5 décembre 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, Président de la République, au concours agricole de Nevers, samedi 5 décembre 1981

Monsieur le député maire,
- Monsieur le président de la Société d'agriculture,
- Messieurs les ambassadeurs,
- Mesdames et messieurs,
- Comment vous dirais-je le plaisir que j'ai de me trouver parmi vous, ici à Nevers dans ce département de la Nièvre qui m'a fait l'honneur pendant si longtemps de me choisir comme l'un de ses représentants. Je n'ai pas oublié cette époque récente qui a occupé une large part de ma vie. Et c'est, pour moi, une étape heureuse de participer à une manifestation de cette importance, de retrouver tant de visages connus, estimés, tant de personnes qui se dévouent pour le développement de ce département, tant d'hommes et tant de femmes qui ont été des compagnons de vie. Bien sûr, certains sont plus particulièrement mes amis mais je ne fais pas de distinction. Tous font partie de cette communauté dont j'ai été, et dont j'espère toujours être l'un de ceux qui travaillent quotidiennement pour qu'elle se développe.
- Ce n'est pas la première fois que je participe à un concours agricole de Nevers. C'est cependant la première fois par définition que je puis représenter la nation tout entière pour admirer le travail accompli par nos éleveurs. J'ai toujours été frappé par l'extrême beauté de ce spectacle, par son caractère esthétique qui ne peut être que le fruit d'un labeur assidu, non pas d'une mais de plusieurs générations. Sans doute les animaux que nous admirons sont-ils le résultat d'études et de recherches constantes à travers les années. Mais il ne faut pas oublier le travail des éleveurs : quelle discipline, quelle compétence apprise, quelle assiduité à l'ouvrage. Un ouvrage qui parfois même rend esclave ceux qui s'y livrent. Et tout cela est possible parce que, dans ce département et dans les départements voisins, une grande tradition d'élevage s'est alliée aux techniques contemporaines les plus avancées.\
Je suis heureux d'être parmi vous. Et je n'y suis pas venu seul. Plusieurs membres du gouvernement m'accompagnent. Surtout j'ai pensé que vous seriez heureux de recevoir ceux qui ont bien voulu répondre à mon invitation, l'ambassadeur des Etats-Unis, l'ambassadeur de l'Union soviétique, l'ambassadeur de Grande-Bretagne, l'ambassadeur d'Italie. Avec les excuses, à la dernière minute, pour raison de santé, de l'ambassadeur d'Allemagne fédérale que je regrette beaucoup de ne pas voir parmi nous. Je pense que les éleveurs du nivernais qui ont le regard tourné vers l'extérieur, qui ont su s'ouvrir grâce-à leurs capacités vers les grands marchés internationaux seront satisfaits de voir que le dialogue s'est établi avec ces grands pays étrangers. Là-bas, la commission sera faite. On saura au-delà de nos frontières, on le sait déjà à vrai dire, ce qu'est capable de produire l'élevage charolais et particulièrement ce que sont capables de produire les éleveurs nivernais.
- Mesdames et messieurs, nous allons dans quelques instants remettre les -prix aux éleveurs dont les animaux ont paru aux experts, les plus dignes d'être remarqués. Il n'y a ni vainqueur, ni vaincu à l'issue de cette joute fraternelle entre gens d'un même terroir qui se connaissent, qui s'estiment et qui d'ailleurs, au gré des années, d'un an sur l'autre, l'emportent à tour de rôle. Certes on connait bien les grands élevages qui perpétuent la tradition des réussites, mais il en est de nouveaux ou d'anciens qui apparaissent : bref, vous êtes tous ensemble les artisans de ce succès. Vous éprouvez tous ensemble la satisfaction et la fierté. Moi je l'éprouve devant ce que j'appellerai la belle ouvrage récompensée que nos invités ont pu tout à l'heure admirer. Je l'ai dit à l'instant : la présence de ces invités des grands pays avec lesquels nous entretenons des relations économiques importantes souligne bien la vocation internationale de notre agriculture et, plus précisément, de l'élevage de notre région. Je tiens à les saluer amicalement, à leur dire la joie que j'ai de les recevoir aujourd'hui à Nevers.\
Je salue aussi mes amis de la Nièvre, les éleveurs, les représentants de ces éleveurs, les représentants des agriculteurs nivernais, élus des grandes associations que j'ai plaisir à retrouver ici. En eux, j'ai toujours trouvé des partenaires désireux d'avancer, de comprendre et capables de se faire comprendre lorsqu'ils plaident un dossier dans lequel ils mettent leur foi, leur énergie, leur intelligence. Nous n'avons pas besoin de penser de la même façon en toute chose. Mais nous avons besoin, au moins, de trouver un terrain commun pour défendre ensemble les production de notre pays. Pour ma part, je vois ici l'occasion de rendre hommage au travail et à la science des éleveurs. Je vous le disais à l'instant ces animaux magnifiques sont le résultat d'une sélection désormais séculaire, d'une multitude de soins patients et de ce savoir complexe de l'éleveur où se manifeste la maîtrise raisonnée de la nature. Mais par delà les éleveurs de la Nièvre, je pense qu'il faut honorer le travail de tous les agriculteurs de notre pays. En combien de temps - trente ans peut-être ? - ont-ils fait de la France l'une des premières puissances agricoles du monde. Ils n'ont pas ménagé leurs efforts pour moderniser leurs exploitations. Ils ne demandent que cela. Ils ont besoin d'être aidés pour cela, faute de disposer de l'outil nécessaire. Ils le demandent, ils le veulent. Ce ne sont pas eux, les agriculteurs, qui sont retardataires. Ils ont appris au-cours des années difficiles et au lendemain de la deuxième guerre mondiale, ce qu'étaient les exigences du monde moderne. Je le disais : ils n'ont pas ménagé leur effort pour moderniser, pour appliquer les enseignements de la science à la production, pour accroître la productivité de leur travail.\
D'ailleurs les résultats sont là. Non seulement notre agriculture nous assure un approvisionnement alimentaire abondant et de qualité. Mais elle constitue - il faut le répéter sans cesse, et ceux qui suivent le développement du Marché commun le savent - l'une de nos premières branches exportatrices. Que dis-je ? Elle représente une force déterminante pour l'indépendance, la grandeur et la prospérité de la France. Il est bon de le rappeler à tous les Français, comme à nos amis étrangers. Oui, la France est une grande nation agricole et il serait paradoxal dans cette nation agricole que les victimes du développement économique fussent précisément les agriculteurs. Aussi faut-il développer une agriculture conforme aux intérêts de ceux qui y travaillent. Et conforme, au-delà de la France et de l'Europe, à l'équilibre d'un monde où trop d'hommes, trop de femmes, trop d'enfants meurent de faim.
- Voilà pourquoi le gouvernement de la France doit être ferme lorsqu'il s'agit de défendre les chances de notre agriculture, les intérêts de nos agriculteurs et particulièrement les intérêts des plus modestes d'entre eux. J'ai récemment rappelé cette détermination lors du sommet européen de Londres. Nous ne sommes pas intransigeants. Nous acceptons la discussion. Une communauté suppose l'accord de tous. Mais il est des intérêts vitaux sur lesquels on ne peut faire des concessions qui sacrifieraient les intérêts les plus légitimes. C'est ce que j'ai dû dire en-particulier pour la défense des producteurs de lait. C'est ce qu'il faut pouvoir dire pour les producteurs des régions méditerranéennes. C'est ce qu'il faut pouvoir dire pour que la conception du revenu agricole fondé sur les prix ne soit soumis aux fantaisies de la politique ou de la diplomatie, mais soumis à la réalité des conditions économiques hors desquelles les agriculteurs ne pourront pas rester sur leur sol, hors desquelles l'agriculture française s'appauvrira.\
Il faut que nous veillons ensemble à l'amélioration de la politique agricole commune. Elle est utile en soi. Elle a été bénéfique pour les agricultures de tous les pays européens, y compris pour la nôtre dans son ensemble, avec cependant des variations selon les types de production. Ainsi, l'on ne peut pas dire que l'élevage ait été le principal bénéficiaire de cette communauté. Il faut donc réaliser pour l'élevage ce qui a pu être obtenu, par exemple, pour les céréales. De même, il faudra s'attaquer pour d'autres régions aux problèmes des primeurs, au problème de l'horticulture. Cela a déjà commencé. Il convient d'organiser désormais chacun des marchés en cause. Mais nous ne voulons pas que les nouvelles avancées de l'Europe se réalisent au détriment des conditions de vie de nos agriculteurs. Nous défendons des bases raisonnables de discussion et je pense que nous parviendrons dans les semaines qui viennent ou dans les mois prochains à nous entendre car il y va de l'intérêt de tous.
- Lorsque l'on parle du vin, comme c'était le cas à la fin de l'été et au début de l'automne, je peux comprendre l'inquiétude des producteurs. Il faut se retourner du côté des traités qui nous lient à nos partenaires et trouver l'accord loyal qui convient sur la base de ces traités, dans le respect de ces traités.
- Lorsque l'on discute du lait comme je l'ai fait la semaine dernière, il faut tenir -compte, non seulement des traités, mais aussi des besoins. Il faut savoir distinguer, tout en les alliant, les intérêts contraires. Il faut savoir distinguer parmi les producteurs le petit producteur dont le mode de vie est commandé par la quantité de lait qu'il vend et l'usine à lait, parfois nécessaire mais, souvent cause des excédents dont souffre la Communauté `CEE` alors que les taxes qui sont décidées par l'Europe frappe indistinctement les uns et les autres. Il faut que se développe l'idée d'une exonération jusqu'à un certain niveau de production pour éviter les excédents et pour que soient rémunérés à un prix plus juste les milliers de petits producteurs qui, en France, ne peuvent vivre que de cette production.\
Je pourrais dire la même chose pour la viande. Parlementaire pendant trente-cinq ans de ce département, député d'une circonscription rurale, comment pourrais-je ignorer les besoins de nos éleveurs que j'ai connus, que je connais, dont je peux dire qu'ils me considèrent comme un ami, un compagnon. Que de fois me suis-je indigné devant ces importations massives et indistinctes, cette concurrence organisée à notre propre production sans que soit véritablement étudié l'équilibre de notre commerce extérieur. Comment ne serais-je pas inquiet de voir tant de produits de substitution venir de l'extérieur en échappant aux règles générales et notamment aux taxations de la Communauté `CEE`. Ces importations engendrent une fois encore une concurrence quasiment déloyale à l'intérieur même de notre marché.
- J'ai pris la décision de tout faire pour que le gouvernement soit en mesure de contribuer à l'intensification de notre production, d'encourager les aides là où il le faut, de corriger le cas échéant, les erreurs d'appréciation. Je pense qu'il faudra revenir sur certaines dispositions, par exemple pour les aides à la vache allaitante dont un certain nombre de producteurs n'ont pas pu bénéficier alors qu'ils auraient mérité d'y avoir droit. Lorsque l'on aperçoit sur le tas qu'un certain nombre de mesures doivent être corrigées, il ne faut pas hésiter à le faire.\
Quant à l'installation des jeunes agriculteurs, nous avons déjà décidé, dès la -constitution de ce gouvernement, de doubler les aides. Ce doublement sera effectif incessamment. De même il faut que les formations de ces jeunes, par exemple les formations aux disciplines de l'élevage soient considérablement développées. En même temps des dispositions légales devront être prises pour que leur installation soit facilitées par de multiples autres mesures. Vous connaissez celle qui va permettre aux Safer par exemple de louer des terres, ce qui élargira indiscutablement le champ des possibilités des jeunes agriculteurs.
- Dans cette région, je me souviens de l'effort accompli par le conseil général de la Nièvre pour favoriser les diverses expérimentations et tentatives de modernisation. Les mesures prises encore récemment pour développer le drainage vont permettre à cette région de devenir zone pilote pour l'intensification de la production fourragère. Et vous savez les ambitions que nous avons pour favoriser l'amélioration génétique de notre troupeau.
- Sur-ce-plan là comme sur les autres, nous devons avoir des objectifs prioritaires. Le gouvernement, dès la semaine prochaine, lors de la conférence annuelle exposera la mission qu'il se donne. Nous voulons à-tout-prix sauvegarder et même développer, donner toutes chances à l'exploitation familiale agricole. Mme le ministre de l'agriculture `Edith CRESSON` conduit cette politique comme il convient de la conduire.\
Dans la rencontre de ce soir, je n'oublie pas, au moment même où je m'exprime, l'inquiétude qui habite de nombreuses familles paysannes. Les dirigeants des diverses organisations agricoles nivernaises m'ont exposé leurs problèmes à leur façon que je connais bien, c'est-à-dire pleine de retenue et de courtoisie, mais aussi avec la clarté et la fermeté du propos. Ils m'ont remis des notes ou memorandum que j'ai besoin de connaître pour rester informé des problèmes qui se posent. Je sais leur inquiétude car l'agriculture, elle aussi, je le dis pour les autres qui ne sont pas agriculteurs, subit à sa manière les rudes effets de la crise économique. L'augmentation des charges, du prix du fuel, des semences, des aliments du bétail, la nécessité de rembourser les emprunts qui ont servi à moderniser l'exploitation contraignent les producteurs à réduire le revenu disponible pour leurs familles.
- Cela se produit depuis combien de temps ? Depuis sept ans déjà. Le revenu agricole se dégrade constamment depuis sept ans. Ce n'est pas une nouveauté. Ce n'est pas lié à mai 1981. En six mois nous avons tout juste eu le temps de nous retourner pour préparer 1982 et tenter de sortir de l'impasse où l'on est depuis 1974.
- Baisse accélérée du revenu agricole par simple comparaison entre le prix d'achat des produits industriels, chimiques, des aliments, des taux d'intérêt de l'argent. Les prix agricoles qui restent le plus souvent ce qu'ils sont quand ils ne baissent pas.
- Au-cours des quatre dernières années, par exemple, me promenant dans les différentes communes de ce département, je constatais, que d'une année sur l'autre, les prix restaient les mêmes, ce qui veut dire que comparativement le revenu baissait à vive allure.\
Je connais ces situations dramatiques et j'ai demandé au gouvernement qu'il assure là comme ailleurs, les conditions de la solidarité nationale. Les agriculteurs, autant et plus que d'autres en-raison des difficultés particulières qu'ils connaissent, ont besoin de cette solidarité. Ce n'est pas de l'assistance. Ils ne demandent ni pitié, ni aumône. Ils demandent simplement que soient réunies les conditions qui leur assurent un juste revenu de leur travail. Cela doit être dit à nos principaux concurrents dans les institutions internationales.
- Nous jouons le jeu de la concurrence internationale, ce jeu qui consiste à ne pas opposer des barrières artificielles au marché international. Mais nous avons besoin de sauvegarder ce qui constitue l'essentiel de notre force économique et qui passe par le niveau de vie des producteurs.
- Dans quelques jours, vous ai-je dit, le Premier ministre `Pierre MAUROY` et Mme le ministre de l'agriculture `Edith CRESSON` que j'ai plaisir à saluer parmi nous, proposeront de concert avec les organisations agricoles un ensemble de mesures destinées à résoudre les cas les plus difficiles et à engager, dès à présent, une nouvelle politique agricole. Ne me croyez pas maniaque du nouveau. Les mots "nouveau", "renouveau", "nouvelle politique", j'aimerais bien ne pas avoir à les employer si souvent. Mais que voulez-vous ? Si la politique précédente a donné ce résultat, il faut bien que l'on en change. Si pendant sept ans les résultats n'ont fait que s'aggraver, il faut bien imprimer un nouveau -cours aux choses. Alors mettons nous tous ensemble autour de la table, discutons entre gens sérieux et je pense que le sens civique et la compétence des organisations agricoles permettront ce dialogue vers un accord que je crois nécessaire.
- Bien sûr tout n'est pas possible tout de suite, mais ce qui peut être fait maintenant, je vous l'assure, le sera. Et face à la baisse du revenu agricole de l'année dernière, à cette année et surtout pendant les six derniers mois dont nous assumons la charge, je veillerai à ce que toute exploitation tout agriculteur qui en a besoin se trouve dans la possibilité de disposer d'une aide qui vienne compenser la perte subie.\
Je vous le disais : le mal vient de loin, mais si l'on ne veut plus du système d'assistance qui ne correspond pas à la dignité des travailleurs de la terre, c'est aux racines du mal qu'il faut désormais s'attaquer. Mieux organiser les marchés, alléger le fardeau du foncier, répartir plus équitablement les aides, accroître le nombre d'installations des jeunes, assurer une meilleure formation. C'est à ce programme d'ensemble qu'il faut se consacrer. Telles sont les lignes d'action que le gouvernement doit mener à bien en accord, je le souhaite, avec les organisations agricoles.
- Et progressivement, nous parviendrons ensemble à infléchir le -cours des choses, à rendre l'espoir aux paysans de notre pays qui nous ont montré, en tant de circonstances et aujourd'hui dans ce concours ce qu'ils étaient capables de faire. Ils sont capables de faire plus encore pour leur pays si leur pays leur montre le chemin de l'espoir.
- Tous ont le droit de travailler et de vivre dignement. Tous ont leur place dans l'agriculture dont notre pays a besoin. Mais ce droit-là dicte aussi un devoir, un devoir de solidarité nationale, un devoir pour l'Etat, un devoir pour le gouvernement. Et j'en suis le premier responsable. C'est à-ce-titre que je m'adresse à vous. Il faut que les agriculteurs de France sachent que le Président de la République - issu des leurs, qui a vécu sa jeunesse dans leur milieu, qui les connait, les aime aussi - entend assurer leur place en France et dans le monde.\