9 décembre 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Interview télévisée de M. François Mitterrand, Président de la République, notamment sur la situation économique et sociale, Paris, Palais de l'Élysée, mercredi 9 décembre 1981

QUESTION (Michèle Cotta).- Monsieur le Président, bonjour. Merci de nous accueillir en direct dans cette bibliothèque qui est beaucoup moins intimidante que votre bureau.
- Si vous le voulez bien, ma première question ne sera ni politique, ni économique, ni sociale. Je vous la pose franchement, carrément : est-ce que vous allez bien ?
- LE PRESIDENT.- On m'a déjà posé la question, de nombreux articles de journaux ont paru dans la presse depuis quinze jours, et je dois dire que, contrairement à certaines appréciations, personnellement cela ne m'a pas choqué. Cela ne m'a pas choqué parce qu'il est normal que la presse s'intéresse à la santé du Président de la République en-raison du rôle déterminant qu'il remplit dans les institutions françaises.
- Je réponds maintenant à votre question par quatre affirmations successives. Il est vrai que jusqu'au mois d'août dernier, il ne m'est jamais arrivé, depuis que j'ai l'âge adulte, d'avoir affaire pour des choses sérieuses à la médecine, jamais, jamais à la chirurgie, ni pour des problèmes cardiaques, ni pour des problèmes de maladies malignes, je veux dire pour des cancers. Cela ne m'est jamais arrivé. Je n'ai jamais consulté personne et je n'ai jamais eu à me rendre dans un lieu spécialisé pour faire procéder à des analyses. Voilà des choses exactes.
- Deuxièmement, il est vrai qu'à-partir du mois d'août dernier, j'ai ressenti des douleurs dans le dos, dans les jambes, et je pense qu'à-partir d'un certain moment, les choses durant, il n'était plus possible de s'en tenir à la seule explication d'un lumbago. J'ai donc fait procéder aux analyses, aux examens, avec toutes les règles de l'art médical, afin que toutes les hypothèses soient recouvertes, y compris les hypothèses qui auraient pu se conclure par un verdict.
- Troisième évidence : depuis une quinzaine de jours je vais mieux. J'ai retrouvé ma mobilité, et je crois pouvoir dire que, s'il reste encore ici et là quelques douleurs, on peut penser que j'ai atteint un stade normal de vie normale, d'un homme normal.
- Je n'ai d'ailleurs à aucun moment arrêté mes activités. Je n'ai refusé aucun des rendez-vous que j'avais préalablement acceptés. J'ai maintenu mon rythme de vie, qui me fait rester à l'Elysée dix à douze heures par jour, je veux dire au travail. J'ai exécuté tous les déplacements à l'étranger qui étaient prévus. Je veux dire par là que le rythme de mon travail n'a été en rien affecté par ces difficultés.
- Quatrièmement, il ne faut jurer de rien ! Qui le pourrait, d'ailleurs ? Mais dans-le-cadre actuel de mes activités, de mon -état de santé, je pense pouvoir librement continuer, sans me poser de questions inutiles. D'ailleurs, dans quelques jours, je pense le 15 décembre, sera publié un bulletin de santé, et de nouveau au mois de juin, puisque j'avais promis, lors de mon élection, que tous les six mois les Français seraient informés sur la réalité de ma santé.
- Madame COTTA. Je vous remercie.\
QUESTIONS (Pierre Desgraupes).- Monsieur le Président, je vais, si vous le permettez, non pas vous posez une première question mais vous raconter une anecdote qui m'a été rapportée récemment, une anecdote un peu candide, qui fait sourire mais qui, après réflexion, m'a paru appeler peut-être quelques questions.
- Voilà : il s'agit d'un Américain qui ne connaît pas très bien l'Europe £ il n'y est peut-être pas revenu depuis la dernière guerre, et récemment, il vient en Europe, après votre élection. Bien entendu, il va dîner dans un restaurant, restaurant assez huppé de la Côte d'Azur, il fait un très bon repas, et le patron s'approche de sa table et lui demande ses impressions. L'Américain répond : "Eh bien, je dois vous dire que c'est la première fois que je mets les pieds dans un pays socialiste et je n'imaginais pas que c'était ainsi".
- Alors, sur le moment, on peut rire de cette anecdocte, mais après on peut se poser des questions et se dire : "Est-ce que la France est en-train de devenir un pays socialiste dans le sens où l'entendait cet américain : je n'imaginais pas que c'était ainsi".
- LE PRESIDENT.- D'abord, il reste une question à poser £ que voulait dire exactement cet Américain ? Est-ce qu'il s'était étonné parce qu'il ne voyait aucun changement et qu'il trouvait que le pays socialiste français ressemblait beaucoup au pays capitaliste américain ?
- REPONSE (Pierre DESGRAUPES).- Oui.
- LE PRESIDENT.- Ou bien est-ce qu'au contraire il pensait à la lecture des journaux, à l'étude précise des réformes qui ont été déjà adoptées, que vraiment la France s'engageait dans la voie socialiste ?
- Là, on n'a pas de réponse à la question, mais moi, je vais essayer de répondre à sa place en vous disant qu'une France qui se doterait d'un système socialiste ne le ferait que selon les conceptions qui ont été développées par le parti socialiste, dont j'étais le candidat, et par le Président de la République que je suis devenu, et son gouvernement. Et c'est là que nous pourrons parler, je pense, utilement, du type de socialisme qui marque l'expérience française, qui, naturellement, doit être distinguée de nombreuses autres formes de socialisme à travers le monde.\
`Réponse` Si vous voulez même que je sois plus clair, je dirai ceci : au fond, tous les socialistes descendent du même tronc commun, les socialistes du 19ème siècle.
- Il y avait des théories les plus diverses - les socialistes déjà débattaient, ils ont toujours adoré débattre, discuter - et celles-ci étaient souvent des théories antagonistes, mais ils étaient tout de même du même côté. Ils avaient analysé la société industrielle, ils avaient estimé que le capitalisme de ce 19ème siècle avait exploité les millions et les millions de prolétaires, ce monde arraché à la vie pastorale qui était devenu le monde ouvrier. D'autre part, le monde paysan connaissait de graves crises et, pour la défense de ces millions, ces dizaines de millions de femmes, d'hommes et d'enfants s'est édifiée une théorie de libération, tendant à libérer de toute forme d'exploitation de l'homme par l'homme.
- A cette époque les socialistes portaient divers noms, leurs adversaires les appelaient déjà des socialistes ou des communistes ou "les rouges", ou "les partageux", tout cela était des noms qui s'appliquaient indifféremment à toutes les formes de pensée socialiste. Ensuite, les socialistes sont arrivés au pouvoir, en-particulier à-partir de 1917 en Russie, et cela à été le communisme dit "marxiste - léniniste", LENINE le vainqueur de cette Révolution ayant appliqué à sa manière les principes de l'une des théories du socialisme : le marxisme.
- A-partir de là un clivage extrêmement sensible s'est opéré, puisque quelques années plus tard, en 1920, en France, le problème s'est posé de la même façon : faut-il accepter le communisme marxiste léniniste ou rester fidèles à un autre enseignement socialiste infiniment plus libéral dans le vrai sens du terme, qui se disait déjà d'ailleurs social - démocrate. C'est Léon BLUM qui a exprimé cette façon de penser en refusant l'adhésion au communisme international, disant : "Il y a des principes de liberté à la fois dans l'organisation du Parti socialiste et dans la vie de la nation, il y a une politique de la France qui ne peut être soumise aux décisions de ce communisme international".
- Cela s'est produit dans beaucoup d'autres pays que la France, de telle sorte que les branches du socialisme se sont diversifiées, peut-on dire, pour être simple, et j'en aurai fini : il y a le communisme pratiqué par la majorité des pays de l'Est, il y a les sociaux - démocrates, qui sont restés fidèles au socialisme d'avant LENINE, qui ne sont généralement pas marxistes, et qui ont une pratique sociale des choses, qui ont réalisé d'ailleurs de très grands progrès sociaux par les réformes sociales, les réformes fiscales, par un certain système de pensée et de relations entre le patronat et le prolétariat. Puis, il y a eu encore les formes particulières, le travaillisme en Angleterre, qui se réclame davantage de la coopération, puis le socialisme yougoslave, dérivé du communisme, qui a choisi une forme autogestionnaire, et puis il y a le socialisme des pays pauvres, et le socialisme à la française.\
Le socialisme à la française, qu'est-ce que c'est ? J'essaierai de le définir en deux mots : le socialisme à la française, c'est une appréhension différente de la social-démocratie sur-le-plan de l'économie.
- Les expériences social-démocrates nous ont été très utiles par leurs réussites mais aussi par leur échecs. Non seulement, nous avons jugé qu'il fallait réaliser une appréhension sociale pour que cesse l'exploitation de l'homme par l'homme mais aussi nous avons dit qu'il fallait s'attaquer d'avantage aux structures économiques, d'où les nationalisations, d'où une véritable planification démocratique. Mais ce qui reste alors commun aux sociaux-démocrates, aux socialistes français, aux socialistes espagnols, aux socialistes grecs, c'est que nous sommes, nous, restés fidèles de façon intransigeante aux principes de 1789 de la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen, aux libertés publiques collectives, individuelles, élargies au-niveau social, élargies au droit du travail, bref la démocratie politique. Nous y sommes fidèles, nous acceptons l'alternance et le pluralisme - non seulement nous l'acceptons, mais nous en réclamons - . La démocratie économique, nous allons en parler, la démocratie sociale, je pense que vous avez quelques questions à me poser là-dessus...\
QUESTION (Pierre Desgraupes).- Je voudrais m'arrêter justement aux nationalisations, qui sont une des marques du socialisme en France en ce moment...
- LE PRESIDENT.- Certainement.
- QUESTION (Pierre Desgraupes.- ... On pourrait parler de l'étendue du secteur nationalisé qui est déjà importante, mais on pourrait aussi poser une autre question : je pense qu'on pourrait très bien comprendre que, dans un Etat, même s'il n'est pas socialiste, où on nationalise un certain nombre d'industries, parce que c'est moral ou que c'est favorable à la sécurité du pays, l'armement par exemple, l'industrie des médicaments, on comprend que l'Etat veuille enlever cela au profit capitaliste. Mais, est-ce qu'il est nécessaire, par exemple, de nationaliser des entreprises qui font que l'Etat se met à fabriquer des réfrigérateurs ou des fers à repasser ?
- LE PRESIDENT.- Oui, on va en parler. Sur l'étendue des nationalisations, il faudrait savoir quel est notre point de départ. Un certain nombre de sociétés ont été nationalisées, ou plus exactement étatisées dans le passé, par exemple sous la Troisième République lorsqu'on ne savait pas quoi faire des biens dits "ennemis", c'est-à-dire des biens allemands, en-particulier sur le Danube et les Potasses d'Alsace. A ce moment-là, il a bien fallu que le gouvernement POINCARE fasse passer un nouveau statut de ces biens, qui étaient des biens privés.
- Le Front populaire a accentué la chose, mais assez peu en nationalisant l'armement et en modifiant le statut de la Banque de France. A la fin du Front populaire, sous un gouvernement radical, on a nationalisé les chemins de fer... voilà le processus... Il y en a eu d'autres, mais pas très importantes, et le grand moment des nationalisations françaises a été 1945, sous le gouvernement du général de GAULLE : l'électricité, les charbonnages, les grandes banques de dépôt, les grandes compagnies d'assurance, que sais-je encore - je ne vais pas en faire la liste - Renault... tout cela, c'était les nationalisations de l'époque du général de GAULLE et depuis lors, il n'y a pas eu d'autres nationalisations jusqu'à celles que nous sommes en-train de faire adopter par le Parlement.\
QUESTION (Pierre Desgraupes).- Quel est le pourcentage des nationalisations par-rapport à la production, leur étendue en pourcentage...
- LE PRESIDENT.- Leur étendue en pourcentage, je n'aime pas beaucoup les pourcentages, cela ne veut pas dire grand chose...
- QUESTION (Michèle Cotta).- Par-rapport à la production...
- LE PRESIDENT.- ... par-rapport à laproduction `PIB` l'actuel volume des nationalisations, dans-le-cadre de l'économie générale et pas seulement industrielle, représente 12 % et va passer à 17 %.
- QUESTION (Michèle Cotta).- Les chiffres ... là-dessus sont un peu contestables, on peut discuter sur les chiffres...
- LE PRESIDENT.- Ce sont ceux qui m'ont été fournis par de bons experts.
- QUESTION (Michèle Cotta).- Ce sur quoi, en tout cas, on discute sur la place publique, c'est sûr : pause ou pas pause. Alors, deux de vos ministres, le premier, Pierre MAUROY, et le ministre des fiances, Jacques DELORS, ont récemment porté sur la place publique un différend stratégique et politique important : Jacques DELORS, je résume ... enfin, je schématise, dit : c'est fini, on a fait assez de réformes, on a assez nationalisé, maintenant on fait la pause. Ce à quoi le Premier ministre a répondu : on fera nos réformes, à notre rythme et autant qu'on veut.
- Alors, vous dans ce débat, quelle est votre opinion ? Est-ce que vous croyez nécessaire psychologiquement de ralentir le mouvement de réforme ? Est-ce que vous jugez au contraire que vous n'avez pas tout fait et est-ce que vous continuerez à aller de l'avant et, subsidiairement, est-ce qu'il y a deux courants au-sein du parti socialiste, au-sein du gouvernement et dans votre propre majorité là dessus ?\
LE PRESIDENT.- Je m'aperçois mais je suis sûr que nos auditeurs et spectateurs n'oublieront pas votre question...
- QUESTION (Pierre Desgraupes).- Oui, sur les fers à repasser.
- LE PRESIDENT.- ... à laquelle je n'ai pas tout à fait répondu, je dirai simplement qu'il y a plusieurs raisons fondamentales au choix que nous avons fait de nationaliser un certain nombre d'entreprises. Il y a, c'est vrai, un choix que je qualifierai, dans le bon sens du terme, un choix politique, un choix de société : il nous semble qu'à-partir d'un certain niveau d'accumulation et de concentration du capital dans des secteurs clés de l'économie - évitons les broutilles - il est indispensable que la nation en ait le contrôle et, le cas échéant, la détention.
- C'est vrai, à l'évidence, de l'armement, par exemple des avions de bombardement. On a nationalisé, en 1945, les avions civils, on se demande pourquoi on ne nationaliserait pas tous les avions militaires...
- QUESTION (Pierre Desgraupes).- C'est tout à fait étonnant.
- LE PRESIDENT.- ... Là où la question se pose telle que vous l'avez posée, c'est lorsqu'il s'agit de secteurs-clés de l'économie où il y a encore concurrence, où il y a encore un certain nombre de sociétés qui fabriquent les mêmes objets, dans-le-cadre de la concurrence £ on ne peut donc pas dire qu'il y ait monopole, mais il y a souvent tendance au monopole. C'est le cas de la chimie, par exemple. Nous pensons qu'en même temps c'est un domaine sur lequel la nation doit exercer toujours son contrôle et, le cas échéant, sa direction.
- Alors, il y a deux ou trois sociétés pour lesquelles votre question peut se justifier, c'est-à-dire des sociétés qui ont, en-raison de leur réussite, finalement, étendu tellement leurs activités que non seulement elles fabriquent des objets nécessaires à la nation, mais aussi - parce qu'elles sont un peu partout - elles ont fabriqué des objets qui ne sont pas du tout nécessaires à la nation. Alors, on les nationalise, mais ensuite on fait le tri. Quand nous parlerons - si nous en parlons - de la restructuration industrielle - nous veillerons naturellement à garder ce qu'il faut garder pour la nation, et à laisser dans le secteur privé ce qui doit naturellement aller dans le secteur privé.
- J'ajoute que je n'ai pas parlé - mais j'en aurai fini - d'une nationalisation déterminante, qui ne rentre pas dans le domaine industriel et qui s'appelle la nationalisation du crédit, c'est-à-dire la nationalisation des banques. Cela avait déjà été fait pour les banques de dépôt, les grandes banques : par exemple le Crédit lyonnais est nationalisé déjà depuis 1945, pour la Société générale, c'est la même chose... Aujourd'hui, nous nationalisons le plus grand nombre des banques, c'est vrai. Cela permettra à la nation française de disposer d'une politique du crédit. J'en ai fini, et je reviens à votre question.\
QUESTION (Michèle Cotta).- Est-ce qu'il faut s'arrêter, ou est-ce qu'il faut continuer ?
- LE PRESIDENT.- J'ai bien compris... la pause. Je vous dirai tout de suite que je m'attendais à votre question !...
- Je voudrais d'abord vous faire observer - lorsque vous dites : "Alors, vous, est-ce que vous êtes pour ceci, ou pour cela ?" - que la question ne se pose pas tout à fait dans ces termes.
- QUESTION (Michèle Cotta).- Vous avez votre petite idée quand même...
- LE PRESIDENT.- Je vous dirai naturellement ce que j'en pense, je suis là pour cela, mais le Président de la République n'a pas à arbitrer entre des ministres, et même entre des ministres et le Premier ministre.
- Le Premier ministre et les ministres doivent exécuter la politique définie par le Président de la République, dès lors que le Président de la République a pour devoir de mettre en oeuvre le programme sur lequel il a passé contrat avec la nation. Ce contrat, où en est-il ?
- Nous avons engagé, dès le point de départ, des réformes dites de structure, des grandes réformes, qui étaient indispensables pour mener une politique :
- - La décentralisation, qui doit permettre aux Français d'être plus responsables et de pouvoir juger de leurs affaires sur place, dans leur village, leur commune, dans leur département ou dans leur région £
- - et, d'autre part, les nationalisations, pour que, par le crédit et par certaines industries, nous disposons du moyen de mener une bataille cohérente contre le chômage et une politique cohérente de restructuration industrielle.
- Il fallait faire cela d'abord, sans quoi toute notre politique de lutte contre l'inflation et de lutte contre le chômage se serait révélée, à mon avis, insuffisante.\
`Réponse` Mais, comme nous sommes extrêmement soucieux de respecter les lois de la République et de la démocratie, nous avons laissé le Parlement, sans recourir en rien aux astuces réglementaires du vote bloqué, de la question de confiance, etc... débattre largement de ces deux questions, au-point qu'ayant été élu le 10 mai, ayant pris mes fonction le 21 mai, l'Assemblée nationale ayant été élue au mois de juin, nous sommes maintenant mi-décembre et ces lois ne sont pas encore adoptées ! Elles le seront à la fin de la session présente, c'est-à-dire à la fin du mois de décembre. C'est dire que s'arrêter, alors que ce n'est même pas encore voté, cela paraîtrait stupide et, en tout cas, nous ne respecterions pas le contrat que nous avons passé avec les Français, du moins avec la majorité des Français.
- M. DELORS parle de pause. D'abord, M. DELORS est responsable de l'économie et des finances, et c'est une fonction particulièrement difficile £ c'est un homme qui a énormément de qualités et dans lequel j'ai toute confiance, en plus d'ailleurs d'une amitié personnelle. Mais lui est assailli par diverses catégories sociales, notamment par les chefs d'entreprise, qui ont besoin de connaître les règles du jeu.
- En effet, c'est lent à venir, tout cela - car il y a la pratique parlementaire - au-point que nous allons procéder par ordonnances - nous en parlerons sans doute tout à l'heure - pour faire le train des réformes sociales, au début du mois de janvier.\
`Réponse` Mais, puisque vous m'avez parlé des nationalisations, c'est que cela vous préoccupe - nous sommes au début de notre entretien, et déjà vous m'avez parlé des nationalisations, c'est dans tous les journaux, c'est le souci d'une grande partie des Français et, en tout cas, de tous les entrepreneurs, de tous les chefs d'entreprise - alors il faut que ces règles du jeu soient fixées rapidement, de telle sorte que je puis vous dire, ou plutôt je dois répéter, que les nationalisations industrielles, qui devraient toucher onze groupes, qui n'en touchent pour l'instant que neuf - en-raison des intérêts étrangers qui prévalent dans deux autres groupes - et les nationalisations bancaires, une fois qu'elles seront opérées, conformément à mon programme de candidat point final ! C'est-à-dire que pendant les cinq ans de la législature, il ne sera plus question, il ne sera pas question, ni de nationalisations "rampantes", comme on dit, ni d'un nouveau train de réformes sur ce terrain-là. Les entrepreneurs du secteur privé, qui représentent la très grande majorité des entrepreneurs en France, doivent savoir qu'ils ne courent aucun risque d'être attrapés au passage dans je ne sais quelle nouvelle vague de nationalisations.
- Pourquoi est-ce que je dis : le temps de la législature ? C'est parce que cela dépend, bien entendu, du nouveau contrat que passeront les futurs députés, lors de leur élection de 1986 et de la nouvelle majorité. Ce sera peut-être la même, ce sera peut-être une majorité différente, qui peut avoir une politique différente, et dans ce cas-là c'est le peuple qui tranchera, ou bien en 1988 lorsqu'on élira un autre Président de la République.
- Hier, j'étais avec un certain nombre de chefs d'entreprise, de cadres pour le centenaire de l'Ecole HEC et, visiblement, quand j'ai abordé ce sujet, j'avais un succès mitigé, il faut le reconnaître. Le seul mot de nationalisation faisait sursauter cette salle pleine de 4000 personnes, des gens intéressants, cultivés, mais qui naturellement - dans leur -majorité - sont un peu à rebrousse-poil devant des perspectives de ce genre. Je leur disais : "Mais dans ce cas-là, allez-vous interdire que, par exemple, une nouvelle majorité qui serait conservatrice, puisse revenir sur certaines nationalisations ? Et on s'interdirait, si c'est la même majorité de gauche, majorité socialiste, si cela parait nécessaire, de procéder à d'autres nationalisations ? Je ne peux préjuger ce qui sera décidé par la majorité des Français". Mais, tant que ce contrat-là, celui qui me lie aux Français, sera en vigueur - et il le sera jusqu'en 1986, et sans doute 1988 - alors, en effet, pour les nationalisations, ce sera la pause.
- Mais je n'aime pas beaucoup ce mot que M. DELORS a employé, parce qu'il a une connotation politique par-rapport au passé qui fait que, personnellement, je ne l'emploierai pas.\
`Réponse` Deuxièmement : Le Premier ministre.
- Le Premier ministre a la responsabilité du gouvernement, par définition, et je laisse le gouvernement agir conformément à la Constitution. Je m'applique simplement à donner certaines directives. La directive principale, c'est l'application du programme sur lequel j'ai été élu. Alors le gouvernement doit continuer.
- Ceux qui nous ont choisis veulent que cela change, et pour changer, il faut des réformes. Ces réformes doivent être exécutées à une bonne allure, raisonnable, mais à une bonne allure, et sans cesser d'être une bonne allure. C'est pourquoi, lorsque décentralisation, nationalisation seront votées - sans compter naturellement les réformes qui ont été adoptées sur les moeurs, les usages, l'abolition de la peine de mort, un certain nombre de lois touchant aux libertés - il faudra, dès le début du mois de janvier, grâce-aux ordonnnances, passer au train social : toutes les mesures qui concernent le partage du travail seront adoptées entre janvier et mars. Et ensuite, il faudra passer à d'autres problèmes, à la réforme fiscale qui est nécessaire, sans quoi nous ne pourrions rien faire, puis il faudra passer à la réforme de l'audiovisuel, etc.
- QUESTION (Michèle Cotta).- Nous allons vous interroger là-dessus.
- LE PRESIDENT.- Alors, on ne peut pas ralentir l'allure sur ce terrain-là puisque l'application du contrat est, en effet, non seulement ralentie, mais stoppée, sur les nationalisations, dès lors que celles des banques et des groupes que j'ai cités ont été faites à la fin décembre.\
QUESTION (Pierre Desgraupes).- Je me demande, monsieur le Président, si l'émotion déclenchée par la petite phrase de DELORS et la "tempête dans un verre d'eau", comme il l'a dit lui-même par la suite, ne vient pas de ce qu'un certain nombre de Français les patrons en-particulier, les patrons des petites et moyennes entreprises, n'ont pas l'impression d'entendre un double langage : d'une part, il y a celui que vous tenez, que vous avez tenu hier d'ailleurs devant l'association des élèves des Hautes études commerciales, vous rassurez les patrons, vous leur dites qu'ils sont des partenaires, non des adversaires, qu'ils ne doivent pas regarder les gens qui ont la charge et la direction des affaires françaises comme des adversaires, mais comme des partenaires, mais d'un autre côté, il est évident que vos alliés communistes, et même nombre de responsables du Parti socialiste, continuent à parler, par exemple, de rupture avec le capitaliste, voire, j'ai lu l'expression dans certains écrits, d'ennemis de classe. Alors, parce que les Français ont déjà entendu un double langage à propos de la guerre d'Algérie, par exemple, dans le passé, certains d'entre eux peuvent se dire : qui va être trompé ? Qui s'apprête-t-on à tromper dans cette affaire ? Je me demande si ce n'est pas cela l'arrière-plan de l'affaire DELORS, si on peut l'appeler ainsi.
- LE PRESIDENT.- Peut-être aussi une vague espérance, un peu diffuse, faute de pouvoir espérer que l'ancienne majorité, devenue opposition conservatrice, derrière M. GISCARD D'ESTAING et M. CHIRAC, puisse reprendre le pouvoir d'ici longtemps. N'y a-t-il pas aussi une espérance diffuse dans les mêmes milieux de voir la majorité socialiste, et même la majorité de gauche se scinder, se séparer, se diviser, se quereller ? Cela intervient un peu, tout cela. Le cas échéant, on encourage les différentes tendances, il y a toujours des tendances au-sein du monde socialiste, différents tempéraments, plutôt, assez éloignés les uns des autres.\
QUESTION (Pierre Desgraupes).- Qui arbitre ? C'est vous ?
- LE PRESIDENT.- Moi, mais c'est aussi le Premier ministre `Pierre MAUROY`. C'est un homme qui a, je peux le dire devant les Français, beaucoup de qualités de travail, de constance, de volonté, qui a une grande expérience politique, qui a aussi en même temps une très grande foi dans ce qu'il fait. J'ai une très grande confiance en lui, aussi. Son rôle est un rôle éminent, c'est même un rôle prééminent, mais bien entendu, lorsqu'il s'agit de décider dans un moment difficile, c'est à moi qu'il incombe de décider.
- Alors, il doit n'y avoir qu'un seul langage. On ne peut pas tromper les Français. Seulement, les circonstances sont souvent différentes. Je ne cherche pas, d'ailleurs, à rassurer les patrons, à rassurer les chefs d'entreprise. Je leur explique ma politique et je leur demande de la comprendre. Je ne leur demande pas un acte de foi, mais d'ouvrir les yeux. Je leur demande aussi d'avoir un peu de bienveillance pour les gouvernants de la France. Même si, en tant que citoyens, une -majorité d'entre eux sont réticents, il faut qu'ils comprennent qu'il faut qu'on vive ensemble.
- Mais il faut reconnaître qu'un certain nombre d'excès ont été commis, qu'un certain goût de revanche s'est emparé de ces milieux-là, je ne dis pas en général, mais dans certains milieux, particulièrement combatifs, et qu'il faut bien que le chef du gouvernement qui est, en même temps, le chef de cette majorité, puisse s'exprimer clairement et non pas simplement dans un langage patelin, mais dise ce qu'il pense. Et il dit ce qu'il pense. Les Français savent que M. Pierre MAUROY, quand il dit ce qu'il pense, est un honnête homme qui n'a pas un double langage.
- Moi, en tout cas, pour ce qui me concerne, j'entends dire aux chefs d'entreprise comme aux autres : nous sommes tous ensemble, avec des opinions différentes, ne pratiquons pas l'unanimisme, ne pratiquons pas les rassemblements inutiles ou fictifs, le débat politique et démocratique doit s'exercer entre nous. Les intérêts sont souvent différents, mais il arrive des moments où il convient de réaliser la synthèse, où il convient de se réunir, lorsque la France est en danger. Cela va de soi. Cela se fait généralement, mais lorsque la France est lancée dans une crise internationale aussi rude que celle que nous avons à surmonter, on a besoin de tout le monde. Mais il est normal qu'un gouvernement à direction socialiste, il est normal qu'un Président de la République élu sur un programme déterminé, exécute ce programme plutôt que celui de ses adversaires. Il faut qu'on s'y habitue.\
`Réponses` Vous dites : les communistes... mais les communistes, ils ont guerroyé auparavant, ils ont guerroyé pendant la campagne présidentielle, on le sait bien. Ils ont défendu leur parti, leurs idéologies, leurs hommes, leur candidat. Vous savez très bien qu'un certain nombre de discordances se sont fait entendre, non seulement des discordances de politique quotidienne mais aussi des discordances sur la politique de fond.
- Les élections sont passées, après que le Parti communiste ait jugé bon de soutenir, au deuxième tour de scrutin, le candidat à la Présidence de la République, le candidat socialiste, et les différents candidats socialistes aux élections législatives. Cela, c'est la réalité. Cela supposait déjà un minimum vécu ensemble, accepté d'un commun accord, et qui permettait de penser qu'une politique commune pourrait être mise en oeuvre.
- L'ayant constaté et restant fidèle, à la fois, à mon action depuis tant d'années, aux engagements que j'ai pris devant notre peuple, à l'espérance des travailleurs, de ce formidable rassemblement populaire qui a permis mon élection, j'ai jugé que c'était tout simplement honnête que d'appeler au gouvernement tous ceux qui avaient participé à ce rassemblement. Ce n'était pas indispensable sur-le-plan de l'arithmétique parlementaire, j'allais dire : raison de plus. J'ai pensé à chacun de ceux qui, dans leur foyer, dans le plus petit village, dans la plus grande banlieue, avaient l'espérance au coeur que je serais le rassembleur de ces forces populaires, et non pas, pour les raisons mesquines, leur diviseur. Voilà pourquoi je l'ai fait.
- Maintenant, dans la pratique des choses, je ne suis pas innocent, je ne suis pas aveugle, je sais bien qu'il y a toujours une réalité profonde historique qui fait que communistes et socialistes ce n'est pas la même chose. Mais pour ce qui concerne le gouvernement de la France, nous travaillons ensemble d'une façon suffisamment cohérente et harmonieuse pour que je n'ai pas, à l'heure actuelle, à me poser ce type de question.\
QUESTION (Michèle Cotta).- Je voudrais poser justement, à ce point de vue, une seule question très simple : est-ce qe vous prendriez un communiste à l'économie, mais si vous voulez aller plus vite, car je crois qu'il faut qu'on progresse un peu, je voudrais vous poser une question très intéressante au fond, c'est celle de la difficulté, pour un Président, d'être à la fois un Président engagé et un Président de tous les Français. Alors, est-ce qu'on peut être le Président qui fait le socialisme, donc le Président des Français ?
- LE PRESIDENT.- J'ai beaucoup réfléchi...
- QUESTION (Michèle Cotta).- N'oubliez pas ma question sur le ministre communiste...
- LE PRESIDENT.- J'ai beaucoup réfléchi - on y reviendra je pense - à la question principale, c'est-à-dire sur son rôle. J'ai beaucoup réfléchi avec scrupule. C'est une question qui est angoissante. Comment résoudre ce problème ? Est-ce que mes prédécesseurs l'ont résolu ?
- Il a bien fallu que chacun d'entre eux se détermine et choississe une politique qui ne pouvait pas avoir l'assentissement de l'unanimité des Français. Ils ont été à tour de rôle, fort discutés, dans leurs décisions principales et parfois dans leur décisions les plus importantes, parfois même dans leurs décisions les plus utiles, reconnues par l'histoire et reconnues ensuite par le plus grand nombre des Français.
- Alors, je crois qu'il faut bien déterminer le rôle d'un Président de la République dans le système qui est le nôtre. Rechercher le rassemblement des Français ne peut pas être confondu avec l'unanimisme. Moi, Je veux ce rassemblement pour que la France se sente plus forte, pour que chacun aime la France, pour que la France, à la fois, soit bienveillante et généreuse, pour que chacun des Français, pour que tous les Français se reconnaissent dans la politique de la France.
- Oui, mais j'ai le devoir d'appliquer une politique voulue par la majorité des Français, et c'est ça la démocratie. Je veux que cette politique soit mise en oeuvre, puisque la majorité l'a voulue, et que la minorité le refuse ne m'empêchera pas de l'exécuter, étant entendu que je crois, - ça c'est ma conviction, on peut la discuter - qu'en fin de -compte je sers l'immense majorité des Français en agissant de la sorte. Ma finalité, c'est de faire que tous les Français, devant l'histoire, se reconnaissent dans ma fonction.\
`Réponse` Vous m'avez posé la question des ministres communistes, est-ce que je les mettrais à l'économie ? Pour l'instant, j'ai un bon ministre de l'économie et des finances, et je ne pense pas à remanier le gouvernement. Cette question est un peu fictive. Le général de Gaulle avait mis un communiste à l'économie, il en avait même mis un à la défense nationale, à l'armement. Personnellement, je n'en suis pas là. La question ne se pose pas dans ces termes. J'estime que les communistes, les ministres communistes, les députés communistes, doivent être considérés comme les autres. Au-sein du gouvernement, ils ont les mêmes droits que les autres, les mêmes informations que les autres. Nous discutons ensemble tous les mercredis matin, mais à l'économie, pour l'instant je crois que je préfère...
- Michèle Cotta... DELORS.
- LE PRESIDENT.- Non, le socialiste que j'y ai mis, parce que c'est lui qui épouse le plus strictement la politique que j'ai décidée.\
QUESTION.- Juste un mot d'économie, parce que nous sommes pressés par le temps... Une question simplement sur le chômage... L'inflation, il n'y a paseu le dérapage attendu. Néanmoins, est-ce que vous ne trouvez pas que c'est dangereux d'habibuer les français à 15 % d'inflation par an ?
- Deuxième question : les chiffres de chômage sont en hausse. Jusqu'à quand pouvez-vous dire que le gouvernement n'en est pas responsable ?
- LE PRESIDENT.- L'inflation, ce n'est pas 15 % mais pas loin. Nous avons hérité, en fait, du rythme de 14 % au mois de mai, et nous avons diffusé dans l'économie française, nous sommes en-train de diffuser, quelques 35 à 36 milliards dans-le-cadre de la relance économique que nous avons décidée.
- Il y avait donc des risques, il faut le reconnaître, ce n'était pas facile à tenir, des risques de dérapage. Eh bien, je pense que l'inflation commencée à 14 % ne dépassera pas 14,5 %. On peut dire que nous sommes restés à peu près dans-le-cadre de la succession que nous avions reçue. C'est beaucoup trop et il faut s'attaquer à l'inflation par nécessité. On ne s'est pas fixé des objectifs impossibles, la première tâche, c'est d'essayer d'atteindre 10 %. Ensuite-on verra ce qu'on fera, et bien entendu on perséverera dans cet effort.
- Sur le chômage, il faut dire ceci : quand pourra-t-on affirmer que nous ne sommes pas responsables ? Depuis le mois de mai, c'est vrai que les structures industrielles, que les habitudes prises résultent essentiellement de la politique antérieure que nous n'avons pas pu changer en profondeur. Mais cela va bientôt cesser : quand nous aurons fait adopter nos réformes de structures et, à-partir d'elles, la politique qui va venir, c'est nous qui en seront responsables.
- C'est pourquoi il faut bien comprendre que si nous n'avons pas été en mesure de réduire le chômage, et même si nous avons dû supporter un accroissement continu de ce chômage, c'est parce qu'on ne peut pas faire de politique en l'air.\
`Réponse` Une politique contre le chômage, pour l'emploi, suppose d'abord - je vais vous le dire brièvement, mais il faut que je vous le dise - trois politiques.
- D'abord, une politique de production. On ne résout pas le problème des chômeurs en casant des chômeurs dans des endroits, ici ou là, qui ne correspondraient pas à un facteur de production nouvelle. Il faut d'abord produire, produire plus et produire mieux.
- Pour cela, il faut un retour à la croissance. Tel est le choix de mon gouvernement : retour à la croissance. Et comment peut-on retourner à la croissance, qui, vous le savez, approchait de zéro dans la plupart des pays occidentaux ? Nous faisons une politique originale, qui n'est pas à l'heure actuelle reconnue par nos principaux voisins. Ce retour à la croissance est possible par la relance de la consommation populaire, et elle est possible par la relance de l'investissement.
- Nous avons réalisé la relance de la consommation populaire, il nous faut maintenant réaliser la relance de l'investissement. On n'investit plus dans le secteur privé depuis 1976, ce n'est pas nouveau. Depuis 1976 ! Pour relancer l'investissement, il faut que les propriétaires d'entreprises privées se sentent en -état de confiance. Vous me direz qu'on en est encore loin. C'est justement ce qu'il convient de faire, et d'autre part il faut que le secteur public, à la fois par la loi de finances, le budget qui est un budget de relance, et aussi par le soutien du secteur public élargi, par les nationalisations et la maîtrise du crédit, relance l'économie.
- Nous avons également procédé, comme vous le savez, à un réajustement monétaire qui correspondait à la réalité des -rapports de force entre les monnaies depuis plusieurs années. Ce faisant, nous avons accru la compétitivité, la capacité de concurrence des productions françaises en face des productions étrangères.
- Il faut pouvoir ouvrir notre politique sur l'Europe. On a plaisanté sur "l'espace social européen" que j'ai proposé au sommet européen de Luxembourg il y a quelques mois. Eh bien ! l'espace social européen est entré dans les faits à Londres, au dernier sommet européen, lorsqu'on a consenti 3 milliards d'écus, c'est-à-dire 18 à 19 milliards de francs, pour des incitations industrielles.
- D'autre part, il faut une ouverture sur le tiers monde, non pas pour le court terme non pas pour demain matin, mais pour développer des échanges nouveaux entre les milliards d'êtres humains qui, aujourd'hui, souffrent de misère, et les pays industriels. Voilà la politique économique que nous avons lancée.\
`Réponse` `Lutte contre le chômage` Il faut une politique industrielle - là, j'énumère simplement pour soutenir nos industries traditionnelles.
- Comment va-t-on accepter, nous, Français, d'être soumis à la division internationale du travail décidée par le capitalisme multinational qui est tout à fait, naturellement, étrangère à la France ? Est-ce qu'on va accepter d'être battu sur notre propre terrain ? Est-ce qu'on ne va pas reconquérir notre marché intérieur ? Pour cela, il faut des industries de pointe, il faut une haute technologie, il faut être capable aussi de développer l'agro-alimentaire, il faut avoir une agriculture solide et puissante, c'est à quoi nous nous attaquons.
- Enfin, il faut une politique sociale, parce qu'on parle des chefs d'entreprise, c'est nécessaire, mais il faut aussi parler des autres, des travailleurs, ceux qui concourent au profit des entreprises, ceux qui y donnent leur temps et leur peine. C'est pourquoi nous avons une politique sociale qui va nous conduire, d'une part, à définir des droits nouveaux pour les travailleurs, et le pouvoir de décision pour les chefs d'entreprise - c'est cela l'harmonie - et, d'autre part, les ordonnance vont fixer les nouveaux droits sociaux, c'est-à-dire le partage du travail, la réduction du temps de travail hebdomadaire à 39 heures, et allant peu à peu vers les 35 sur les cinq ans qui viennent, la réduction du temps de travail sur l'année par la cinquième semaine de congé, la réduction du temps de travail sur la durée de la vie par la retraite à 60 ans, retraite d'ailleurs facultative.
- C'est pourquoi nous allons passer des contrats de solidarité, pour une politique qui est contenue dans le discours du chef du gouvernement.
- QUESTION (Michèle Cotta).- Monsieur le Président, au bout du -compte, le chômage ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, si l'on pense aux dernières décisions prises, en-particulier ce matin pour que les jeunes soient insérés dans la vie active, entre 16 et 18 ans, consacrant ces deux années à la formation professionnelle, ajoutées à tout ce que je viens de dire, nous devrions être en mesure de stopper la progression du chômage en-cours d'année 1982 et de voir la courbe descendre à-partir de 1983.\
QUESTION (Pierre Desgraupes).- Je vais vous proposer un autre sujet, monsieur le Président, que vous évoquiez au début de cet entretien, c'est la liberté. Au mois de mai, au moment des élections, le socialisme à la française - c'est ainsi que vous le désigniez - se présentait avec un visage chaleureux, et il incarnait dans tous les domaines une certaine libération.
- Aujourd'hui, en-particulier depuis le congrès de Valence, on voit se manifester ici et là, dans les propos et dans les discours, une certaine forme d'intolérance. Par exemple, estimez-vous acceptable, monsieur le Président, qu'un ministre donne publiquement des leçons de journalisme à des journalistes, même si à-titre personnel il a parfaitement le droit de porter un jugement sur le type de reportage incriminé ? Il s'agit là des "Trottoirs de Manille", je suppose que vous avez reconnu l'exemple. Est-ce que vous avez vu cette émission ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas vu l'émission, mais je me la suis fait expliquer, et je peux porter un jugement, je le pense, ce soir.
- Le congrès de Valence... A mon avis on a exagéré la critique. Vous me direz que j'ai un faible pour les socialistes.., j'admets ce faible. Mais moi je connais bien les socialistes, ce sont de braves gens. Il leur arrive d'être un peu durs dans leurs paroles, ce sont des gens généreux, et il y a eu d'autre part une certaine contrefaçon dans la manière dont on a relaté leur propos. Car, après tout, le discours principal, c'était celui qui avait été lancé par celui qi en était chargé, c'est-à-dire Jean POPEREN, à l'ouverture de ce congrès, qui représentait la politique du parti socialiste et qui annonçait, en somme, la politique de compromis avec les forces adverses. Bon... enfin passons.
- Moi, ce que je pense, c'est que les socialistes ont un peu manqué de sang-froid, car les attaques qu'ils subissaient étaient extrêmement vives : on a parlé de GOEBBELS à ce propos, on a parlé de dictature à mon propos, on a parlé de la fin de la démocratie à mon propos, de la fin des libertés. Il y avait des organisations qui se constituaient pour défendre les libertés... Vous imaginez !
- Donc ils ont eu tort de s'exaspérer. C'est tout ce que je dirai sur ce sujet.\
`Réponse` En ce qui concerne la lettre de Georges FILLIOUD, le jugement est un peu différent : moi j'aurais eu une autre opinion sur l'affaire de Manille : on a écouté cela chez moi, on a jugé tout cela, il parait que c'était très bien fait, finalement, avec une certaine finesse, une certaine discrétion. Donc je n'aurais pas eu le même jugement. Mais c'était dans une lettre où Georges FILLIOUD donnait son accord au vote du conseil d'administration de TF1 qui venait de décider que le reportage sur Manille passerait à l'antenne, et le ministre écrivait une lettre en s'inclinant devant la décision du conseil d'administration, tout en ajoutant ses commentaires personnels. Je veux dire par là qu'il n'y a rien de commun avec la censure.
- Alors le problème de savoir si un ministre peut donner de l'éclat pour exprimer une opinion, qui n'est pas celle d'un simple citoyen, sur le travail du journaliste, c'est une autre affaire.
- Personnellement je pense que je ne l'aurais pas fait. Mais lorsqu'il ne s'agit pas d'exercer une censure, qui serait intolérable, on mesure alors son jugement pour juger Georges FILLIOUD, qui est d'ailleurs un journaliste qui aime sa profession et qui l'a toujours respectée.\
QUESTION (Pierre Desgraupes).- Merci, monsieur le Président.
- Je vais maintenant vous poser une question qui sera une transition avec la politique étrangère. Tout le monde s'accorde, semble-t-il, pour, en 1981, 1982 - nous sommes presqu'en 1982 - reconnaître que l'interdépendance des nations est la règle d'or du monde moderne en tous les domaines, domaine de la perméabilité industrielle, des échanges commerciaux, de la dépendance énergétique, etc...
- Alors est-ce que cela est compatible avec l'existence d'une France socialiste telle que vous venez de la définir, dans un environnement européen, même mondial, au-niveau industriel, qui ne l'est pas du tout ? En somme, la question que je vous pose, c'est celle qui s'est posée du temps de LENINE et de TROTSKY : la révolution dans un seul pays, ou dans tous.
- LE PRESIDENT.- Nous sommes un pays de liberté, nous pouvons très aisément nous accomoder du voisinage et de la communauté avec les pays qui partiquent la liberté. Cela, c'est commun, c'est solide.
- Nous avons en même temps la même conception sur le refus de toutes les formes de protectionnisme. Il y a, à l'intérieur de l'Europe des Dix, un libre marché, et cela, c'est également un terrain commun très solide. En plus, on se connaît bien, on se pratique, nous avons souvent la même histoire, même lorsqu'elle fut difficile. Mais votre question mérite d'être posée, c'est vrai.
- Dites-vous bien qu'à l'heure actuelle, on nous supporte assez aisément. D'ailleurs, dans l'Europe du Marché commun, dans l'Europe des Dix, il y a des gouvernements sociaux-démocrates, le gouvernement allemand et le gouvernement danois, il y a un autre gouvernement socialiste, élu après nous, depuis peu, si bien que, si l'on devait se référe à cette seule règle, on pourrait dire qu'il y a déjà quatre pays qui participent d'un même choix fondamental sur dix - en attendant les autres - mais les intérêts nationaux prévalent finalement, quelle que soit l'idéologie de ceux qui gouvernent.
- Par-rapport au monde occidental, on a trouvé un "modus vivendi" avec les Américains. Je dis carrément ce que je pense concernant les peuples d'Amérique latine, d'Amérique centrale, vous savez ce que je pense de la politique monétariste - qui aboutira, selon moi, à un grave échec - qui est pratiquée dans un certain nombre de pays, notamment aux Etat-Unis d'Amérique, quelle que soit la bonne foi, et sans doute la sincérité de ceux qui dirigent cette politique. Mais nous nous respectons mutuellement. Ils font cette politique, nous faisons la nôtre... Très bien, c'est comme cela.
- Permettez-moi de vous dire que nous avons aujourd'hui un très grand rayonnement dans l'ensemble des pays du tiers monde et que notre politique, précisément, est celle qui convient le mieux à leurs aspirations. De ce côté-là, je pense que la France n'a jamais eu - ou en tout cas, si elle l'a eue, rarement - une telle autorité, une telle influence dans l'ensemble des pays du tiers monde. Donc, vous voyez que la politique que nous menons est compatible avec quelques grands intérêts et avec les vraies interdépendances à travers le monde.\
QUESTION (Michèle Cotta).- Monsieur le Président, à propos d'autorité de la France, plus largement, vous avez donné votre caution au développement des missiles américains en Europe, et en même temps vous avez donné votre accord pour l'entrée de l'Espagne dans l'OTAN. Parallèlement, vous avez "gelé" les relations politiques avec l'URSS. Alors, est-ce que vous ne craignez pas de donner l'impression de vous rapprocher du camp atlantiste, comme on dit, et est-ce que cela ne va pas contrarier ou gêner l'autorité morale et la liberté d'action de la France en-matière de détente et de désarmement ?
- LE PRESIDENT.- Les choses ne se posent pas comme cela du tout...
- QUESTION (Michèle Cotta).- Est-ce que les Soviétiques ne le ressentent pas comme cela ?
- LE PRESIDENT.- Si vous posiez la question aux dirigeants soviétiques, vous auriez, je crois, des surprises.
- QUESTION (Michèle Cotta).- Ils préfèrent parler avec les Allemands ?
- LE PRESIDENT.- Ce que je peux vous dire, c'est que lorsque j'ai été élu Président de la République, j'ai considéré que mon premier souci était de préserver l'équilibre des forces entre l'Est et l'Ouest, cet équilibre étant la condition de la paix. J'ai réuni tous les experts militaires, je me suis fait communiquer tous les dossiers, et j'ai constaté que sur-le-plan conventionnel des armes classiques l'Union soviétique disposait, en Europe, d'un énorme avantage, que sur-le-plan nucléaire dit tactique, elle disposait d'un réel avantage, et que sur-le-plan nucléaire stratégique, une certaine suprématie pouvait se dessiner à-partir des années 1985 - 1986. Dès lors, j'ai pensé qu'il était nécessaire de préserver ou de rétablir l'équilibre, ce qui m'a fait approuver certaines propositions américaines. Voilà le premier point.\
`Réponse` Le deuxième point, c'est que je ne veux pas qu'on inverse le mouvement au-point de rétablir la suprématie d'un des deux blocs, ou d'une des deux super-puissances sur l'autre, sans quoi : déséquilibre, risque de guerre.. risque de guerre, il faut le dire, et tous ceux qui m'écoutent doivent mesurer la gravité de mon propos.
- Pour préserver l'équilibre, il était nécessaire, les dispositions américaines étant prises, d'engager la négociation, l'Union soviétique ayant toutes les cartes sur la table et sachant à quoi s'exposait le monde si la course aux armements continuait. C'est pourquoi, après avoir pris cette position, après avoir vu les -rapports de forces se dessiner, après les dernières propositions américaines, j'ai demandé la négociation. Elle s'est ouverte le 30 novembre à Genève entre l'Union soviétique et les Américains.
- J'ai approuvé, car je dis : s'il ne faut pas de SS 20, qui sont des fusées russes qui peuvent détruire tout le dispositif militaire de l'Europe occidentale du Nord, de la Norvège au sud de l'Italie, en l'espace d'un quart d'heure et à 100 mètres près de précision, bien entendu, j'estime que la future installation des Pershing 2, qui sont américaines et qui peuvent atteindre les centres vitaux de l'Union soviétique en l'espace de cinq à six minutes, tandis que les forces stratégiques soviétiques doivent mettre vingt minutes pour traverser l'Atlantique, créerait un déséquilibre. Alors, il ne faut ni des SS 20, ni des Pershing 2, et cela, c'est un langage que les Soviétiques commencent à comprendre.
- Vous parlez de l'Espagne, sur l'OTAN, nous n'avons rien à dire, nous ne sommes pas membres de l'OTAN qui est l'Organisation militaire, le commandement intégré de l'Alliance atlantique. Je n'ai pas d'opinion là-dessus, cela ne me regarde pas.
- Enfin, par-rapport à l'Union soviétique, je peux dire que tout en ayant parlé clair, tout en continuant de condamner l'occupation militaire de l'Afghanistan, tout en mettant en garde contre des actions inconsidérées en Pologne, tout en marquant des différences sensibles entre nos politiques extérieures, j'entends maintenir un degré de relations entre nos peuples, entre nos économies £ j'entends préserver toutes les chances sur notre continent d'une sécurité collective, garantie par un pays comme l'Union soviétique comme par un pays comme la France, qui est seule sur le continent, comme l'Union soviétique, à disposer d'une force nucléaire autonome de dissuasion que je veux préserver, et même soutenir, de telle sorte que nous restions toujours au-dessus du seuil au-dessous duquel il n'y aurait plus de crédibilité pour la défense française.\
QUESTION (Pierre Desgraupes).- Vous allez vous rendre prochainement en Israel et votre élection a soulevé au moment où vous avez été élu beaucoup d'espoir parmi les gens, nombreux, qui pensent que vos prédécesseurs ont été assez injustes envers l'Etat hébreux. Mais d'un autre côté, je pense que, pour toutes sortes de raisons, nous sommes très attirés aussi vers le monde arabe, ne serait-ce que par un certain nombre d'intérêts économiques.
- Alors, dans le passé, on a peut-être poussé quelquefois jusqu'au cynisme l'éloge d'une sorte de "réal politik", on a même osé l'appeler ainsi, je voudrais vous demander comment vous comptez sortir de cette ambiguité ?
- LE PRESIDENT.- En n'ayant qu'un seul langage à l'égard des Arabes et à l'égard d'Israel. Ce que je dirai à Jérusalem et Tel Aviv, je l'ai dit à Ryad, en Arabie saoudite, je l'ai dit à Alger, je le dirai à Amman en Jordanie où je suis également invité. Ce même langage, c'est : Israel a le droit d'exister. Ce droit lui a été reconnu par les Nations unies et lui a été reconnu aussi par l'histoire et par le courage de son peuple. On ne peut pas lui refuser les moyens de cette existence. Il faut donc des sûretés, des frontières sûres et reconnues, et on ne peut pas jongler avec les faits. Les pays arabes ou les organisqtions palestiniennes qui refusent cette existence d'Israel, nous ne pouvons pas les approuver, et cela, je le dis dans les pays arabes de la même façon que je le dis aux Israéliens qui sont en effet mes amis. Je leur dis : il faut que vous reconnaissiez le droit à l'existence du peuple palestinien. Il ne m'appartient pas de définir exactement sur la carte quelles seront les limites géographiques de l'entité de la patrie palestinienne. On discute : Jordanie, Cisjordanie, ... Ce sont les négociateurs qui décideront. La France n'est pas un arbitre, n'est pas un médiateur, n'est pas non plus un négociateur, mais ils ont droit à une patrie. Comment voulez-vous, sans tomber dans l'illusion ou le mensonge, dire qu'il pourrait y avoir une patrie palestinienne, et que les Palestiniens se verraient interdire de créer les structures de leur choix ?
- Ce langage, je le tiens ici et là. La politique de la France commence à être écoutée par ses amis arabes, par ses amis israéliens, parce que nous ne jouons pas double jeu. Nous risquons de n'être compris ni par les uns ni par les autres. Nous courrons aussi la chance d'être compris et par les uns et par les autres £ et même si on refuse nos propositions, que la France garde au moins son prestige, son rayonnement, ses amitiés.
- QUESTION (Pierre Desgraupes).- Autrement dit, vous pensez qu'on peut introduire de la morale en politique extérieure ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas de la morale, c'est de la précision. On dit la même chose. Vous savez comme les distances sont brèves, comme tout se sait, il vaut mieux dire la même chose à tout le monde.\
QUESTION (Michèle Cotta).- Monsieur le Président, une dernière question, car nous avons largement débordé l'horaire, enfin un peu. LE PRESIDENT.- Et nous avions tant d'autres choses à dire, moi qui voulais vous parler de la réforme fiscale...
- QUESTION (Michèle Cotta).- La sécurité sociale... J'espère que vous aurez d'autres occasions de vous exprimer là-dessus.
- Une question plus générale qui est la dernière que nous voulons vous poser ce soir. Vous êtes au pouvoir depuis le 10 mai, depuis six mois. Je voulais savoir si un Président de la République peut faire n'importe quoi en France, si vous avez tous les pouvoirs ou si, au contraire, vous ressentez et où vous ressentez les pesanteurs du quotidien.
- LE PRESIDENT.- Le Président de la République a beaucoup de pouvoirs, il n'a pas tous les pouvoirs, non seulement institutionnellement, c'est-à-dire d'après la Constitution qui est la règle commune, mais aussi par-rapport à la conception que j'ai de la démocratie. Mais il a de grands pouvoirs et, lorsque vous m'interrogez, vous avez le droit de me mettre en cause parce que la politique pratiquée par le gouvernement m'engage au premier chef. Je suis le premier responsable de la politique française.
- Alors comment est-ce que je juge moi-même ce qui a été accompli depuis 7 mois ? Je pense qu'on a fait beaucoup de choses je pense qu'on a bien fait de les faire, je pense que les réformes sont indispensables. Elles sont, je l'ai déjà dit, conformes à mes engagements. Je pense qu'il faut les poursuivre.
- Mais, lorsqu'on m'interroge - je crois que c'est la dernière question - sur le bilan - ce sera un bilan très positif devant l'histoire - j'ai plutôt tendance à me dire : "quel dommage qu'on n'ai pas fait aussi tant d'autres choses qui eussent été nécessaires" !
- QUESTION (Michèle Cotta).- où sont les pesanteurs ? où les sentez-vous ? Qu'est-ce qui bloque ? Est-ce que c'est ainsi que vous imaginiez le pouvoir ?
- LE PRESIDENT.- J'imaginais... Je m'en faisais quand même une idée assez précise, et cela correspond à peu près à l'idée que je m'en faisais. Simplement, il faut compter avec le temps.
- D'abord, le Président de la République dispose d'un mandat de sept ans £ il ne s'agit pas d'exécuter en six mois ce qui est prévu pour sept ans. Ensuite, il y a le respect des droits du Parlement. Il y a la pratique du gouvernement, il y a plusieurs assemblées.
- Il y a aussi les usages et les moeurs, il faut les respecter. Donc, il faut compter avec le temps. Et lorsque j'imagine ce qu'il me reste à faire, c'est immense.\
`Réponse` Mais je voudrais dépasser, si vous le voulez bien, cet aspect sûrement ponctuel, factuel, des choses à faire. L'année 1982 est déjà programmée, je vous ai dit tout à l'heure : début janvier jusqu'à mars, les réformes sociales, la Sécurité sociale, et puis à-partir de là, les réformes fiscales et puis la réforme de l'audiovisuel et le reste.
- Ce que je veux vous dire, c'est que, au fond, il faudra beaucoup de temps, et même après moi. C'est l'ambition qui est la mienne, c'est le choix politique fondamental qui est le mien : nous n'aurons rien fait si nous n'avons pas crée les bases de la civilisation nécessaire. Après deux siècles de révolution industrielle, après l'éclatement de la société rurale et pastorale dont j'ai tiré mes sources, où sont mes racines, où est ma forme de culture, où sont mes attachements, ces énormes villes, ces rassemblements de millions de femmes et d'hommes n'ont pas trouvé de civilisation. Il n'y a pas encore de communauté de la ville, de communauté urbaine... on les a bâties n'importe comment, on a coupé toutes les relations qui pouvaient unir les hommes, les femmes... le rôle des femmes dans les sociétés, le rôle de la famille éclatée, les logements trop étroits dans lesquels on ne peut pas vivre sans se quereller, sans vivre dans l'exaspération, où on doit se séparer.
- Tout vise à séparer et moi je voudrais viser à tout rassembler, à tout réunir. C'est cela la forme de civilisation de la ville.
- Voyez-vous, on disait que les nomades, c'était des gens qui n'avaient pas de civilisation, c'était d'ailleurs injuste, c'est vrai que c'était quand même des civilisations sédentaires qui ont pu créer des civilisations qui ont marqué notre esprit.
- A travers la ville aujourd'hui, la ville de cette fin du XXème siècle, les gens sont devenus des nomades, partent toute la journée, ils font une heure, deux heures de transport pour aller au travail, on n'est jamais chez soi, on n'est jamais rassemblé. Il faut que les gens puissent de nouveau se parler, qu'ils puissent communiquer. Quand ils auront communiqué, ils commenceront à se comprendre.
- Voilà pourquoi il y a souvent ces jeux de salons où l'on dit : qu'est-ce que c'est que le socialisme ? Je me souviens d'un grand leader anglais travailliste qui avait dit : le socialisme, c'est la science, d'autres disent : c'est la liberté... C'est la liberté, c'est la science... moi, je dirai que ce sera la fondation de la civilisation pour la ville où vivront bientôt huit Français sur dix, étant bien entendu que je m'inspire, en disant cela, des valeurs que j'ai reçues, et ces valeurs sont héritées, à travers les siècles dans notre France, de cette réalité de la société pastorale où je disais à l'instant que j'avais puisé mes sources et auxquelles je reste fidèle.
- (Michèle Cotta).- Monsieur le Président, nous vous remercions.\