5 janvier 1982 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'audience solennelle de la Cour de cassation, Paris, palais de justice, mardi 5 janvier 1982

Monsieur le premier président `Robert SCHMELK`,
- Monsieur le procureur général `Jean LAROQUE`,
- Monsieur le président de l'ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation `Jean-Paul CALON`,
- Mesdames, messieurs,
- J'ai été très sensible aux propos entendus. Ils exprimaient l'expérience, le souci de donner à la justice française sa pleine densité, son sens véritable : à la fois défense de la société, défense de l'individu, défense des victimes, volonté de comprendre aussi au travers des fautes, des délits et des crimes, ce qu'il peut y avoir de contradictions dans la nature humaine.
- Vous avez parfaitement défini en quoi votre Cour remplit le rôle éminent qui est le sien sans se substituer aux autres, en quoi elle est l'interprète du droit. Ceci valait réflexion pour nous tous qui vivons ou avons vécu dans cette réflexion. Il est toujours très utile de rappeler un certain nombre de vérités fondamentales hors desquelles il n'y aurait pas de démocratie, ni de sociétés en marche vers la civilisation dont nous sommes aujourd'hui les interprètes.
- La cérémonie à laquelle vous m'avez convié montre en tout cas à quel point la justice française est enracinée dans l'histoire de notre pays. Et il est vrai qu'il n'est point d'époque dont les passions ou les crises n'aient eu leur écho dans ce palais. A-ce-titre, la continuité des rites judiciaires exprime la constance d'une mission qui survit aux régimes comme aux hommes. Faut-il appeler cela une liturgie lorsque nous nous trouvons dans une séance aussi solennelle ? D'une certaine façon, oui. Mais la liturgie ne saurait pour autant impliquer que l'institution judiciaire doit s'envelopper frileusement de majesté et de mystère, qu'elle se voudrait à l'écart du temps. Nous savons que la réalité de l'office du juge est très différente, qu'elle n'est pas plus exprimée par le rituel d'une rentrée judiciaire que la vie scolaire ne l'était au temps de mon adolescence par la cérémonie de la distribution des -prix. Ainsi le cérémonial auquel vous demeurez fidèle invite à s'interroger sur le rôle de l'autorité judiciaire en notre temps dans la France de 1982. C'est ce que vous avez fait, messieurs, et je vous en remercie. J'observais dans vos propos une volonté de comprendre, une volonté non pas d'adapter le droit mais de le comprendre et le cas échéant de l'interpréter dans le sens qui convient, plus proche de l'homme, et cependant fidèle à ce que signifie la permanence de la nation.\
J'émettrai quelques réflexions. La première sera celle-ci :
- L'institution judiciaire à l'évidence, ne constitue pas un monde clos, qui trouverait en lui-même sa propre finalité.
- Vous avez souligné, monsieur le premier président, que la justice était au service du justiciable. Sans doute. Mais vous savez aussi que ce ne sont pas les seuls justiciables qui attendent de la justice qu'elle remplisse sa tâche. Tous les citoyens, même ceux qui ne vont pas en justice sont en droit d'attendre du juge qu'il fasse justice. Il suffit de mesurer à cet égard ce que suscite comme amertume ou laisse comme frustration dans la conscience collective telle ou telle grande affaire où le sentiment commun est que la lumière n'a pas été faite et que la justice a été tenue en échec. En vérité, chaque jugement, parce qu'il participe à l'instauration d'un ordre de justice, sert, au-delà des justiciables qu'il vise, une mission collective : le bien commun. Ce bien commun, chacun d'entre nous peut en avoir une vue différente. Elle ne peut cependant s'éloigner d'un certain nombre de normes parce que nous vivons en commun dans une société, dans un pays qui nous sont communs. Cette double finalité de la justice, également attentive aux intérêts individuels et à l'intérêt général, exprime la difficulté et la grandeur de votre fonction.\
La deuxième réflexion sera celle-ci :
- Cette fonction ne pourrait être convenablement assurée si la décision de justice n'était prise avec une suffisante célérité. Les chiffres indiqués par monsieur le procureur général sont suffisamment explicites pour qu'il soit inutile d'insister. Cela implique et l'effort de chacun et la mise en oeuvre pour tous de moyens suffisants.
- Ces chiffres sont impressionnants. Ils soulignent à quel point est lourde aujourd'hui la charge de la Cour de cassation. Je salue, me tournant vers vous tous, les très méritoires efforts accomplis par ses membres pour y faire face, ce dont témoigne le bilan que vous venez de présenter. Le gouvernement, pour sa part, devra rester attentif à pourvoir votre juridiction des équipements matériels et de l'assistance en personnel qui lui manquent encore en dépit des progrès réalisés et sans lesquels on pourrait craindre une dégradation de la qualité du travail - et Dieu sait, pour avoir connu nombre d'entre vous au travers de ce dernier quart de siècle et même auparavant, si j'ai pu éprouver le degré de conscience de celui qui dans sa jeunesse a engagé sa vie à appartenir à la magistrature et dont le souci le plus scrupuleux a toujours été, c'est ainsi en tout cas que je l'ai constaté, la qualité de ce travail. Quelle peine cela doit être de voir pour des raisons qui n'incombent pas à la responsabilité personnelle, de voir ce travail de réflexion, de compétence, de sérieux s'effriter par manque de moyens, une société oublieuse et négligente ne donnant pas à ses magistrats le moyen de conduire au terme désiré la fonction du juge.
- Au-delà de cet effort nécessaire, et qui dépend d'une large part du pouvoir exécutif, je sais aussi ce que la tâche du juge peut requérir de courage et à quels sacrifices elle conduit parfois. Bien des sacrifices ignorés mais aussi en quelques années deux magistrats `Pierre MICHEL ` François RENAUD` morts dans la rue sous la balle des assassins. Ces morts nous laissent face à un double devoir : continuer avec un égal dévouement et le même sens des responsabilités, l'oeuvre de ceux qui ont disparu. Mais aussi prendre toutes mesures susceptibles d'éviter le renouvellement de tels faits.
- Je sais que M. le garde des Sceaux s'y est appliqué et je l'en remercie.\
Troisième réflexion :
- La mission du juge s'inscrit dans-le-cadre de la loi. Un débat pourrait s'instaurer, à vrai dire, vous l'avez engagé. Et c'est un débat passionnant. Vous nous avez justement, monsieur le premier président, appelé à réfléchir sur les relations du juge et de la loi. Il est vrai que les tribunaux sont passés, en un siècle et demi, de la fonction d'exéqète docile du texte à l'exaltation moderne du rôle créateur du juge érigé, selon l'expression rappelée, en "paralégislateur". Il est bien, et je vous le concède, que le juge supplée par la force du raisonnement et l'audace de l'interprétation aux insuffisances et au vieillissement de la loi.
- Mais aussi nécessaire soit-elle, cette -entreprise d'adaptation du droit trouve en elle-même ses limites. Car autant que le gouvernement des juges, ce qui serait la loi des juges se révèlerait rapidement incompatible avec les règles simples de notre démocratie. Au demeurant, ce n'est pas ce que vous demandiez. La volonté populaire s'exprime en France dans la loi votée par le Parlement. La loi du législateur est la source légitime et principale du droit. Seule la loi peut assurer, par sa généralité et sa permanence l'organisation des libertés publiques et privées, et le progrès réel de notre société. Même animée par le sentiment de l'équité, et elle l'est, l'activité créatrice du juge ne peut remplir le même office. Si la Cour de cassation parvient heureusement à guider la jurisprudence par des arrêts de principe, il n'est pas, vous le savez bien et vous l'avez dit, il n'est pas dans son pouvoir d'édicter de règles générales ni permanentes. Même nourri des meilleures intentions, le droit d'équité demeurerait un droit contingent, incertain et mouvant, dont on ne pourrait se satisfaire. Il reste qu'en interprétant et en appliquant la loi, et notamment les grandes lois qui réalisent les réformes voulues par le peuple, le juge concourt éminemment au changement de notre société, à ses évolutions, aussi bien qu'à ses continuités. Son action s'inscrit dans le droit fil de la souveraineté populaire. En France, les grandes réformes législatives, les lois nouvelles qui instaurent des droits nouveaux, des -rapports sociaux que l'on voudrait plus justes, ont toujours été appliquées par les juges français et par la Cour de cassation, en-particulier, qui ont compris la volonté du législateur et veillé à lui assurer sa pleine efficacité. Par là l'autorité judiciaire s'affirme en tant que fidèle interprète de la volonté générale et défenseur assuré de nos libertés fondamentales. Vous l'avez dit, tout à l'heure, monsieur le premier président, c'est, en effet, la première année qu'il m'est donné de venir parmi vous et cela n'est pas non plus sans signification pour moi-même, je voulais aussi marquer la confiance que je porte à l'institution et au sentiment qui vous habite, chacun d'entre vous, individuellement, d'être au service d'une grande cause.\
Car, et ce sera ma quatrième réflexion, la sauvegarde des libertés constitue une mission essentielle de notre justice. Le texte constitutionnel qui fait de l'autorité judiciaire la gardienne des libertés n'édicte pas un vague principe. Il assigne à la justice un devoir. Et je veillerai dans les fonctions que j'occupe, par la volonté populaire, à lui en donner moi aussi les moyens et notamment les moyens de son indépendance, ce qui reste j'en suis sûr l'idéal qui se trouve toujours ou servi ou souhaité par quiconque a fait le choix qui est le vôtre.
- S'agissant des libertés, la justice française ne saurait être, selon vous, selon moi, qu'exemplaire. Notre ambition commune doit être d'en faire une institution placée sans réticence au service des libertés, volonté qui inspire l'action que le gouvernement et en-particulier le garde des Sceaux doivent mener. C'est la plus haute fonction de ceux qui ont la charge de l'Etat que de faire avancer la société dont ils ont la garde et qu'en même temps ils doivent transformer. C'est leur plus haute ambition que d'y parvenir en respectant toujours les droits fondamentaux qui font que l'homme et le citoyen égaux en droits et libres doivent se sentir protégés dans leurs activités, dans leurs aspirations, devant la vie, devant la mort, dans leurs affections, dans leur identité. Telle est votre charge, mesdames et messieurs, telle est la mienne.\
Notre justice et notre droit ont déjà vu en quelques mois disparaître, par la volonté du Parlement et du gouvernement, des dispositions d'exception, héritées du passé, et - à notre avis, bien entendu - peu compatibles avec les définitions que je viens d'énoncer. D'autres abrogations interviendront, inspirées du même esprit. Les dispositions nouvelles qui transformeront notre droit, qu'il s'agisse du droit pénal ou de la procédure pénale, de notre droit judiciaire ou de notre droit administratif, sans parler de l'extension du droit social, seront marquées par la même volonté d'affermir les libertés de tous, et d'abord des moins favorisés, c'est-à-dire de ceux qui ont le moins de capacité de défendre eux-mêmes leur droit si nous n'y songeons nous-mêmes.
- Et c'est cette volonté qui me paraît devoir déterminer l'action des juridictions. Sans doute les tribunaux défendent-ils les libertés en appliquant les lois, en assurant les droits de chacun et de tous contre les violations de l'ordre légal ou des conventions librement conclues. Sans doute est-ce votre tâche quotidienne.
- Mais vous le savez bien depuis que l'homme est l'homme, le fort tente d'imposer sa loi au faible. Constamment, la domination des forces économiques, l'influence de l'argent, la puissance de la bureaucratie, risquent de déjouer ou d'étouffer une liberté, sous les apparences du droit. Qui peut se déclarer à l'avance indemne de ces risques ? Cela est inhérent à tout pouvoir et votre autorité - sinon votre pouvoir - consiste à compenser tout ce que l'action quotidienne peut dans la pratique des choses conduire à dévier de la ligne que nous avons choisie. Ce qui oblige le juge à une extrême vigilance. La liberté n'est jamais un -état accompli ni un acquis définitif : elle peut se perdre par oppression, mais aussi par une succession d'atteintes mineures ou apparemment mineures négligemment ou complaisamment supportées. Bref, la défense des libertés doit être vécue par le juge comme une mission de tous les instants, l'obligeant à une attention scrupuleuse, ne tolérant aucun abandon, c'est ce qui fait et sera l'objet de ma cinquième réflexion.\
Pour que le citoyen vienne au juge avec confiance, il faut que l'autorité judiciaire fasse plus et mieux qu'appliquer la loi, veiller aux libertés, favoriser les progrès de société : ce que les citoyens attendent d'elle et j'ai retrouvé dans vos exposés, messieurs, cet écho, écho de la conscience dot je m'efforce à mon tour d'être l'interprète, plus d'attention, de compréhension, bref dira-t-on au risque d'employer des termes bien usés, cependant bien nécessaires, plus d'humanité.
- La mission de juge vous fait rencontrer la souffrance des hommes et sous tous ses aspects : victimes de la délinquance, familles brisées, travailleurs licenciés,entrepreneurs en difficulté, tous ceux que les injustices de notre société place en marge et parfois hélas, en révolte. Un grand nombre de ceux qui demandent justice ou parfois subissent la rigueur des lois sont les victimes d'un ordre social qu'il faut transformer, où la misère, l'ignorance, la solitude et les privilèges tiennent encore trop de place.
- A simplement reconnaître à chacun son droit, à assurer sa liberté, l'institution judiciaire aurait assumé l'essentiel, mais ne serait pas encore tout à fait ce qu'elle doit être. Il lui faut quelque chose de plus. Quand chaque citoyen voit dans le juge son recours naturel, quand le juge exprime autant qu'il le peut sans jamais l'oublier l'intérêt général et qu'il prend garde à considérer chaque individu devant lui comme une personne, alors on gagne en civilisation. Il me semble que ce que j'ai entendu ici-même de la bouche des hauts magistrats qui s'exprimaient, représentants de notre plus haute instance judiciaire, allait, comme ce que j'ai dit moi-même, dans ce sens.\