19 octobre 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, au journal mexicain " Excelsior " notamment sur la conférence Nord-Sud de Cancun, les relations franco-mexicaines, les relations Est-Ouest, lundi 19 octobre 1981

QUESTION.- Qu'attendez-vous de la conférence Nord-Sud à Cancun ?
- LE PRESIDENT.- Je n'attends évidemment pas de cette rencontre qu'elle résolve l'ensemble des problèmes qui figurent depuis sept ans à l' -ordre du jour de ce que l'on appelle "le dialogue Nord-Sud et qui fut si souvent, en fait, la juxtaposition de deux monologues. Si une discussion de deux jours y suffisait, il faudrait croire aux miracles. J'attends de cette rencontre, et c'est déjà beaucoup, qu'elle pose le problème dans toute son ampleur afin que chacun des participants soit placé en face de ses responsabilités. Il ne serait pas acceptable qu'une conférence de ce niveau et de ce genre, qui n'a pas de précédent dans l'histoire du monde, se limite à un échange de vues sans lendemain.
- QUESTION.- Les pays comme les Etats-Unis et l'URSS sont-ils disposés à obtenir des résultats positifs de cette rencontre ou cherchent-ils simplement à réaffimer leur politique respective ?
- LE PRESIDENT.- C'est aux responsables des pays dont vous me parlez qu'il faudrait poser cette question. Je ne fais pas de conjecture. Je remarque simplement que l'URSS est absente de ce forum - ce qui est déjà en soi, une réponse.
- QUESTION.- Quelle sera la position de la France dans cette rencontre et quelle thèse soutiendra t-elle ?
- LE PRESIDENT.- Notre thèse, si j'ose dire, c'est qu'il ne convient plus de s'en tenir aux thèses, aux déclarations d'intention ou aux voeux pieux. La France posera à ses interlocuteurs des questions précises. La première, par exemple : sommes-nous, oui ou non, d'accord pour la reprise des négociations globales ? La seconde : sommes-nous, oui ou non, d'accord pour que les pays démunis soient mis en mesure d'obtenir les moyens d'exploiter leurs propres ressources énergétiques ? Voilà quelques questions qui n'ont rien de rhétorique. Elles appellent des engagements concrets et précis. Pour notre part, nous y sommes prêts.\
QUESTION.- Pourriez-vous m'expliquer comment est intervenu l'accord pour la signature de la déclaration franco - mexicaine dans le cas du Salvador ?
- LE PRESIDENT.- L'accord est né tout naturellement de la concordance de nos propres principes et du sens qu'a le Mexique, et en-particulier le président LOPEZ PORTILLO, de ses responsabilités internationales. A la clef de tout, il y a le respect du principe de non intervention, et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Ni la France, ni le Mexique, n'acceptent de rester les bras croisés. Dans les deux dernières années, il y a eu au Salvador 25 000 êtres humains tués et 400 000 personnes on dû émigrer. L'intervention militaire extérieure ne peut qu'alimenter le prolongement d'une guerre civile horrible. Aussi bien nous sommes-nous limités à rappeler qu'il appartient au peuple du Salvador et à lui seul, à travers toutes ses composantes, d'engager un processus de négociations pacifiques.
- Cet appel au bon sens a eu un retentissement considérable. Au milieu d'un monde menacé de folie quiconque sait raison garder passe pour un original. Mais le sens commun, disait DESCARTES, est la chose du monde la mieux partagée. Laissons donc le temps au temps, et vous verrez bientôt que nombre de ceux qui aujourd'hui nous critiquent nous donnerons raison demain.
- QUESTION.- Que pensez-vous de l'aide militaire et technique que les Etats-Unis prêtent au gouvernement du Salvador ?
- LE PRESIDENT.- Un conflit politique et social appelle une solution politique et sociale. Dans aucune partie du monde, la force des armes ne saurait créer le droit, ni s'y substituer.\
QUESTION.- Considérez-vous que la région centro - américaine pourrait devenir une poudrière, servant de -cadre à une guerre régionale ou mondiale ?
- LE PRESIDENT.- C'est effectivement un foyer de tension internationale fort dangereux. Il y a plusieurs " Sarajevo " possibles à présent dans le monde. L'Amérique centrale est certainement l'un d'eux. La possibilité que l'étincelle salvadorienne mette le feu à l'Amérique centrale est réelle. Comme est réelle la possibilité que les peuples, je parle des opprimés et non des oppresseurs, soient les premières victimes d'un embrasement régional. C'est pourquoi nous préférons prévenir l'incendie. N'est-ce pas la meilleure façon de défendre la paix ?
- QUESTION.- Que pensez-vous de la position de Cuba ? Quel est le rôle que Cuba joue sur la scène internationale et dans le contexte des nations latino - américaines et des Caraibes ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas à qualifier la politique de tel ou tel pays de la région. Notre rôle n'est pas de creuser les fossés mais d'essayer de les combler. Là encore, le Mexique et la France partagent la même vision du monde, fondée sur l'égalité souveraine des Etats, la non intervention et la condamnation du recours à la force. De même que nous condamnerions toute intervention de Cuba dans les affaires intérieures d'autres pays, une intervention contre ce pays mériterait notre réprobation. Cela dit, le gouvernement français n'a pas encore eu de conversation, officielle ou officieuse, avec le gouvernement cubain.\
QUESTIONS.- Etes-vous partisan de la fabrication de la bombe à neutrons, de la prolifération des armes nucléaires et de leur installation chez les pays membres de l'OTAN, en Europe ?
- LE PRESIDENT.- Ne mélangeons pas les genres, s'il vous plait ! Vous évoquez trois problèmes très différents. La bombe à neutrons est une arme nuléaire d'un type spécial. Son inclusion dans un arsenal doit être apprécié en fonction de la politique de défense qui est celle de chaque pays, selon la place qu'il occupe dans le monde. Nous n'avons pas à porter de jugement de valeur sur cela. Quant à nous, nous procédons à l'étude de la technologie de cette arme mais j'ai déjà dit que son déploiement n'est pas pour nous une question d'actualité. Si nous n'excluons pas a priori que la possession d'une telle arme puisse être un jour utile à l'adaptation continue de nos forces, je vous rappelle que notre doctrine est celle de la dissuasion et non de la bataille nucléaire et qu'elle ne doit pas se laisser attirer hors du champ de ses hypothèses.
- La prolifération de l'arme nucléaire est un tout autre problème. Il va de soi que nous lui sommes rigoureusement hostiles car là est peut-être le plus grand danger qui pèse sur l'humanité actuelle. Nous ferons tout ce qui est en notre mesure pour y parer. Les divers protocoles du traité de Tlatelolco constituent à cet égard un remarquable garde-fou.
- Quant à l'installation de nouvelles armes dans les pays membres de l'OTAN, c'est une question qui les regarde au premier chef. Sans être nous-mêmes membres de l'organisation militaire intégrée, sans être donc concernés au-titre de notre propre défense par les décisions des membres de l'Organisation, nous sommes néanmoins attachés à la sécurité de l'Alliance atlantique. C'est pourquoi nous pensons que la double décision prise en décembre 1979 par l'OTAN est logique. Le dyptique "parité - négociation" me paraît répondre à la nécessité !\
QUESTION.- Quelles sont les relations de la France avec les Etats-Unis, -compte tenu du durcissement de la politique nord - américaine non seulement en Amérique latine mais en Europe, en Afrique et en Asie ?
- LE PRESIDENT.- Ce sont des relations normales entre deux pays alliés et souverains, une amitié vieille de deux siècles. Membre loyal de l'Alliance atlantique, la France respecte ses obligations à l'égard de ses alliés et elle attend d'eux le même traitement. Cela s'appelle la réciprocité. Je veillerai à ce que ce contrat soit rempli, avec toutes les clauses qu'il implique.
- L'Alliance et l'amitié sont une chose. L'alignement et l'inconditionnalité en sont une autre. Nous sommes pleinement solidaires de nos alliés dans-le-cadre des relations Est - Ouest, qui est celui qui recouvre l'Alliance.
- Nous avons nos propres conceptions pour ce qui concerne les relations Nord-Sud. Et tant pis si cela ne fait pas plaisir à tout le monde. La politique internationale de la France se décide en France, et nulle part ailleurs. Elle ignore les idées toutes faites, les exclusives, les chasses gardées. Elle sera donc présente partout où sa présence répondra à la demande des peuples.\
QUESTION.- Le monde s'oriente-t-il, à commencer par l'Europe, vers des régimes de gauche socialistes, ou bien vers des sociétés à régime conservateur ?
- LE PRESIDENT.- Je ne suis pas devin, et le temps n'est pas le même sous toutes les latitudes. Cela s'appelle, entre autres le "décalage horaire". Mais l'histoire fait son chemin toute seule, et elle va à son rythme et à sa guise. Le socialisme tend provisoirement à reculer dans certains pays du nord de l'Europe £ il progresse dans le sud.
- Il est clair, en-tout-cas, que le contre-courant concervateur de ces dernières années, que la crise économique explique en grande partie, n'a rien d'inexorable. Méfions-nous en cette matière des généralités.
- QUESTION.- Quel est le but le plus important que vous vous êtes fixé durant votre présidence ?
- LE PRESIDENT.- Chasser le spectre du chômage. Dans l'immédiat qu'il n'y ait pas un chômeur de plus en France imputable à notre politique. Et à court terme, renverser la courbe des demandeurs d'emploi. Ce qui ne me fait pas oublier qu'il nous faut signaler l'inflation qui s'est installée dans l'économie française au temps de la politique précédente, sous la direction des partis conservateurs.\
QUESTION.- Le pacte de Varsovie et l'OTAN sont-ils des nécessités ?
- LE PRESIDENT.- Dans l'abstrait, certainement pas, mais aucune question politique n'a de sens dans l'abstrait. La nécessité de chacune des alliances réside dans l'existence de sa concurrente. Disons que l'une est le mal nécessaire de l'autre. Ce qu'il nous faut changer, c'est la situation historique qui a rendu nécessaires ces pactes d'alliance. A long terme, la France souhaite la disparition simultanée des blocs militaires. Mais dans les circonstances actuelles leur disparition pure et simple reviendrait à mettre l'effet avant la cause.
- QUESTION.- Etes-vous partisan de la présence des troupes soviétiques en Afghanistan et sinon qu'est-ce qui pourrait être fait pour amener leur retrait ?
- LE PRESIDENT.- Les troupes soviétiques en Afghanistan doivent se retirer. C'est une exigence de la communauté internationale toute entière, c'est celle de la France, c'est celle du Mexique. Nos deux pays sont d'accord sur ce principe. La conscience de la condamnation qu'ils ont encourue au regard de la conscience universelle devrait suffire à reconduire les soviétiques chez eux. Devrait ou aurait dû. Dans l'immédiat, la France a proposé avec ses partenaires des Dix un -cadre de règlement qui permettrait à l'Afghanistan d'exercer son droit à l'autodétermination et à retrouver un statut de non-aligné. Dans-ce-cadre, l'URSS qui obtiendrait des garanties internationales quant à l'absence de toute ingérence dans les affaires internes de l'Afghanistan, n'aurait aucun motif plausible de maintenir ses troupes dans ce pays. Nous voulons espérer que l'Union soviétique, comme elle déclare en avoir le désir, se prêtera à la mise en oeuvre d'un règlement politique de cette -nature. La France nouvelle ne saurait admettre pas plus là qu'ailleurs que la force crée le droit.\
QUESTION.- Croyez-vous à l'efficacité d'une course aux armements ("armamentismo") toujours plus grande pour préserver la paix dans le monde" ?
- LE PRESIDENT.- Seul l'équilibre des forces peut garantir la paix. Telle est notre doctrine. Le surarmement fait obstacle à cet équilibre £ mais le sous-armement aussi, hélas. Une bonne négociation ne peut s'engager que dans la parité. Lorque l'un des deux camps en présense estime qu'un accroissement de son arsenal est nécessaire à la préservation de l'équilibre des forces, nous considérons qu'il a le droit de procéder à une telle modernisation à condition que celle-ci ne cache pas une -recherche de la supériorité militaire.
- Quant à la course aux armements, processus de surenchère sans fin, elle conduit à un gaspillage de ressources intolérable ainsi qu'à une exaspération des tensions internationales. La France fait appel à tous ceux qui se rendent responsables de cette course folle pour qu'ils y mettent fin. Sans doute notre politique de dissuasion suppose-t-elle le maintien en permanence de la crédibilité de nos capacités de défense et de risposte, mais elle ne nous pousse jamais à aller au-delà de cette exigence minimale de sécurité.\
QUESTION.- Comment expliquez-vous qu'un pays aussi cultivé est sensible que le vôtre, qui aurait pris l'habitude de vivre avec des régimes de centre droit se soit incliné cette fois vers le socialisme, alors que en Europe et aux USA prévaut une grande vague conservatrice ?
- LE PRESIDENT.- Je ne savais pas que la culture et la sensibilité étaient de droite ! Le choix démocratique des français n'a pas seulement été un élan de coeur, mais d'abord et avant tout un acte de raison. Une politique, celle de la droite avait fait faillite. Il fallait donc en changer. On ne change pas de politique sans changer les hommes.\
QUESTION.- Quel est votre point de vue sur la situation à Varsovie ?
- LE PRESIDENT.- Tous les peuples ont le droit de disposer d'eux-mêmes. Comment supposer qu'un peuple aussi fier, aussi courageux, aussi profondément enraciné dans son histoire que le peuple polonais puisse faire exception à la règle ? Je sais bien qu'il y a eu Yalta. C'est un fait présentement incontournable. Mais en voici un autre : c'est la classe ouvrière elle-même, en Pologne, qui réclame le droit de s'organiser en toute indépendance, et entre les libertés syndicales et les libertés politiques, qui peut tracer la frontière infranchissable ?
- La France a apporté une aide matérielle considérable à la Pologne, en se gardant de toute intervention inopportune. Notre seul but est d'aider les Polonais à surmonter eux-mmes leur crise intérieure, à l'abri de toute intervention extérieure, qui serait fatale pour le monde.\
QUESTION.- Vivons-nous le moment le plus critique de la scène internationale depuis la fin de la seconde guerre mondiale" ?
- LE PRESIDENT.- Voilà une question rituelle. Je n'ai rien d'un optimiste impénitent mais je vais vous parler franchement, à une question pareille, je répondrai non. Il est vrai que les tensions sont aujourd'hui plus fortes qu'elles n'ont jamais été depuis 10 au 15 ans £ il est vrai que le potentiel de destruction a atteint un niveau inégalé, y compris dans le tiers monde. Je pense néanmoins que les possibilités de communication entre les peuples et les dirigeants les plus éloignés, par l'idéologie ou la géographie, se sont dans le même temps améliorées £ que les pays du Sud, en-particulier, ont acquis les moyens de faire entendre leur voix, en sorte que les forces de paix sont aujoud'hui en mesure de peser de tout leurs poids sur la balance. Nous avons aujourd'hui, pensons par exemple au Moyen-Orient, de très sérieux motifs d'inquiétude. Nous n'avons cependant pas de raisons, pas plus aujourd'hui qu'hier, de parier sur le malheur. Ce ne sera jamais le pari de la France.\