14 juin 1982 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à l'ORF, Paris, Palais de l'Élysée, lundi 14 juin 1982.

QUESTION.- Monsieur le Président, votre visite sera la première visite d'un chef d'Etat français depuis Napoléon 1er. Pourquoi une visite aussi courte ?
- LE PRESIDENT.- On se plaint déjà ... C'est la première fois. Je ne suis pas comptable des oublis de mes prédécesseurs. A mon avis, ils ont eu tort. Je viens maintenant parce que je veux venir, ce n'était pas prévu initialement, je veux dire que l'invitation était permanente et je serai heureux d'aller dans ce pays, de rencontrer ce peuple, et particulièrement de rencontrer le chancelier Kreisky qui est un de mes amis de longue date. Mais comme je tenais absolument à ce qu'on n'attende pas les délais inévitables pour les visites d'Etat à Etat, avec tout le cérémonial et le protocole que cela signifie, nous nous sommes entendus pour que de toute façon, je vienne vite et puis je reviendrai, dans une visite alors tout à fait conforme aux usages, lorsque les choses officielles s'imposeront. Donc, je fais cela uniquement pour bien marquer avant le début de l'été que je voulais venir en Autriche et que je voulais porter témoignage à l'oeuvre actuelle du peuple autrichien.
- QUESTION.- Comment qualifieriez-vous les rapports entre les deux pays ? Y-a-t-il des éléments communs ?
- LE PRESIDENT.- Ce sont de bonnes relations. Ce qu'on pourrait regretter, c'est qu'il n'y en ait pas davantage. Mais celles qui existent, qui sont déjà solides, sont également bonnes. Nous avons profité de plusieurs occasions pour nous concerter avec plusieurs dirigeants autrichiens et le gouvernement a agi de même. Donc nous sommes sur les bases de bonnes relations. Je crois qu'il faudrait les rendre plus actives.\
QUESTION.- Monsieur le Président, dans votre campagne électorale, vous-même et ensuite le Premier ministre Pierre Mauroy avez cité l'exemple de l'Autriche comme un exemple pour la France comme une bonne gestion d'un gouvernement socialiste en matière économique, avec un chômage qui était peu élevé, une inflation peu élevée, mais quand même avec un déficit budgétaire assez élevé, une nationalisation très importante ...
- LE PRESIDENT.- Pourquoi quand même ? Les nationalisations, il ne faut pas dire "quand même", elles sont souvent très utiles. C'est le cas, je crois, en Autriche et en France.
- QUESTION.- Est-ce que l'Autriche est toujours un exemple ou même un modèle pour la France ?
- LE PRESIDENT.- C'est un bon exemple, un modèle, c'est beaucoup dire parce que les circonstances historiques, politiques, d'environnement sont différentes, mais c'est un bon exemple d'un travail consciencieux qui a réussi sur la plupart des domaines auxquels s'appliquait cette expérience, qui a été suivie avec beaucoup de constance et qui a marqué d'indiscutables résultats, d'heureux résultats... Bon, alors vous faites part naturellement d'un déficit budgétaire. C'est vrai que la France, qui n'a pas toujours réussi aussi bien dans d'autres domaines, est le pays industrialisé qui a le plus faible déficit budgétaire, mais cela ne me suffit pas pour juger les hauts d'une expérience qui, sur bien des -plans, doit marquer un peu la ligne de mire de la gestion actuelle de la France.\
QUESTION.- Justement sur les questions économiques, est-ce que les mesures que vous avez prises en France maintenant, suite à la dévaluation du franc, le blocage temporaire des prix et des salaires, les coupures et la rigueur dans les dépenses, est-ce que ceci est un changement dans la politique que vous avez suivie depuis un an ?
- LE PRESIDENT.- Non, je m'en suis déjà expliqué la semaine dernière en France. Non, il ne s'agit pas de cela. Nous avons lutté à la fois contre l'inflation et le chômage, avec de bons résultats sur-le-plan du chômage - pas suffisants bien entendu - et des résultats qui ne me satisfont pas sur-le-plan de l'inflation. Nous n'avons pas encore réussi à casser la courbe fâcheuse héritée des gestions précédentes qui nous situait, vous le savez, au mois de mai 1981, à un régime de 14 % d'augmentation de l'inflation par an. Nous avons réduit à 12,5 % environ. Ce n'est pas assez. Il faut donc absolument que nous nous attaquions à la racine du mal. Nous n'avons pas pu le faire autant que nous aurions voulu dans la première année car il convenait aussi de s'attaquer par nécessité à un certain nombre d'injustices sociales et aussi de rallumer le moteur de la croissance en France. Ce que nous avons réussi - pas autant non plus que je l'aurais souhaité, mais beaucoup plus que la plupart des pays industriels du monde puisque notre croissance dépassera 2 % alors qu'elle est pratiquement nulle ailleurs. Cela dit, la lutte contre l'inflation exige des mesures telles que celles que le Gouvernement vient d'adopter. Donc, ce n'est pas un changement de ligne. Nous avions déjà décidé il y a un an, de nous attaquer à l'inflation et au chômage, et de toute façon nous avons estimé devoir rechercher toutes les forces de création en France. C'est pourquoi nous mettons l'accent sur l'investissement, sur l'investissement productif, sur la haute technologie, sur la recherche. Nous voulons absolument créer l'instrument qui permettra à la France, au bout de peu d'années, non seulement de produire beaucoup plus, mais aussi de produire mieux, de telle sorte que nous soyons compétitifs sur tous les grands marchés.\
QUESTION.- Vous aves parlé des difficultés que vous avez rencontrées dans cette première année. Vous avez dit que les autres pays n'ont pas suivi votre politique et de l'autre côté que c'était la question de l'héritage que vous avez reçu de vos prédécesseurs qui était un peu un obstacle. Alors, hier, nous avons entendu votre prédécesseur qui a qualifié cet argument - comme il disait - pitoyable £ et il a sévèrement critiqué la dévaluation, pourquoi on ne l'avait pas fait plus tôt ?
- LE PRESIDENT.- Je n'engagerai pas le débat de politique intérieure devant une télévision amie, mais étrangère. Je dirai seulement que sur un point, c'est vrai, la dévaluation aurait dû être décidée par les gouvernements précédents, s'ils n'avaient pas voulu laisser cet héritage au gouvernement que j'ai constitué car déjà le décalage entre le mark et le franc était important au mois de mai 1981 lorsque j'ai été élu. Et d'autre part, la dépréciation du franc à l'égard du mark a été d'une moyenne de 5 % depuis 7 ans - 7 à 8 ans - c'est la seule observation que je ferai. Je n'engage pas de débat sur-ce-plan.\
QUESTION.- Est-ce que la France est plus proche des Etats-Unis, c'est-à-dire plus atlantiste que sous vos prédécesseurs ?
- LE PRESIDENT.- Pour moi cela ne signifie pas grand chose cette définition. Mes prédécesseurs étaient déjà là. La France, qu'ils représentaient, était l'alliée des Etats-Unis d'Amérique. Nous sommes restés, nous sommes logiques avec cette alliance. D'un côté, notre sécurité est assurée par cette alliance défensive et de l'autre elle l'est par notre armement autonome nucléaire. Nous persévérons dans ces deux directions. Donc dire meilleures relations, moins bonnes, quelquefois, il y a des problèmes humains qui se posent, la -nature des relations entre chefs d'Etat, entre diplomates, mais la réalité c'est que la France est partenaire d'une alliance et que dans cette alliance elle remplit ses obligations. Cela ne l'empêche pas à l'égard des Etats-Unis d'Amérique de leur dire ce qu'elle a à leur dire lorsqu'elle n'est pas d'accord avec telle ou telle de leurs orientations. Je l'ai fait savoir notamment pour l'Amérique latine.\
QUESTION.- On a l'impression que le mouvement pacifiste en France est plus faible que dans d'autres pays européens. Qu'en pensez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Vous pouvez mieux juger que moi. Il n'y a pas de profond mouvement pacifiste en France dans la mesure où l'on sait d'une part que le gouvernement de la France est un gouvernement très attaché, non seulement à la paix, ce qui va de soi, mais aussi à préserver toutes les chances de la paix, ce qui ne va pas toujours de soi. C'est à dire que nous sommes fidèles à l'alliance, nous avons notre propre défense, je viens de vous le dire tout à l'heure, mais selon l'expression que j'ai employée la semaine dernière, nous restons disponibles pour le dialogue avec l'Union soviétique et avec les pays de l'est. Nous n'avons fermé aucune porte. Nous avons nos convictions, nous avons nos objectifs, nous avons nos stratégies, nous dénonçons les surarmements, en-particulier lorsqu'ils nous menacent, mais nous restons disponibles et je crois pouvoir dire que cela est ressenti par l'opinion publique de telle sorte qu'un mouvement pacifiste dans le sens où vous l'entendez n'aurait pas de véritable fondement. Il existe cependant des mouvements qui se réclament de cette idéologie, c'est bien normal.
- QUESTION.- Pourquoi n'acceptez-vous pas que les armes nucléaires françaises soient inclues dans la discussion sur le désarmement ?
- LE PRESIDENT.- Non ça, sûrement pas, non. Non, dans l'-état actuel des délibérations entre l'Union soviétique et les Etats-Unis d'Amérique, négociations qui vont d'ailleurs lentement et je souhaite qu'elles aillent plus vite, il s'agit tout simplement de limiter un surarmement, il ne s'agit pas encore de limiter véritablement l'armement pour aller vers le désarmement. Je ne joue pas sur les mots, en réalité, ces deux pays et ces deux super-puissances négocient sur la manière qu'elles emploieront pour ne pas continuer de se surarmer. La France n'en est pas là. La France accomplit déjà un effort considérable pour parvenir à rester au niveau de la dissuasion. Nous disposons en effet d'une arme assez puissante, arme défensive je le répète, pour contraindre tout adversaire éventuel à respecter notre indépendance, mais pas au-delà. Je veux dire par là que nous n'avons pas de marge de sécurité, elle ne pourrait être véritablement utilisée que si l'on assistait à un désarmement considérable des super-puissances qui en sont déjà au-point de pouvoir se détruire plusieurs fois mutuellement. Non alors, la France ne peut pas entrer dans cette discussion parce qu'il ne s'agit pas de la même chose.\
QUESTION.- Monsieur le Président, il y a une série de conflits graves en ce moment dans le monde, est-ce que vous pensez que la guerre des Malouines est le premier conflit armé de la confrontation entre le nord et le sud dans le monde ?
- LE PRESIDENT.- Oh, je ne le crois pas. D'abord, il y a eu un conflit nord-sud, c'était le conflit entre - il dure encore - l'Union soviétique et l'Afganistan et, d'autre part, assimiler cette guerre à un conflit nord-sud, c'est peut-être excessif. Il ne s'agit pas d'une population opprimée par un pays du nord. La population était à presque 100 % une population d'origine britannique aux îles Malouines. Si, en effet, la guerre qui s'est déclanchée risque, en accusant ces angles, d'apparaître de plus en plus comme une guerre rassemblant les aspirations et les volontés des pays du sud, et notamment de l'Amérique du sud face à la Grande-Bretagne, ancienne grande puissance coloniale, le trait risque des'accuser, la caricature d'avoir une sorte de vraisemblance. Nous n'en sommes pas là. Il s'agit d'un problème de droit d'abord et le premier des droits, je crois, que l'on doit exiger de chacun, de chaque nation civilisée, c'est de ne pas régler des problèmes de façon unilatérale par le moyen de la violence. L'Argentine a attaqué par la violence et elle a eu tort. Quant au problème de souveraineté proprement dit, c'est une chose qui devrait se discuter. Nous avons été partisans dès la première minute de la résolution du conseil de sécurité. Je crois que c'est la résolution 502 et nous pensons que c'est là que se trouvent les limites de la raison. En tout cas, la France, qui est solidaire de la Grande-Bretagne dès lors que ce pays a été attaqué dans sa fierté nationale et dans ses intérêts, n'entend pas se laisser entraîner dans quelque opération que ce soit qui pourrait apparaître comme une rupture avec l'Amérique latine, qui nous est chère.\
QUESTION.- La dernière question concernerait le Proche-Orient et la situation grave là-bas. Le chancelier Kreisky, avec lequel vous n'étiez peut-être pas toujours d'accord dans cette question dès le début, dit depuis longtemps qu'il ne pourra y avoir de paix durable au Proche-Orient sans l'inclusion des palestiniens. Est-ce qu'une paix est encore possible au Proche-Orient, pensable après l'agression d'Israel contre le Liban et l'ampleur que cela prend.
- LE PRESIDENT.- Je ne peux vous dire. Je souhaite bien entendu que cette paix soit possible. J'aperçois qu'elle recule de jour en jour. Je continue de souhaiter et comme je ne peux en ma qualité de Président de la République française me contenter d'exprimer les souhaits, je ferai tout ce qui sera possible pour faciliter la reconnaissance mutuelle et préalable, d'une part des Israéliens, dans leur Etat d'Israel qui s'est vu reconnaître par les Nations unies, qui doit disposer de frontières sûres et reconnues, qui dispose d'un droit, et d'autre part, des représentants du peuple palestinien qui a bien le droit de posséder une patrie et d'y bâtir les structures étatiques de son choix. Je souhaite qu'il y ait reconnaissance mutuelle. Sans quoi, nous risquons de voir à travers les années, selon les heurs et les malheurs que l'histoire a constamment montré comme étant sa règle, un jour cela va dans un sens, un autre jour cela va dans l'autre, dans l'intérêt de ces peuples, je souhaite qu'ils soient capables de dominer l'antagonisme actuel. Je répète, la France, qui ne se pose pas en arbitre ni en médiateur et qui dispose d'amitiés des deux côtés, souhaite pouvoir associer ses efforts à ceux de quelques autres pour parvenir à l'-état de paix qui devrait précéder une phase infiniment plus positive dans des relations fécondes entre ces deux peuples qui méritent d'exister.
- QUESTION.- Le peuple palestinien et le peuple ...
- LE PRESIDENT.- ...d'Israel, naturellement. C'est bien de cela dont nous parlons.
- QUESTION.- ..... non, parce qu'il y a aussi le Liban ...
- LE PRESIDENT.- Ah, vous parliez du Liban. Il n'y a pas d'-état de guerre, latent entre le Liban et Israel. Non, il y a les circonstances présentes et vous savez que j'ai très vivement désapprouvé l'intervention israélienne en territoire libanais. Mais je ne pense pas que l'on s'installe dans un conflit permanent entre ces deux pays. Le problème qui reste en filigrane au fond de tous ces débats, c'est le devenir du peuple palestinien.\