2 juin 1982 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, devant la conférence de l'Organisation internationale du travail (OIT), Genève, mercredi 2 juin 1982.

Je suis heureux, très heureux, de me trouver ici à Genève devant cette assemblée qui accueille pour la première fois le Président de la République française, et j'observerai aussitôt le curieux paradoxe de cette première rencontre et à plus d'un -titre ! La proximité d'abord puisque la France est là toute proche, si peu de distance nous sépare et pourtant il aura fallu 63 ans pour qu'un chef d'Etat français se rende en ces lieux. L'ancienneté ensuite car l'Organisation internationale du travail `OIT`, comme je viens de le souligner, existe depuis longtemps, doyenne des grandes organisations internationales, -fruit du traité de Versailles qui mit fin à l'un des plus tragiques déchirements que le monde eût connus.
- L'histoire, enfin, puisque nul n'ignore le rôle particulier joué par mon pays, la France, et comme on vient de le rappeler, par les grandes figures du mouvement ouvrier français, à commencer par Albert Thomas, fondateur et premier directeur du Bureau international du travail, Léon Jouhaux, Paul Ramadier, Alexandre Parodi, Pierre Waline, et tous les hauts fonctionnaires français qui, depuis sa création, ont concouru à la tâche commune jusqu'à ce jour, votre directeur général Francis Blanchard que je remercie pour ses paroles d'accueil et que je salue avec grand plaisir ici même. Certes, je ne me bornerai pas à évoquer le passé.
- Laissez-moi pourtant rappeler que votre organisation symbolise un mouvement d'idées, une volonté d'agir qui remonte au milieu du XIXème siècle lorsque, écrasés par la première révolution industrielle, les travailleurs des pays européens ont commencé de lutter pour la règlementation du travail, pour refuser que la force productrice de l'homme soit considérée comme une marchandise à vil prix. Les conquêtes ouvrières ont vite débordé les -cadres nationaux. La solidarité internationale, déjà, le -prix payé lors de la première guerre mondiale par les travailleurs de chaque camp, ensuite, ont conduit les organisations syndicales à demander que le traité de paix veillât à l'amélioration de la condition ouvrière. Les démocrates, les socialistes de mon pays ont appuyé cette demande et avec d'autres par-delà les barrières des frontières et les antagonismes nationaux, ils ont élaboré un projet qui fut à l'origine de l'Organisation internationale du travail. Comme souvent, le rappel de l'histoire éclaire le présent et projette nos imaginations et nos volontés vers l'avenir. Malgré l'immense travail accompli, comment ne pas observer l'actualité des principes fondamentaux et des objectifs de l'OIT dans un monde frappé par l'une des plus graves crises économiques de son histoire £ 1919 : agressée par un conflit qui l'a profondément traumatisée, la société internationale cherche à s'organiser pour éviter le pire, pour que le pire ne se reproduise pas £ 1982 : agressée par une crise dont la durée, une décennie déjà, le plonge dans le désarroi et l'angoisse, le monde, notre monde, s'interroge : pourrons-nous, saurons-nous, au-cours des vingt prochaines années, offrir aux cent quinze millions de jeunes le travail qu'ils réclament, une existence à l'abri de la contrainte du besoin, d'une certaine forme de déchéance, et tout simplement du chômage.\
Cette crise, il est trop facile ou trop confortable d'en attribuer la responsabilité exclusive à des chocs pétroliers successifs. Comment ignorer le choc résultant de la rupture unilatérale du système monétaire international en 1971 d'où viennent des oscillations majeures, imprévisibles, des taux de changes et des taux d'intérêts qui découragent l'investissement productif, qui attisent la spéculation, qui substituent l'enrichissement sans cause à l'accumulation du travail, de l'intelligence, de l'esprit créateur. Comment ne pas ressentir l'émergence de la troisième révolution industrielle qui commence à bouleverser les processus de production et les modes de consommation. L'électronique, qui en est le coeur, permet de multiplier la productivité du travail dans des activités aussi diverses que la sidérurgie et le textile, l'automobile et la machine-outil, la banque et l'assurance £ elle met à notre disposition de nouveaux moyens de communication et de culture £ elle est une industrie d'intelligence qui peut ouvrir la voie d'un progrès économique renouvelé, d'un monde mieux informé, plus solidaire. Elle peut être aussi comme toute grande avancée scientifique l'origine de désastres si elle sert d'arme dans une guerre économique à outrance et si elle fait le vide entre l'individu enfermé avec ses gadgets et la foule solidaire d'une société disloquée.
- Comment ne pas mentionner aussi le comportement à courte vue d'un certain nombre d'agents directeurs de l'économie mondiale qui plutôt que de se lancer hardiment dans l'innovation technologique ont choisi la solution de facilité de la transplantation de leurs unités de production, comme cela au hasard du profit. Au Nord, elles ont fermé des usines qui auraient pu être adaptées, modernisées £ au Sud, elles ont favorisé l'excroissance de zones franches au-lieu de stimuler la satisfaction des besoins essentiels des populations, par une activité industrielle tournée vers le marché intérieur, certes vers l'exportation nécessaire mais aussi vers la mise sur place de toute une série de cercles allant de la production à la transformation, à la distribution, bref, en rendant chacun des pays moins dépendant des autres.\
Comment ne pas voir où mène la logique absurde du chacun pour soi, de la concurrence commerciale fouettée à l'excès, est-ce en prenant par tous les moyens les marchés des autres que nous sortirons de la crise ? Est-ce en fermant nos frontières, en droit ou en fait, est-ce en laissant s'effondrer les coûts des matières premières et en diminuant l'aide publique au développement que nous stimulerons la croissance et la demande des pays du Sud ? Le résultat le plus clair de ce profond désordre est que nos sociétés, celles du Sud plus encore que celles du Nord, s'enfoncent dans les sables mouvants du chômage, du sous-emploi, souvent de la misère. Comme le récent rapport annuel du directeur général de l'OIT l'a montré avec tant de forces, la situation est particulièrement dramatique pour les jeunes £ fin 1980, on dénombrait six millions et demi de jeunes chômeurs dans les pays de l'OCDE, de la seule OCDE contre un million en 1970 et la situation a encore empiré depuis un an.
- Dans les pays en voie de développement, il y a trois jeunes candidats pour chaque emploi libéré et ces jeunes contraints à l'oisiveté viennent grossir la population des villes, aggravent la congestion urbaine déjà préoccupante tandis que derrière ces chiffres et ces statistiques, nous voyons monter les dangers du découragement, du désespoir, de la violence d'une jeunesse sans perspectives.
- Certains pensent et disent "laissons jouer les forces du marché et la croissance donc le plein emploi reviendra". On a le droit de faire ce choix et je demande à ceux qui le pensent - dont je ne suis pas - de ne point oublier que le droit au travail est inaliénable et sacré.
- Comment imaginer que les travailleurs, les producteurs sans lesquels rien ne serait possible puissent accepter les sacrifices que nous imposent la nécessaire compétitivité, la lutte contre l'inflation, la mutation technologique, dont nous savons qu'elle est une des causes principales de la crise économique mondiale, si les réformes correspondantes ne sont pas faites, si ne leur est pas assurée leur juste part dans la production et dans la redistribution des profits, si la collectivité nationale, où qu'elle soit, n'allie pas l'esprit de solidarité à l'esprit d'-entreprise.\
Refus de la résignation, solidarité, responsabilité, s'ils ne le sont pas pour tout le monde, ces mots sont familiers à vos oreilles. Ils résonnent ici depuis 1919, depuis que l'OIT a su regrouper pour une collaboration fructueuse l'ensemble, ou presque l'ensemble, de la Communauté internationale, l'ensemble des pays qui malgré la différence de leurs systèmes politiques et sociaux, de leur niveau de développement, la divergence et l'opposition de leurs intérêts ont su, comme vous le montrez chaque jour, mesdames et messieurs, ont su oeuvrer en commun - et vous le faites encore et vous continuerez - oeuvre nécessaire à l'équilibre du monde, oeuvrer pour améliorer les conditions de travail, promouvoir la liberté syndicale, lier travail et dignité de l'homme.
- Cet immense travail l'a été dans trois directions essentielles £ je m'y attarderai un moment, car l'Organisation internationale du travail, c'est d'abord l'institution des travailleuses et des travailleurs. Son action a, bien sûr, pour fonction d'établir, d'adapter, de perfectionner les relations professionnelles, le dialogue travailleurs - employeurs, mais ne voir que cet aspect des choses serait mutiler votre action et l'esprit dans lequel elle a été conduite. Il faut, pour bien comprendre cela, revenir aux sources. Plus que tout, ce qu'ont voulu les fondateurs de cette organisation, c'est promouvoir le travail et à travers lui les travailleurs.
- Comment ne pas évoquer ici la déclaration de Philadelphie de 1944, je cite : "Tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et dans la dignité, dans la sécurité économique avec des chances égales. Et cela continue : tous les programmes d'action, les mesures prises, sur-le-plan national et international, notamment dans le domaine économique et financier doivent être appréciés de ce point de vue et acceptés seulement dans la mesure où ils apparaissent de -nature à favoriser et non à entraver l'accomplissement de cet objectif fondamental".
- Voilà un texte qui vous engage, qui nous engage et qui nous montre le chemin. C'est pourquoi fidèle à ces principes, l'Organisation internationale du travail, par les normes de son activité, ses conventions, ses recommandations, s'est inscrite, et s'inscrit dans l'histoire comme un rouage essentiel du progrès social, comme un facteur d'adapation permanent de la législation sociale dans notre monde en mouvement. Il serait trop long, et peut-être fastidieux, pour vous qui vivez la vie de l'Organisation, d'énumérer les conventions adoptées par la Conférence, mais l'intérêt des problèmes abordés ressort de ce simple rappel de conventions récentes £ Administration du travail (1978), Relations du travail dans la Fonction publique (1978), Sécurité et hygiène dans les manutentions portuaires (1979), Sécurité, santé des travailleurs et milieu du travail (1981), Promotion de la négociation collective (1981), Egalité des chances et de traitement pour les travailleurs des deux sexes ayant des responsabilités familiales (1981).\
J'ai naturellement laissé de côté bien des problèmes et bien des sujets abordés qui l'ont été ou le seront au-cours de cette 68ème session, comme la cessation de la relation de travail, à l'initiative de l'employeur ou la réadaptation professionnelle des handicapés. J'ai voulu seulement souligner la constance de vos efforts et leur réussite qui ponctuent l'histoire sociale du monde moderne.
- Tout peut être fait, mesdames et messieurs, s'il existe une coopération étroite entre les partenaires de chaque pays et entre les membres de l'Organisation qui, le moment venu, élaborera£ elle (l'OIT) les nouvelles conventions dont le besoin se fera sentir. A cet égard, je voudrais m'arrêter sur un point de droit international. Les organisations, vous en êtes une, votent au-cours de leurs conférences des conventions, des recommandations, nous l'avons dit. Encore faut-il que les Etats chacun pour ce qui le concerne, aient ensuite la volonté politique de les ratifier et de les mettre en oeuvre. Je puis vous assurer solennellement que la France à cette volonté politique et j'ai demandé à mon gouvernement d'examiner les textes qui n'ont pas été encore ratifiés par la France. Oui, la France veut être cohérence avec elle-même. Ce processus de ratification est, chez nous, engagé, notamment, je me permets de vous le signaler en ce qui concerne la convention no 144 dont l'objet est de promouvoir le tripartisme dans chaque Etat membre.
- A ce propos, je voudrais dire combien nous apprécions l'effort novateur et adapté aux problèmes de notre temps entrepris par vous-mêmes pour aider les Etats membres dans leur action afin de changer le contenu du travail. Il peut paraître incongru de parler du contenu du travail et de son organisation alors que le chômage a atteint un niveau record. Mais il faut cependant continuer de progresser sur-ce-plan car les conditions de travail influent physiquement et intellectuellement sur le reste de l'existence £ un mauvais travail ne se compense pas avec le bons loisirs.
- Changer la vie, un poète l'a dit bien longtemps avant nous, mais c'est aussi - traduction politique - c'est d'abord changer le travail. Le programme d'action internationale sur les conditions de travail de votre Organisation (le PIACT) allie précisément les ressources de la science et de la recherche et donne d'importants moyens aux pays membres pour faire face aux problèmes majeurs que posent aux travailleurs les conditions modernes du travail.\
Le deuxième axe de l'action de votre Organisation est celui de la défense des droits fondamentaux de l'homme et notamment des libertés, et parmi celles-ci, en premier lieu, des libertés syndicales.
- Je veux que la France, ici, témoigne pour ce combat et ne se présente pas en modèle de société. Simplement, elle a fait choix de cette voie £ elle a fait choix de ce type et de ce style de civilisations, elle tient à l'affirmer hautement.
- Mentionné dans le préambule de l'OIT et dans la déclaration de Philadelphie, le principe de la liberté syndicale a depuis lors été consacré, vous le savez, par l'adoption de nombreuses conventions. Car comment séparer l'exercice du droit syndical des autres libertés fondamentales de la personne £ liberté d'opinion, d'expression, de réunion, etc. ? C'est la raison pour laquelle partout où les libertés publiques sont atteintes - et c'est hélas fréquent de par le monde - les droits syndicaux sont d'abord menacés.
- Et chaque fois que les efforts courageux des travailleurs pour s'organiser se heurtent à une répression, c'est un appauvrissement du patrimoine humain, une mutilation de nos communes possibilités de progrès £ c'est un démenti aux idéaux qu'on proclame et si l'on prétend défendre la démocratie tout en jetant les responsables syndicaux au banc des accusés, si l'on se présente comme les constructeurs de je ne sais quel ordre, tout en refusant à des travailleurs de s'organiser librement, quel risque, en vérité, pour la société internationale tout entière.
- Partout où par leur lutte à travers leurs organisations, par l'action des hommes sortis de leurs rangs, les travailleurs affirment leur capacité de défendre leurs intérêts eux-mêmes, le dialogue social s'enrichit, la société devient plus apte à progresser et la force créatrice du mouvement ouvrier dont nous nous réclamons peut parfois atteindre le point où se répand dans la nation elle-même et dans ses profondeurs l'aspiration victorieuse au dialogue national et international.
- Prenons acte des difficultés mais n'oublions pas le courage de ceux qui ont fait naître de pareils espoirs, croyons fermement que ce courage n'est pas perdu, que l'espoir continue de vivre.\
Mais il est deux autres domaines où les questions traitées par les normes internationales du travail qui concernent les droits de l'homme au sens large du terme touchent plus particulièrement des droits fondamentaux £ il s'agit du travail forcé et de la discrimination dans l'emploi. Lutte sans fin, enracinée dans la nuit des temps, que celle qui veut que l'homme libre en finisse avec l'esclavage ! Combien de représentations modernes de l'esclavage sous les formes les plus diverses, et parfois hypocrites, du travail forcé, et qu'est-ce aujourd'hui que le travail forcé sinon la logique de la coercition, de la sanction, de la répression, négation de la dignité de la personne humaine, résurgence des totalitarismes, de l'hydre aux têtes toujours renaissantes de l'intolérance et du refus de la différence. Et pour quels motifs ? Au nom de quels refus ? Sinon de voir certains exprimer des opinions politiques, manifester une opposition idéologique à un ordre établi, recourir à la grève, affirmer une différence raciale, sociale, nationale, spirituelle ! Vous imaginez bien que la France, patrie des droits de l'homme, pays où les libertés déjà très étendues ont été encore accrues ces derniers temps, où nous nous efforçons de respecter les engagements pris vis-à-vis des conventions des droits de l'homme, la France, avec tous ses défauts et ses manques, ne peut que s'élever contre cette perversion de l'esprit qu'est toute forme de travail forcé comme elle le fait contre toute forme de discrimination dans l'emploi, surtout invoquée pour des raisons de sexe ou de race, voire, légitimée sur-le-plan juridique.
- Nous pensons à tous les militants du mouvement des travailleurs qui luttent dans des conditions difficiles là où la répression sociale s'ajoute à l'oppression coloniale, à la discrimination raciale, à l'inacceptable, à l'abominable séparation à l'intérieur même d'une nation, toutes les formes de l'apartheid.\
L'honneur de l'Organisation internationale du travail c'est enfin la solidarité internationale pour la promotion du progrès social dans le monde avec l'internationalisation de l'activité économique et l'interdépendance entre les Etats, les problèmes sociaux - vous le vivez - sont devenus à l'échelle de la planète partie intégrante de la vie économique internationale. Qui mieux que vous peut prendre en-compte cette donnée fondamentale ? Depuis la date de sa création, le monde s'est transformé et votre organisation n'est plus seulement une sorte de club de pays industrialisés. Heureusement, le nombre de ses Etats membres s'est accru en fonction de l'accession aux responsabilités de l'indépendance, de l'ensemble du tiers monde, et l'exigence du développement fait désormais partie intégrante de sa réflexion et de son action.
- Mon pays souhaite pouvoir faire du progrès social le moteur du développement économique. Ce qui est vrai pour nous l'est pour les autres, et à l'échelle du monde. Comment instaurer un nouvel ordre social international, c'est-à-dire contribuer à notre façon à l'émergence du nouvel ordre économique réclamé par chacun ? Et n'est-ce pas le rôle de votre Organisation, institution des Nations unies à vocation sociale, que de poser autrement les problèmes en ce domaine, à sa façon délibérée entre les responsables que vous êtes, représentants du plus puissant mouvement sur la surface de la planète ? N'est-ce-pas votre rôle que de proposer aux autres instances des Nations unies, que ce soit l'assemblée générale mais aussi l'ONUDI et la CNUCED, que le dialogue véritable s'engage enfin, pour que se dégagent les réponses aux questions posées ?
- Trois raisons me semblent aller dans ce sens, et d'abord la vocation même de l'Organisation internationale du travail. Cette organisation est compétente pour jeter les bases de la politique sociale dont je viens de parler, et les moyens dont elle dispose, comme l'a montré le remarquable travail réalisé en 1976 sous l'impulsion du directeur général, M. Blanchard, dans la conférence mondiale sur l'emploi, qui traite de l'emploi mais aussi de la croissance et des besoins essentiels, c'est déjà l'élément principal d'une première réponse £ véritable programme pour l'OIT, charte pour une relance de la coopération mondiale, cette conférence a exprimé bien des préoccupations qui sont celles de la France d'aujourd'hui.
- Oh, je connais, par expérience, les difficultés qui surgissent à tout moment comme celles qui ont surgi avant que soit donnée une suite aux objectifs ainsi définis, mais le moment n'est-il pas venu, mesdames et messieurs, d'en reprendre les éléments les plus importants, d'indiquer clairement la voie à suivre à l'heure où la crise impose plus que jamais solidarité, concertation, coopération. Le tripartisme, enfin, sur lequel j'insiste à nouveau, car ce tripartisme où les syndicats ont leur juste place est une structure qui doit permettre les -recherches, les expériences, les prises de conscience à condition que soient mobilisées l'imagination et l'initiative de l'ensemble des partenaires sociaux.\
Je ne me servirai pas de cette tribune pour exposer ici l'ensemble des démarches de mon propre pays. Je pense simplement que la France, qui s'est refusée à une certaine logique implacable qui tendrait à faire que le pauvre s'appauvrisse tandis que le riche continuerait de s'enrichir, et cela est vrai aussi bien des individus à l'intérieur de notre corps social que des nations entre elles, ou à l'intérieur des nations des régions ou des groupes ou collectivités qui les composent, la France qui s'est refusée à l'asphyxie progressive d'organismes déréglés, qui cherche à éviter que l'on atteigne les seuils où le chômage, par exemple, atteindrait l'intolérable, provoquant les bouleversements les plus profonds. La France a inscrit son action dans les perspective d'une solidarité chaque jour renforcée. Mais elle sait bien, qu'elle ne peut rien par ses propres moyens et que, selon les communautés auxquelles elle appartient par cercles concentriques, elle doit apporter sa contribution, à l'effort mené en commun, que ce soit dans-le-cadre de l'Europe à laquelle elle appartient, l'Europe occidentale, l'Europe telle qu'elle est, c'est-à-dire l'Europe de la géographie. Dans la première de ces Europe, celle qui dispose aujourd'hui d'un statut organique, la Communauté économique européenne `CEE`, j'ai proposé il y a peu, c'était le 29 juin 1981, à Luxembourg, puis à Londres, puis à Bruxelles, j'ai proposé l'édification de ce que nous avons appelé l'espace social européen afin que, dans le plein respect des spécificités de l'organisation de chacun, nous puissions améliorer en commun la condition de nos travailleurs.
- J'ai dessiné trois objectifs £ d'abord l'emploi au centre de la politique sociale communautaire, en renforçant les actions créant des emplois, aménageant le temps de travail, réduisant le temps de travail, formant les travailleurs aux nouvelles technologies, améliorant les conditions de travail.
- Ensuite, intensifier le dialogue social, en multipliant les conférences tripartites soigneusement préparées, dont vous donnez l'exemple £ en encourageant la -constitution de comités paritaires dans les secteurs soumis à restructuration ou exposés à l'introduction subite de nouvelles technologies £ en renforçant l'information des travailleurs, et notamment de ceux qui travaillent dans les entreprises multinationales dont le centre de décision est si souvent loin du poste de travail £ enfin, par une protection sociale renforcée réfrénant la tentation de niveler par le bas en invoquant, éternel refrain de ceux qui ne veulent rien faire, la dureté des temps.
- Oui, je pense que l'Europe, parmi les autres entités, peut et doit donner l'exemple d'une volonté de voir grand et loin, de marquer sa confiance dans le progrès scientifique et dans la maîtrise de l'homme, tant il est vrai qu'il n'est d'autre richesse en-fin-de-compte que l'homme lui-même.\
L'Europe peut aussi - et la France s'y emploie selon son ambition - renforcer sa solidarité et son interdépendance avec les pays en voie de développement. Il ne s'agit pas de cette charité du dimanche qui veut se faire pardonner la cruauté de la semaine, il s'agit, dans le propre intérêt des pays industrialisés du Nord, dits du Nord, d'épauler le tiers monde dans ses efforts de développement. J'ai dit, à la conférence des Nations unies sur les pays les moins avancés `PMA`, en septembre 1981, qu'aider le tiers monde c'est s'aider soi-même. Mon récent voyage en Afrique a renforcé cette conviction. J'ai rencontré des chefs d'Etat, des peuples qui n'attendent pas des pays prospères l'aumône, mais tout au contraire le respect, la dignité, l'encouragement dans leur lutte courageuse contre la dépendance alimentaire, l'insécurité énergétique, la précarité industrielle. Ils m'ont parlé des fluctuations effrayantes des prix de leurs matières premières - ici cacao, café, arachide, là uranium -, de l'impact désastreux des décisions prises à l'abri des métropoles occidentales par des spéculateurs peu nombreux, sur les recettes d'exportation de leur pays. Or, de ces recettes dépendent leur capacité d'importation des matériels, des technologies, des savoir-faire indispensables au premier stade du développement et dont l'acquisition a puissamment soutenu la croissance et l'emploi dans les pays développés.\
Réponse est exigée à ces questions que je viens d'énoncer mesdames et messieurs. Ou bien le dialogue Nord - Sud aboutira à définir une politique de soutien monétaire pour que soient garantis, autant qu'il est possible, les cours des matières premières dont les fluctuations interdisent la durée des plans de co-développement et condamnent à la misère les pays pauvres qui ne disposent que d'une seule ou deux matières premières plus ou moins recherchées. L'alerte doit être lancée à travers le monde pour que l'on parvienne, aussitôt qu'il sera possible, à l'autosuffisance alimentaire, et c'est possible, plus tôt que l'on ne le croit, dès lors que l'on mettra en oeuvre toutes les ressources de l'intelligence, de la création, de la recherche et de la recherche appliquée. Tel et tel de vos pays y est déjà parvenu, ayant à nourrir des millions, des dizaines de millions, des centaines de millions de femmes et d'hommes réduits, il y a peu encore, à l'extrême misère, à la faim et donc à la mort. Encore faut-il que cette autosuffisance alimentaire soit recherchée de façon méthodique, de la même façon qu'il faut puiser dans les richesses du sol, les ressources de l'eau, la puissance du soleil, tous les moyens qui produiront les énergies renouvelables.
- Il faut que l'organisation mondiale, autour de la Banque mondiale et toutes les institutions spécialisées que l'on voudra lancent un programme qui permette à chacun d'user de sa richesse, d'abord pour lui-même, mais aussi pour les autres, afin d'éviter qu'il n'y ait, ici et là, quelques monopoles dont les uns useront avec générosité, tandis que d'autres se refermeront égoistement sur eux-mêmes. On ne peut laisser au hasard le sort de millions et bientôt de milliards d'êtres humains.
- A la stérile querelle sur la division internationale du travail où les emplois qui gagenent le Sud seraient pris au Nord, je propose de substituer le projet d'une multiplication internationale du travail où chacun, Nord et Sud, créeront les emplois par une croissance renouvelée. Cela suppose un effort considérable, à rebours de ce qui se passe déjà depuis dix ans, un effort sur moi-même. Aucun appel ne sera vain. Ne soyons économes ni de nos mots, ni de nos actes, témoignons partout où nous pourrons témoigner pour ce combat si nécessaire pour le siècle prochain, et veillons à ce que le monde s'organise, afin, que, au bout du compte, ce soient nos enfants, la jeunesse, à venir qui recueillent les -fruits de l'action d'aujourd'hui.\
Voici, mesdames et messieurs, ce que je voulais vous dire, parmi d'autres choses, aujourd'hui à Genève. J'ai laissé de côté, je le répète, bien des sujets et pourtant j'ai le sentiment d'avoir abusé de votre patience. Pouvait-il en être autrement quand il s'agit de ce lieu privilégié, lieu d'expression où les besoins essentiels des travailleurs et des peuples sont exposés à tour de rôle, en ce lieu acteur primordial dans la -recherche au-sein des Nations unies, dans la -recherche pour le progrès de l'homme. Je veux rendre un hommage particulier à ceux qui participent, comme vous le faites vous-mêmes, à l'élaboration de ce nouvel ordre que nous appelons de nos voeux. A tous, gouvernements, employeurs, salariés, je dis aujourd'hui, comme je le dirai dans quelques jours, au sommet des pays industrialisés, à Versailles, en France, oeuvrons ensemble pour surmonter la crise, pour refuser les égoismes nationaux ou corporatifs, pour éviter que chacun se recroqueville et se referme sur lui-même. C'est le mauvais choix. Portons-nous hors de nous-mêmes, dégageons-nous des préjugés, des routines face au chaos présent qui paralyse l'activité mondiale. Retenons qu'il n'y aura de vraie coopération que liée à une grande idée. La justice sociale en est une puisqu'elle est la finalité du développement économique, lui-même condition de la paix.
- Il est très important pour moi, mesdames et messieurs, très important d'avoir pu m'exprimer ainsi pour vous et devant vous, comme si j'étais membre moi-même de votre assemblée et j'en aurai l'orgueil. Et mon pays y est représenté et je suis heureux qu'il y soit représenté et je suis fier du rôle qu'il y a joué et j'ai plus d'ambition encore pour lui afin qu'il s'associe plus encore à la démarche de vos pays, ceux qui aspirent à conquérir l'avenir pour la mémoire collective et là qui peut énumérer les malheurs, les misères, les souffrances et qui, aujourd'hui, animés par des responsables souvent pleins d'audace et de courage sont prêts à aborder le temps qui vient.
- Oui, que l'organisation internationale du travail soit remerciée pour la foi qu'elle met dans son oeuvre, foi dont vous êtes les artisans, au service de ceux qui, permettez cette citation, dont le poète, écrivain français, homme politique aussi, Alphonse de Lamartine, disait, je le cite : "Mais en attendant ce progrès, des générations et des générations auront souffert, gémi, péri en maudissant le machinisme. Quoi, la divine machine humaine n'a-t-elle donc pas le droit d'être protégée et de gémir quand on la brise ?" A quoi Albert Thomas, élargissant le propos, répondait, en 1924 : "Si la démocratie est la condition de la paix, la justice sociale est la condition de la démocratie". La paix, mesdames et messieurs, ce bien suprême, ne peut donc être fondée que sur la justice sociale. Merci.\