14 juin 1982 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à l'Arbeiterzeitung, Paris, Palais de l'Élysée, lundi 14 juin 1982.

QUESTION.- Monsieur le Président, on a souligné que, depuis Napoléon, il n'y avait pas eu de visite de chef d'Etat français en Autriche mais il y a eu tout de même pas mal de liens entre Français et Autrichiens dans le passé, notamment entre socialistes autrichiens et socialistes français. Otto Bauer a été enterré ici, au Père Lachaise, en juillet 1938. Immédiatement après la fin de la guerre, ses cendres ont été tranférées à Vienne. Alors, au-delà du passé, quels sont, à votre avis, les éléments qui rapprochent la France du 10 mai dont vous êtes l'artisan et le symbole, et le socialisme autrichien ?
- LE PRESIDENT.- Je connais bien l'histoire du socialisme autrichien. Et cette histoire est faite de beaucoup de courage, parfois même d'héroisme, de constance dans l'action et la recherche des objectifs définis. C'est une des grandes histoires du socialisme en Europe. Aujourd'hui, ce socialisme est incarné par des hommes, et notamment, par l'un d'entre eux, je pense au chancelier Kreisky avec lequel j'ai eu la chance du pouvoir entretenir des relations d'amitié et donc de confiance. Et cela depuis plus de dix ans, de telle sorte que je me sens un peu familier de l'histoire du socialisme en Autriche. Mais il ne faut pas confondre. Je réponds à votre question avec grand plaisir et à toute question que l'on me pose, mais je ne viens pas en Autriche en tant que socialiste. Je viens en Autriche en tant que Président de la République française et je viens rendre hommage au peuple autrichien tout entier, par le canal d'hommes éminents que j'estime et avec lesquels j'ai des affinités particulières, certes mais je ne viens pas sur-un-plan de politique intérieure. Je ne me mêle pas des problèmes internes de l'Autriche, je viens témoigner pour la France et pour l'Autriche.\
QUESTION.- Monsieur le Président, le chancelier Kreisky aime à montrer que, pour lui, sur-le-plan sémantique, il n'y a pas de différence entre social-démocratie et socialisme. Pour vous ces deux termes sont-ils antinomiques, ont-ils été antinomiques dans le passé, sont-ils complémentaires ?
- LE PRESIDENT.- Non, ils ne sont pas antinomiques. Ils recouvrent des réalités différentes. D'ailleurs le rameau commun de toutes les formes de socialisme, c'est le rameau social-démocrate. Simplement, les sociaux-démocrates qui sont parvenus au gouvernement, bien longtemps avant nous, ont eu à faire front au marxisme-léninisme triomphant dans de nombreux pays d'Europe et il leur a fallu se démarquer, c'est-à-dire insister sur le fait qu'il n'est pas de socialisme sans liberté, sans démocratie économique, politique, sociale et j'ajouterai culturelle. A-partir du moment où le socialisme pouvait apparaître sous sa forme marxiste-léniniste le facteur démocratique risquait de se dissoudre et donc de donner aux masses l'idée que les socialistes pouvaient n'être pas démocrates. Cette circonstance historique explique fort bien l'insistance avec laquelle certains pays d'Europe ont tenu à marquer leur fidélité à la social-démocratie. Pour nous, le problème se pose dans les mêmes termes. Simplement les réponses à apporter au vu des expériences qui ont eu lieu depuis 1931 - en Suède en-particulier - des expériences social-démocrates, travaillistes, du socialisme autrichien, il en est d'autres encore, ces expériences nous ont montré, à nous socialistes français qui sommes arrivés tardivement au pouvoir - je dirai même c'est la première fois - que nous pouvons suivre une action spécifiquement socialiste au-niveau du gouvernement, puisque le Front populaire de 1936 exerçait son pouvoir en coalition avec des forces libérales.
- Alors, nous nous sommes dit : "Voilà ce qui a bien marché dans les pays scandinaves, ce qui a été très bien accompli en Allemagne `RFA`, les réformes utiles faites en Grande-Bretagne, l'intérêt et la réussite pour une large part de l'expérience autrichienne, nous nous sommes dit alors tirons-en le meilleur". Et nous avons constaté qu'ici ou là par exemple, la social-démocratie qui avait eu de très grandes réussites sociales avait parfois négligé d'appréhender les forces économiques là où elles se trouvent. C'est pourquoi nous sommes plus favorables à l'extension du secteur public dans le domaine industriel et dans le domaine du crédit que ne le sont la plupart des sociaux-démocrates allemands ...\
QUESTION.- Monsieur le Président, une dernière question : Léon Blum avait été attentif à la notion de socialisme intégral d'Otto Bauer. Est-ce que la stratégie que vous avez incarnée depuis si longtemps, cette stratégie d'union des forces de gauche, d'union des forces progressistes et populaires, est-ce que ce n'est pas quelque chose qui peut trouver des racines dans ces théories des années 30 `1930` où l'on essayait de construire un autre socialisme que le modèle social-démocrate ou le modèle léniniste ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai rien inventé. J'ai réuni tous les éléments historiques qui pouvaient l'être du temps de ma génération, au moment où je vis et au moment où j'ai acquis les responsabilités qui sont les miennes. Mais tous les éléments existaient antérieurement. Je n'ai pas fait de théorie sur-le-plan de l'union de la gauche, sur-le-plan de l'union des forces populaires. J'ai tiré les conclusions d'une réalité tout à fait pratique : la division des forces du travail condamnait la France à n'être gouvernée que par des partis conservateurs. L'émiettement des forces politiques, sociales ou syndicales faisait que les forces populaires proprement dites n'avaient pas d'issue £il fallait absolument créer les conditions d'une heureuse issue vers le gouvernement de la France. C'est ce que j'ai fait. C'est tout. Etant bien entendu que cela n'a jamais signifié, dans mon esprit, qu'il pouvait y avoir confusion entre les différentes branches du mouvement ouvrier et des forces populaires qui obéissent encore - comme elles ont obéi - à des idéologies de -nature très différente.\