nous rendrons demain soir avec le plus grand plaisir. Puis, continuant notre chemin, ce furent les cloches de Saint-Etienne, témoins à deux reprises de l'héroisme viennois pour la défense de ce qui était alors l'Europe, l'Aug Hofburg avec ses jardins, ses places, ses palais, enfin les jardins du Belvédère où l'Autriche a retrouvé par le traité d'Etat son bien le plus précieux : sa liberté et l'indépendance.
- Ce livre d'histoire, c'est celui de la nation autrichienne qui, obstinément, s'est bâtie et a su, au moment les plus tragiques de son histoire, alors même qu'elle avait perdu jusqu'à son nom, ne rien abdiquer de son identité. Aujourd'hui la nation autrichienne existe £ c'est une forte réalité de notre temps et la France, à bien des égards, l'admire pour des raisons multiples : pour cette indépendance reconquise, dont je vous parlais, pour sa constante recherche du progrès social, et la participation de ses citoyens à la vie publique.
- Mais l'Autriche et Vienne, votre admirable capitale, que je suis venu visiter bien souvent avant cette rencontre officielle, sont aussi au-coeur de l'Europe. C'est le fait certes de la géographie qui la situe dans cette Europe centrale et plus précisément danubienne mais plus encore sans doute de l'histoire, l'histoire passée mais aussi l'histoire récente et l'histoire présente, qui la place à la charnière de deux mondes.\
Depuis lors, votre pays, monsieur le président, a su dans le respect de la neutralité qu'il s'est imposé, nouer des relations fructueuses avec tous. Et c'est pourquoi le gouvernement de la France et moi-même nous attachons un grand -prix aux échanges de vues qu'aujourd'hui et demain nous allons avoir avec vous pour une meilleure connaissance de part et d'autre. Ces échanges plongent leurs racines dans la culture, celle de nos deux pays qui, à diverses reprises, se sont rencontrés, notamment du tournant au siècle dernier avec Baudelaire, Rimbaud, Appolinaire d'un côté et, de l'autre Hofmanstall, Schoenberg, ainsi que vos peintres. Tous ont cherché, souvent ensemble, comment à la fois rompre avec les traditions, renouveler les formes et cependant perpétuer une forme de civilisation. La culture, certes, mais aussi la politique, dans le bon et plein sens du mot et l'histoire, si je songe, parmi d'autres, à Otto Bauer, décédé à Paris en 1938, et pour lequel Léon Blum fit alors un discours resté dans nos mémoires.\
Et cependant, la rivalité des dynasties, les compétitions d'intérêt, le désir de puissance ont fait que nos deux pays, à travers ces derniers siècles, se sont souvent affrontés, comme si perpétuellement ces dynasties devaient se trouver au centre des préoccupations de la planète. Ce faisant, elles se sont nui.
- Aujourd'hui, si nous pouvons parler de courtoisie et d'amitié, avouons que nos deux peuples ont continué de vivre dans une aimable et réciproque ignorance. Nos échanges économiques ne sont pas très nombreux, ni vivants £ notre coopération industrielle est limitée à quelques actions ponctuelles £ nos relations scientifiques sont en sommeil et la coopération en pays tiers toujours essayée est encore balbutiante. Certes, nous avons préservé de bons contacts, surtout entre nos ministres des affaires étrangères et aussi, je crois pouvoir le dire, par les relations personnelles déjà anciennes entre le chancelier `Bruno Kreisky`, beaucoup d'entre vous, mesdames et messieurs, et moi-même. Mais était-il normal qu'il ait fallu attendre 1982 pour qu'un chef de l'Etat français vienne en visite officielle en Autriche ? Cette seule constatation suffit à dépeindre que si nos relations sont sans contentieux, ce qui est bien le cas, l'important désormais est de donner à ces relations une richesse, une actualité, une vie qui leur manquent.
- Il serait si facile de se rencontrer davantage, en premier lieu au-sein du Conseil de l'Europe, dont l'un de vos compatriotes assure le secrétariat général, où l'un de vos compatriotes exerce la présidence du comité des ministres. J'ai eu la chance de les connaître l'un et l'autre et suis heureux de saluer les travaux qu'ils dirigent si opportunément. Les Français, au nom desquels je m'exprime, ne peuvent qu'approuver les propositions faites par votre pays pour développer dans-le-cadre de ce conseil la protection des droits de l'homme afin d'intensifier aussi le dialogue politique entre les Etats membres.
- Vous n'êtes pas chiches d'hommes d'Etat qui ont su non seulement gérer l'Autriche mais aussi prendre place sur l'échiquier international, en faisant entendre la voix de la sagesse et de la culture historique.
- Qu'il me soit permis de vous rendre hommage, monsieur le Président de la République, qui avez dans des rôles divers représenté dignement votre pays.
- Laissez-moi rendre hommage également au chancelier Kreisky qui m'honore de son amitié. Vienne a retrouvé dans le concert des nations une voix qu'aucun pays n'a garde de négliger. C'est la consécration de votre capitale comme l'un des deux centres européens de l'Organisation des nations unies et la juste reconnaissance de cet -état de choses.
- A peine avais-je pris mes fonctions, après le choix du peuple français au mois de mai 1981, auprès de qui ai-je cherché conseil, sinon auprès de mon ami Bruno Kreisky ? Lorsque j'essaie de porter mes regards sur des expériences menées avec intelligence et savoir-faire, je me tourne souvent du côté de l'Autriche. Lorsque j'essaie de savoir où se trouvent la dignité, le sens de l'équité, celui des relations internationales, c'est à l'Autriche que je pense.\
Comment ne serais-je pas attentif à ce qui vient d'être dit, monsieur le président, par vous-même, sur le rôle de l'Autriche pour la -défense de la paix et cette capacité de dialogue toujours ouvert, aussi bien à l'est qu'à l'ouest, afin de préserver et d'accroître les chances d'un dialogue pacifique, sans renoncer à rien de ce qui fait l'identité de la nation autrichienne et de ce qui fait l'idéal démocratique de son peuple.
- La France, elle, appartient à une alliance militaire, alliance défensive `Alliance atlantique`, mais cela signifie de façon claire où se trouve son engagement, engagement auquel elle est naturellement fidèle. Cependant, la France, en-raison même de son expérience, des conditions de l'équilibre de l'Europe, a toujours veillé et veille plus que jamais à préserver les chances des constructions communes et d'abord celles de la paix, du désarmement et de la paix en Europe et dans le monde. Nous étions à Helsinki et nous sommes restés à Madrid.
- Nous pensons que la paix tient à ces deux données que sont l'équilibre des forces et la négociation. C'est dans ce sens que nous engageons notre action.\
Vous avez cité les domaines - et je n'y reviendrai pas - où nos pas épousent vos pas. J'aurai pu inverser la formule. La démarche à l'égard du tiers monde, l'appel que nous lançons pour que le monde industriel comprenne où est son devoir, où est son intérêt qui sont du même côté dans le développement et la stabilité du tiers monde : l'Autriche et la France ont, dans ce domaine, comme tant d'autres, un langage commun.
- Si selon l'endroit où nous nous plaçons, Paris ou Vienne, au regard des conflits qui déchirent le monde ou qui sortent à peine de l'avoir déchiré sans qu'on puisse assurer que la paix soit assurément revenue, il existe des inflexions, les objectifs sont identiques et se ramènent tous au principe qui commande les autres. Il existe un droit international, ce droit est fixé par le concert des nations et quelqu'objection qu'on ait à opposer, nul ne doit substituer sa seule décision et son action, surtout violente, aux principes qui commandent l'équilibre du monde.
- C'est vrai en-particulier au Proche et au Moyen-Orient où l'on peut éprouver selon les moments des sentiments de pitié ou de colère devant l'injustice mutuelle de ceux qui s'affrontent et croient que la force est la seule réponse. Dès lors que nous serons assurés de défendre le droit de chaque peuple à disposer d'une patrie dans des frontières reconnues, sûres, sur la base d'une reconnaissance mutuelle et réciproque, on sera sûr d'être dans le bon chemin.\
Mais regardons d'abord chez nous, et constatons que cette visite qui m'est si agréable a pour objet, dépassant la circonstance qui nous vaut le plaisir d'être ici, d'atteindre un objet supérieur.
- Facteurs de civilisation, l'Autriche et la France doivent davantage échanger leurs idées, leurs projets, leurs intérêts.
- Tout à l'heure, nous évoquions, vous et moi, une aimable léthargie dans laquelle se trouvent nos échanges. Il suffirait de peu de choses et ce peu de choses dépend de nous. Je souhaite, monsieur le président, que lorsque vous viendrez, assez tôt représenter officiellement la République d'Autriche en France où j'espère que nous vous recevrons avec le même coeur, nous pourrons déjà constater que nous avons commencé de prendre et de mettre en oeuvre des décisions actives pour que nous ne soyons pas, nous cotoyant sur la route de l'histoire, des étrangers sans relations.
- Vous avez dit tout à l'heure : liberté, justice, paix. C'est pour que la liberté, pour que la justice et la paix triomphent que vous avez levé votre verre. Je reprendrai à mon tour ce tryptique au nom de tous vos invités français, des membres du gouvernement, ou bien de mes collaborateurs les plus directs ou des représentants du Parlement dans ces deux assemblées, ou des intellectuels et enseignants qui ont pris part active au développement de nos relations culturelles, au nom de tous les Français qui sont vos invités, je veux à mon tour lever mon verre et dire :
- A votre santé, monsieur le président,
- A votre bonheur personnel ainsi qu'à la santé et au bonheur de madame Kirchschlaeger.
- Au gouvernement de la République, en la personne de son chef, le chancelier Kreisky et de ses membres ici présents,
- Au bonheur et à la prospérité du peuple autrichien,
- Au renouveau et au développement de la coopération et de l'amitié et dans tous les domaines entre l'Autriche et la France.\