24 février 1982 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à la télévision italienne (2ème chaine), notamment sur les relations franco-italiennes dans la CEE et les positions communes en matière de politique étrangère, Paris, mercredi 24 février 1982

QUESTION.- Monsieur le Président, inflation et chômage, et en-particulier chômage des jeunes : les deux grands maux des économies européennes. Peut-on envisager, selon vous, une stratégie commune de l'Italie et de la France pour les combattre ? Et par quelles mesures concrètes ?
- LE PRESIDENT.- C'est en tous cas souhaitable et je souhaite que cela soit possible. Bien entendu je n'ignore pas que les politiques économiques à l'intérieur de chaque pays répondent à des impératifs souvent différents, s'inscrivent dans une stratégie de combat contre l'inflation et le chômage également différents. Il n'empêche que puisque nous sommes dans l'Europe des Dix, puisque nous sommes voisins, puisque nous sommes amis, puisque nous avons la responsabilité de défendre un certain type de civilisation, puisque nos économies ne peuvent supporter une inflation ruineuse, obligés que nous sommes d'affronter la concurrence internationale, puisqu'il n'est pas supportable ni admissible que, dans une société, le chômage se développe et dépasse les limites aujourd'hui atteintes, alors il faut bien se concerter et tenter de définir ensemble ce que j'ai appelé naguère "l'espace social européen".\
`Réponse` Certaines mesures concrètes sont certainement possibles dans la lutte pour la défense de l'emploi et pour que recule cette progression constante du chômage : je pense que les mesures prises par la France, qui n'ont pas de valeur d'enseignement, ne doivent pas moins être examinées d'aussi près que possible par les pays amis. Comme vous le savez, nous avons développé toute une série de plans £ il vous sera facile de vous y reporter £ je note en-particulier que nous nous sommes attaqués à la durée du travail hebdomadaire pour tenter de le réduire `39 heures`. Nous avons également décidé - et nous ne sommes pas les premiers à l'avoir fait - d'accroître la formation professionnelle des jeunes de façon à ce que entre 16 et 18 ans ils soient d'emblée au contact avec les problèmes du travail et ceux de la formation qui feront d'eux des actifs mieux informés, mieux préparés et pouvant entrer plus directement dans la réalité professionnelle. Rien n'est pire, voyez-vous, que de laisser des milliers et des milliers, des millions parfois, de jeunes gens piétiner à la porte d'une société qui refuse de s'ouvrir.
- J'ai déjà parlé de cela aux principaux responsables des pays de l'Europe du Marché commun £ j'aurai l'occasion d'en parler encore avec le chancelier SCHMIDT que je rencontre demain et après-demain à Paris `sommet franco - allemand` £ j'aurai l'occasion d'en parler en Italie où je me rends, comme vous le savez, vendredi et samedi et c'est pourquoi j'ai décidé de me faire accompagner par un certain nombre de ministres et d'envisager cette rencontre avec les autorités italiennes sous la forme d'un sommet, d'une rencontre où les responsables discutent ensemble de ce qui nous est commun et de ce qui est bon pour l'Europe. Je tiens absolument à ce que les relations entre la France et l'Italie se situent sur-ce-plan qui est le -plan mutuel de l'entière et pleine responsabilité.\
QUESTION.- On a dit que l'ensemble des relations franco - italiennes était comme une belle nappe blanche qui a été récemment tachée de vin. Certains journaux ont même parlé, à propos de cette guerre du vin, de "politique protectionniste de la France". Je sais que cette définition ne vous plait pas mais pensez-vous qu'il soit possible de résoudre ces problèmes à la satisfaction générale ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez, si cette nappe blanche est tachée, cela fait longtemps que chacun supporte de part et d'autre de voir cette ombre sur nos relations car la crise franco - italienne sur le vin, elle recommence chaque été. Ce n'est pas un phénomène qui a surgi soudain, depuis la -constitution du gouvernement que j'ai formé à la suite de mon élection à la Présidence de la République. J'ajoute que j'ai été d'autant plus navré de cette circonstance que j'ai été élu dans l'idée d'établir avec l'Italie un type de relations particulièrement actives et amicales. Nous avons buté sur cette difficulté comme nos prédécesseurs sans doute l'avaient fait mais je crois que l'on peut isoler ce problème. "Protectionisme" vous me dites : mais si vous faites le -compte de toutes les mesures protectionnistes prises par chacun des pays de l'Europe du Marché commun, vous verrez que la France n'est pas forcément au premier rang de ces mesures £ les mesures de sauvegarde, les clauses de toutes sortes, les dispositions parfois hypocrites qui sont adoptées ici et là, sous le prétexte de la sante publique, ont fait qu'en réalité chacun de nos pays mériterait tout à tour de passer en cour de justice. Alors je crois qu'il faut procéder à un examen sérieux : c'est à quoi je suis disposé lors de ma prochaine rencontre à Rome, étant entendu que si vous avez remarqué une tache, incrustée dans la nappe depuis de longues années, c'est parce qu'on n'a pas abordé le problème de front, c'est parce que après tout nos deux pays n'ont pas dit "eh bien voilà, parlons ". Du côté italien, il y a des mesures à prendre, notamment sur-le-plan du négoce £ et sur-le-plan français, il y en a à prendre. Alors, entendons-nous pour savoir de quelle façon un bel accord franco - italien pourrait être enregistré comme la base d'une nouvelle politique agricole, spécialement viticole, sur la base de l'Europe et je crois que c'est possible.\
QUESTION.- Monsieur le Président, c'est sans doute un hasard mais, dans vos engagements internationaux, apparaît de nouveau le chiffre 3 : sommet franco - allemand, rencontre franco - italienne et voyage en Israel £ en d'autres termes, -rapports avec l'Europe septentrionale, avec l'Europe du Sud et conclusion de vos trois précédents voyages au Moyen-orient. Sur des thèmes et des problèmes aussi importants de la scène internationale que les perspectives de l'unification européenne ou la paix au Moyen-Orient, l'Italie et la France peuvent-elles avoir des stratégies communes et organiques ?
- LE PRESIDENT.- Sans aucun doute, et particulièrement sur les sujets que vous venez vous-même d'aborder. Je crois que cela tient au génie qui nous est commun, aux sources de la civilisation auxquelles nous avons puisé : la France doit tellement à tout ce qui s'est formé culturellement en Italie et j'espère que la France a un peu, sinon beaucoup, rendu à son pays voisin. Pour une plus grande unité politique de l'Europe, sur la base d'une économie mieux maîtrisée et selon une certaine attitude de cette Europe des Dix face au monde extérieur, il doit y avoir une -défense de nos intérêts en commun, plutôt que de laisser le Marché commun comme une sorte de passoire par où passent en réalité tous les intérêts extérieurs à la Communauté avec la complaisance, sinon la complicité, de ceux qui participent à la Communauté. Avec l'Italie, on peut parler et on peut construire.\
`Réponse` Et quand au Proche-Orient dont vous me parlez, il me semble bien que les analyses sont très proches, celles qui doivent nous conduire à l'équilibre de tout simplement la justice qui veut qu'un peuple, un grand peuple, un peuple fier comme le peuple d'Israel qui a créé et bâti son Etat, qui a pris rang depuis si longtemps dans l'histoire, qui se trouve lui aussi aux sources mêmes de l'histoire du monde dans lequel nous vivons, ait droit à la sécurité, ait droit à l'existence et donc aux moyens d'exister : qui pourrait le contester ? Et puis voilà la difficulté historique devant laquelle nous nous trouvons : il y a aussi un autre peuple qui a oeuvré sur cette terre, qui a travaillé, produit et qui se sent attaché par toutes ses fibres à cette terre. Bon alors, c'est un petit canton du monde et cependant les intérêts sont très contradictoires £ il faut rendre justice à chacun. Bien entendu, si l'un ou l'autre s'acharne à nier l'existence de l'autre ou bien à ne vouloir exister que pour détruire l'autre, cela ne sera pas possible. Cela dit, la France ne se pose pas en arbitre £ la France est intéressée par ce problème qui touche à la paix du monde £ de plus elle a des liens traditionnels avec le Proche-Orient mais elle n'entend pas faire la leçon. Simplement, si on lui demande son avis, pourquoi ne le donnerait-elle pas : alors elle s'exprime en conscience. C'est un peu le langage que je tiendrai lorsque je me trouverai en Israel dans quelques jours.\