24 février 1982 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à "L'Arche", notamment sur les relations franco-israéliennes et la position française dans le conflit israélo-arabe, Paris, mercredi 24 février 1982

QUESTION.- Pour Israel, le voyage que vous allez effectuer dans quelques jours - le premier d'un président de la République - est un très grand événement. Peut-on vous demander, monsieur le Président, quel sens vous donnez à cette visite et ce que vous en attendez ?
- LE PRESIDENT.- Je me rends partout où je souhaite aller. Il n'y a pas d'interdit pour la France. Mon pays entretient des relations avec Israel depuis l'origine. Faire semblant de ne pas se connaître a quelque chose de choquant. Il s'agit d'une grande histoire, d'une grande civilisation et de lieux qui éveillent des sentiments profonds chez ceux qui, comme moi, ont été formés dans leur familiarité culturelle. C'est aujourd'hui un Etat qui joue un rôle important dans le monde. Au demeurant le visiter, dire à son peuple mon amitié, ne m'oblige pas à prendre en-compte tous les aspects de sa politique. C'est aussi simple que cela.\
QUESTION.- Monsieur le Président, quelles sont les orientations de la politique française au Proche-Orient ?
- LE PRESIDENT.- Celle que je définissais quand j'étais candidat et que je n'avais aucune raison de changer une fois élu président. Israel a le droit d'exister et d'en posséder les moyens et les garanties. J'écrivais dans un livre paru à la fin de 1980 "Deux peuples pour la même terre. Deux peuples et des siècles qui témoignent pour eux. S'appelle-t-il extrémiste celui qui veut une patrie ?" Le peuple juif a conquis son droit de vivre sur une terre que ses ancêtres ont marquée d'une empreinte ineffaçable, à travers des millénaires, et qu'il continue de faire prospérer. Mais d'autres que lui ont vécu, travaillé, souffert, espéré dans cet étroit canton du monde. Je pense aux Palestiniens. Impossible de leur nier leur droit de disposer d'une patrie. Problème que nul n'a pu ou su résoudre jusqu'à présent et qu'il serait tragique de laisser régler au hasard des -rapports de force. Je pense que les problèmes du Proche-Orient ne peuvent être réglés que par les gens qui y vivent. Je me méfie des substitutions. Certes, on aura besoin de la caution des grandes puissances mais on a vu qu'on ne pouvait guère compter sur elles pour débloquer la situation. Ah ! si les partenaires prévus pour la Conférence de Genève étaient prêts à se rencontrer autour d'une table... Mais ne renversons pas l'ordre des facteurs. La réalité d'aujourd'hui suppose qu'on marche pas à pas. C'est pourquoi j'ai approuvé Camp David. Ceux qui se battent ont bien le droit de se réconcilier !
- QUESTION.- Vous avez écrit que "tant que l'OLP posera, en principe, la destruction de l'Etat d'Israel, elle n'obtiendra pas son droit à négocier". Dans cet esprit, quel peut être l'interlocuteur d'Israel pour aboutir à la paix ?
- LE PRESIDENT.- Je ne connais pas d'autre interlocuteur palestinien que l'OLP capable de conduire une négociation et de décider un accord. Mais si le premier article de son programme reste, même reconnu comme légitime interlocuteur, de travailler quoi qu'il advienne, à la destruction d'Israel, comment voulez-vous que ce dernier puisse s'engager dans cette voie ? Il n'y aura pas, à l'évidence, de négociations sans assurances préalables.\
QUESTION.- Vous avez reçu le président MOUBARAK il y a quelques jours. Croyez-vous que l'inquiétude qui existe dans certains milieux israéliens sur un possible revirement de l'Egypte à l'égard d'Israel soit fondé ?
- LE PRESIDENT.- Non. Le président MOUBARAK a été associé à la politique du président SADATE. C'est un homme loyal et responsable. L'idée d'un revirement de l'Egypte après l'évacuation par Israel du Sinai ne m'a pas effleuré.
- QUESTION.- Comment voyez-vous dans le temps, monsieur le Président, la place d'Israel au Proche-Orient ?
- LE PRESIDENT.- Sa place géographique ? ses frontières d'Etat ? La négociation le dira à-partir des résolutions de l'ONU. L'annexion du Golan était, à mon sens, vexatoire et inutile. Je vois bien les ressorts psychologiques, politique et militaires de cette initiative. Mais Israel, me semble-t-il, a une tâche assez vaste, les travaux réalisés par une seule génération sont assez remarquables pour garder le sens de la mesure. Toute action unilatérale préférée au dialogue va désormais à l'encontre de l'intérêt bien compris des peuples en présence.\
QUESTION.- Que peut faire le gouvernement français pour expliquer aux Soviétiques qu'on ne peut pas, à la fois refuser aux juifs les moyens d'être juifs en URSS et les empêcher pratiquement de partir ?
- LE PRESIDENT.
- Nous intervenons inlassablement. Avec parfois d'heureux résultats. Mais mon rôle n'est pas de m'immiscer dans les affaires intérieures soviétiques. J'y veille avec scrupule. La libre circulation des personnes relève du droit des gens. J'étais intervenu, par exemple, pour la belle-fille de SAKHAROV 'Lisa Alexeiva` trois semaines avant qu'on ne me le demande. Je n'en avais rien dit parce que je ne voulais pas cristalliser les passions et les polémiques. Quels que soient nos différends nous devons des égards au gouvernement de l'URSS et personnellement, je n'y manquerai pas. C'est sur-ce-plan que je continue de souhaiter une mesure en faveur de CHTCHARANSKY.\
QUESTION.- Diriez-vous aujourd'hui qu'il y a, de la part de votre gouvernement, à l'égard du racisme et de l'antisémitisme, plus de vigilance et de fermeté que par le passé ?
- LE PRESIDENT.- Oui. Sur ce terrain comme sur d'autres, il n'y aura, de la part du gouvernement, ni faiblesse ni indifférence. MM. DEFFERRE `ministre de l'intérieur` et BADINTER `ministre de la justice`, font ce qu'il faut pour cela. En tout cas, je n'ai pas été saisi, depuis neuf mois, de manquement sur-ce-plan.
- QUESTION.- Vous nous aviez déclaré, en avril dernier, monsieur le Président, à propos de la communauté juive française, qu'elle doit "disposer des moyens de vivre libre et fraternelle". Un des problèmes qui préoccupe relativement cette communauté est celui des écoles juives.
- LE PRESIDENT.- Vous connaissez le programme que j'ai moi-même défini. La liberté d'enseigner appartient au petit nombre des principes fondamentaux de la démocratie. Mais, et ce n'est pas contradictoire, l'Etat, gérant des fonds publics et comptable de l'unité de la nation, a des devoirs, surtout si on lui demande son -concours. Je fais confiance au Premier ministre `Pierre MAUROY` et au ministre de l'éducation nationale `Alain SAVARY` pour aborder ce domaine qui oppose, vous le savez bien, plusieurs traditions françaises.\
QUESTION.- Dans une interview que vous avez accordée à l'auteur du livre " Questions sur l'essentiel" `Jean-Yves BOULIC`, vous aviez dit que "l'explication du peuple juif vous paraît moins mystique qu'elle ne vous avait semblé dès l'abord". Pourriez-vous nous dire, monsieur le Président, quelle est votre approche du fait juif ?
- LE PRESIDENT.- Elle est d'abord culturelle dans le sens le plus large du mot. La Bible est, je vous le disais, la source de ma propre culture. La poésie qui s'en dégage est liée au récit d'événements décisifs dans la grande aventure de l'esprit.
- Tout cela est mêlé au fait que j'ai pu moi-même apprécier les qualités morales, sentimentales, intellectuelles de nombreux Juifs qui furent -et sont- mes compagnons de vie. Puis quand j'ai connu Israel, j'ai été émerveillé par la présence de l'histoire inscrite dans la beauté, la beauté physique de la terre. Quant à la relation du peuple juif et de son Dieu, bien que d'une très grande intensité, à mesure que j'approfondissais ma connaissance, encore bien imparfaite de la Bible, je la percevais comme moins mystique que je ne l'avais initialement cru.
- QUESTION.- Vous pensez que c'est plutôt historique ?
- LE PRESIDENT.-Oui. Toute l'explication est dans le fait que les Juifs avec Abraham, puis avec Josué, ont conquis Canaan, non pour leur -compte mais pour celui de Dieu qui leur avait demandé -comment dire ?- ce service. Comme si Dieu sans cette terre était exilé de sa propre création ! Ce contrat a créé un lien charnel, historique et même, juridique entre Dieu et les Juifs. La Bible, bien qu'ayant atteint à l'universel reste d'abord le livre de famille du peuple juif.\
QUESTION.- Vous avez écrit encore qu'il y a dans l'attachement d'Israel à Jérusalem une dimension que vous comprenez. Pourriez-vous nous expliquer quelle est cette dimension ?
- LE PRESIDENT.- Nous venons d'en parler. Mais cette observation vaut aussi sur-le-plan spirituel pour les Chrétiens et pour les Musulmans. Leur foi les lie au rocher d'Abraham, au rocher du Calvaire. Eh oui, la grandeur unique de Jérusalem est d'être au-centre de souvenirs et d'espérance multiples dont le syncrétisme devrait l'emporter sur la contradiction. On ne peut, en tout cas, aborder ce problème sous l'aspect de gens qui arrivent en prétendant régler l'histoire au moyen d'un compas !
- QUESTION.- C'est à ce problème que vous pensiez quand vous écriviez dans "Ici et Maintenant" : "deux peuples pour la même terre et un Dieu de chaque côté, la diplomatie a de quoi s'essouffler" ?
- LE PRESIDENT.- La diplomatie n'a jamais été, dans cette affaire, à la mesure des enjeux.
- QUESTION.- Vous pensez, monsieur le Président, que la France peut jouer un rôle pour que les meilleurs des deux côtés se rencontrent ?
- LE PRESIDENT.- je ne me pose ni en médiateur, ni en arbitre. Mais, fort de l'histoire de mon pays, en ami qui n'a pas besoin d'être complaisant pour que l'on -compte sur lui, là où le droit despeuples est en cause.\