14 novembre 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au journal " Times of India ", notamment sur la conférence Nord-Sud de Cancun, l'aide au développement et la coopération entre l'Inde et la France, Paris, samedi 14 novembre 1981

QUESTION.- Monsieur le Président, vous êtes revenu récemment du sommet Nord-Sud de Cancun. Pourriez-vous nous résumer quelles sont vos impressions après cette rencontre ?
- LE PRESIDENT.- La réunion de Cancun a été un succès. La -nature même de cette rencontre interdisait l'échec. L'objectif, qui a été pleinement rempli à son sens, était de permettre grâce-à un vaste échange de vues la création d'un esprit ouvert à l'égard des problèmes économiques qui se posent en relation avec le tiers monde.
- Je vois, au-delà, deux aspects particulièrement positifs. Le premier est qu'ont été dégagées de grandes lignes sur certains thèmes proposés à l'ordre du jour. Il est clair que le consensus réalisé est plus profond, par exemple, sur la production agricole et l'aide alimentaire que sur les questions financières et monétaires £ mais on peut cependant se féliciter qu'il y ait eu au-moins accord sur les problèmes à identifier, et c'est déjà un pas en avant appréciable au moment du lancement des négociations globales.
- Le deuxième élément à souligner réside dans les réponses encourageantes apportées aux deux questions posées dans le memorandum français. Sur les négociations globales le résumé des co-présidents l'indique : nous avons bon espoir qu'elles s'ouvrent effectivement l'année prochaine. Sur le secteur énergie de la Banque mondiale, nous avons pu constater un large degré d'accord, les réserves au demeurant non exprimées formellement d'un seul pays parmi tous ceux présents à cette rencontre ne devant pas nous empêcher de progresser dans la voie d'une expansion progressive de ce secteur.\
QUESTION.- Le problème majeur du monde actuel est le fossé qui existe entre le Nord, riche et industrialisé, et le Sud, pauvre et à prédominance agricole. Dans cette perspective, nous attachons une grande importance au rôle de la CEE et à l'influence que vous pouvez exercer en-son-sein. Les lecteurs indiens aimeraient apprendre ce que vous pensez que la France peut faire à cet égard, et quelles sont vos intentions ?
- LE PRESIDENT.- Vous avez raison de souligner que l'action que la France est en mesure d'entreprendre pour réduire l'écart existant entre le Nord et le Sud aura sa pleine efficacité à l'intérieur de la Communauté européenne. La Communauté est en effet, à l'heure actuelle, un des seuls intermédiaires possibles entre les tendances les plus conservatrices du Nord et les éléments les plus progressistes du Sud.
- Pour ce qui est de l'action de la France elle me paraît se situer dans plusieurs domaines :
- celui de l'agriculture et de l'alimentation, où nous avons une expérience ancienne et où nous pouvons, en tant que grand pays producteur, mettre à la fois nos connaissances technologiques et notre production alimentaire au service des pays du tiers monde £
- celui de la stabilisation des matières premières, où nous avons agi de longue date, convaincus qu'il s'agit d'attaquer le mal à la racine en s'en prenant à la fois à la spéculation internationale et à l'instabilité des marchés que nous pouvons réduire par la conclusion d'un nombre suffisant d'accords internationaux de produits, dont le Fonds commun sera la clé de voûte £
- celui de l'énergie, le problème principal étant l'orientation d'un volume adéquat d'investissements énergétiques vers les pays en développement qui sont structurellement encore plus dépendants que nous, pays industrialisés, de la facture pétrolière toujours croissante qui pèse sur leurs balances de paiements £
- celui des questions monétaires et financières, qui nécessite une action conjointe des pays industrialisés et des pays pétroliers à surplus de capitaux dans le sens d'une réorientation de leurs investissements productifs vers les pays qui en ont le plus besoin et d'un meilleur partage des responsabilités à l'égard du développement économique mondial.\
QUESTION.- Nous attachons une grande importance à nos relations économiques avec l'Ouest. Elles sont d'une importance capitale pour nous et nous souhaitons les développer. Mais cela ne sera pas possible si nous ne sommes assurés d'une aide substantielle d'organisations internationales dominées par l'Ouest, telles que la Banque mondiale et le consortium d'aide à l'Inde. Est-il possible que la France nous aide à cet égard ?
- LE PRESIDENT.- La France connaît l'importance qu'a pour l'Inde l'aide qui lui est apportée par la Banque mondiale et par le consortium chargé d'organiser au-niveau international le flux de crédits destinés à votre pays. La France est, pour sa part, prête à participer de façon positive aux efforts de la collectivité internationale en faveur de votre pays. Comme l'a annoncé le représentant de la France à la dernière réunion du consortium de la Banque mondiale pour l'Inde, au-cours de votre année budgétaire qui a commencé le 1er avril 1981, la France mettra à la disposition de l'Inde un crédit d'au-moins 600 millions de francs. Les négociations qui permettront de mettre en oeuvre cette contribution de la France à l'effort international vont s'engager très bientôt.\
QUESTION.- Monsieur le Président, l'Inde et la France entretiennent d'excellentes relations. Mais votre élection a fait naître des espérances d'une collaboration franco - indienne accrue dans tous les domaines. Ces espérances ont été encore renforcées par la visite à New-Delhi de votre ministre des relations extérieures, M. CHEYSSON. Pourriez-vous nous indiquer comment vous envisagez personnellement l'accroissement et l'amélioration des relations entre les deux pays ?
- LE PRESIDENT.- La France et l'Inde savent aujourd'hui qu'elles ont beaucoup à se dire et pensent que, dans l'intérêt général, elles peuvent coopérer bien davantage que dans le passé. Ceci tient, bien sûr, au fait qu'elles occupent l'une et l'autre, une place originale dans la communauté des nations, parce qu'elles sont héritières de très grandes civilisations et ont toutes deux un rôle actif et indépendant sur la scène internationale. Mais il y a davantage que cette similarité de situation. Nos deux pays attachent une importance primordiale à la -recherche d'un nouvel ordre international. Or, ils constatent que le dialogue entre le monde industrialisé et le tiers monde a peine à s'engager. Ils estiment que cet -état de choses appelle des efforts soutenus et déterminés de la part de l'Inde et de la France, parce qu'elles ont une volonté commune et les moyens d'agir, et parce qu'elles sont convaincues que leur capacité d'entraîner leurs autres partenaires au-sein de ce dialogue sera considérablement accrue par une concertation franco - indienne confiante et approfondie.
- Nos deux gouvernements ont une autre ambition, qui est de faire en sorte que, parallèlement, la coopération économique, scientifique, technique et culturelle entre les deux pays devienne exemplaire de ce que pourraient être à l'avenir des relations entre pays du Nord et pays du Sud.\
QUESTION.- Monsieur le Président, la question du Kampuchea crée dans notre région des tensions. Malheureusement, ceux qui ont massacré la moitié de la population du Cambodge continuent de recevoir une aide importante, des Etats-Unis et de la Chine entre autres. Aucun pays ne connaît les problèmes indochinois mieux que la France. Pourriez-vous monsieur le Président, nous faire part de vos réflexions sur la situation au Kampuchea et nous expliquer comment à votre avis, ce problème peut être résolu ?
- LE PRESIDENT.- La France ne serait pas cohérente avec elle-même si elle ne s'inquiètait pas, au Cambodge comme ailleurs, d'une violation caractérisée du droit international que la -nature odieuse du régime de POL POT ne peut justifier. Nous ne pouvons, en fait, accepter ni l'une ni l'autre et nous en avons tiré les conséquences diplomatiques puisque, si nous n'avons pas établi de relations avec les autorités de Phnom Penh, nous n'en avons pas entretenues avec le régime Khmer rouge.
- Quant à l'avenir, la France estime, avec ses partenaires européens, qu'une solution raisonnable doit être fondée sur l'existence d'un Cambodge indépendant et neutre, doté d'un gouvernement réellement représentatif, libre de toute présence militaire étrangère et entretenant des relations amicales avec tous les pays de la région.
- La France entend apporter son -concours à une telle solution. Elle ne saurait, en effet, se désintéresser d'une région où ses liens historiques survivent avec les peuples de la péninsule indochinoise et où des relations amicales se sont plus récemment développées avec les pays de l'ANSEA.\
QUESTION.- L'énergie est un secteur vital dans lequel nous collaborons, et nous serions très intéressés de savoir quelles sont les possibilités dans ce domaine.
- LE PRESIDENT.- L'énergie constitue effectivement un secteur où la coopération franco - indienne est appelée à se développer encore. L'Inde est un grand pays en développement qui dispose de ressources énergétiques abondantes qu'elle doit mettre en valeur encore davantage pour faire face à ses besoins croissants et améliorer ainsi sa balance des paiements. Estimant pour sa part que la croissance des ressources énergétiques du tiers monde constitue l'une des clefs essentielles d'un meilleur équilibre économique mondial, la France est disposée à apporter son soutien aux efforts de l'Inde. L'expérience de l'industrie française dans le secteur des hydrocarbures où nous coopérons déjà avec l'Inde mais aussi dans celui du charbon où nous avons des projets importants avec votre pays, et également en ce qui concerne les énergies nouvelles (solaire, biomasse etc...), est un atout précieux pour cette coopérarion.
- Nous sommes prêts à mettre nos expériences, nos connaissances et notre technologie à la disposition de l'Inde et à contribuer ainsi au progrès de votre pays.\