19 octobre 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur le champ de bataille de Yorktown en Virginie, lundi 19 octobre 1981

Monsieur le président,
- Monsieur le gouverneur,
- Chers amis américains et français,
- Dans le sang, l'effort et le courage, quelque chose d'immense a commencé ici : ce premier chapître de l'histoire moderne, nos aieux l'ont écrit ensemble. De nouveau, nous voici au rendez-vous du souvenir, mais aussi face à l'avenir offert à nos deux peuples sous l'image contrastée de l'espérance et de l'inquiétude, espérance que peut éclairer comme il y a deux siècles, le même amour de la liberté, inquiétude que suscitent trop souvent dans notre monde les atteintes aux droits et à la dignité de l'homme.
- La victoire de Yorktown ne serait qu'une date parmi d'autres si nous ne retenions pas la leçon qu'elle nous donne.
- Qui ne se souvient des péripéties de cette guerre qui n'en finissait pas : fatigues et souffrances des combattants, hésitations des chefs, difficultés pour aboutir à un commandement unifié des forces américaines et françaises sous les ordres de WASHINGTON. Là-haut, dans le nord, ROCHAMBEAU s'impatientait de l'inaction relative imposée à son corps expéditionnaire pendant que la guerre pourrissait autour de New York où les soldats de la vaillante Angleterre tenaient bon. L'une des plus belles flottes mise sur les mers par la monarchie française demeurait apparemment inutile dans la rade du Cap français.\
Comme il arrive souvent, quand s'enlisent les combats, les opinions s'interrogent, l'argent commence à manquer, la lassitude gagne. Mais un sursaut de clairvoyance et de volonté va suffire à faire tourner la chance et à maîtriser le destin. Une succession de chassés-croisés transforme vos provinces insurgées en un gigantesque échiquier. LAFAYETTE, qui servait dans votre armée grâce-à l'accueil paternel de WASHINGTON attire progressivement les 10 000 hommes de CORNWALLIS au plus profond de la Virginie, d'abord pour défendre celle-ci puis pour fixer et immobiliser les forces adverses.
- L'intelligence du terrain et le sens de l'action lui montrent que tout peut se jouer autour de Yorktown si les Caps de la Chesapeake sont transformés en piège. LAFAYETTE alerte WASHINGTON et ROCHAMBEAU qui comprennent qu'il ne faut pas s'obstiner sous New York et descendent avec leurs troupes pour cette fameuse marche de plus de 200 lieues du nord au sud que des volontaires américains viennent de nous faire revivre.
- Tout s'accélére en octobre 1781. Et tout va basculer. LAFAYETTE a bien manoeuvré £ WASHINGTON et ROCHAMBEAU bien décidé. Mais la flotte anglaise, encore maîtresse de la Chesapeake, peut toujours rembarquer CORNWALLIS et battre les forces combinées des alliés.\
C'est alors qu'intervient notre amiral de GRASSE, dépassant des ordres trop étroits par l'un de ces coups d'audace qui jalonnent l'histoire des grandes victoires militaires. Louis XVI avait signifié à l'amiral de garder sa flotte loin des combats, mais WASHINGTON l'appelle à l'aide. Sans attendre un nouvel avis du roi, de GRASSE met à la voile et la flotte française arrive avant les vaisseaux anglais au point déterminant. La bataille de la Chesapeake va disperser la flotte adverse de GRAVES et de HOOD.
- Il reste à réduire l'armée de CORNWALLIS au-cours du siège dont nous percevons encore les traces grâce-à votre admirable reconstitution du terrain. Un geste va donner tout son sens à la victoire et ce geste eut lieu ici-même, presque à la même heure du jour. Le général O'HARA, délégué par CORNWALLIS, malade, galope vers ROCHAMBEAU pour lui remettre l'épée du chef anglais. Mais le général Mathieu DUMAS en lui désignant WASHINGTON, le vrai chef suprême, va faire prendre conscience à tous, de ce qui vient de se passer depuis cinq ans en terre américaine : ce n'est pas une nouvelle péripétie de la vieille querelle franco - anglaise, mais bien le premier acte libre du nouveau monde. La jeune nation américaine est désormais (...)\
Nous autres Français savons, qu'avant nous, MONTESQUIEU et nos philosophes du XVIIIème siècle, ont eu sur le nouveau continent leurs premiers disciples £ qu'avant nous, vous avez donné corps à des idées qui allaient se développer tout au long du siècle suivant et jusqu'à nos jours dans un grand mouvement universel :
- - l'indépendance pour la nation
- - La Constitution pour l'Etat
- - La liberté pour les peuples.
- Et lorsqu'en 1789 la France s'enflamme à la braise de votre révolution, LAFAYETTE coule notre Déclaration des droits de l'homme dans le moule de JEFFERSON et de FRANKLIN.
- Mon cher président, vous avez évoqué, à Philadelphie, cette idée de liberté. Elle est notre référence commune. Pour elle, nous nous sommes retrouvé chaque fois, vous nous avez rendu, avec usure, la politesse de LAFAYETTE. PERSHING et EISENHOVER nous ont précédé aux rendez-vous de 1917 et 1944.\
Nos deux peuples peuvent être fiers de ne s'être jamais affrontés par les armes. Elles ne sont pas nombreuses, dans le concert des grandes nations, celles qu'aucune guerre n'a opposées. Le pacte de l'amitié, scellé à Yorktown, a toujours été respecté. Nous devons y veiller comme sur un bien précieux sans oublier qu'il s'est élargi à l'adversaire de jadis, aujourd'hui devenu compagnon fidèle des bons et des mauvais jours, l'Angleterre qui, en 1940, tint le sort du monde libre dans les mains courageuses de son peuple indomptable.
- Sans doute nous est-il arrivé, et nous arrivera-t-il encore, à tel détour de l'histoire, de ne pas faire les mêmes choix. Nous avons chacun des intérêts nationaux à défendre, il peut y avoir des contradictions, il y en a eu, il y en aura. Nous avons chacun nos propres convictions sur l'organisation des rapports sociaux et économiques, et nul ne peut demander à l'autre de renoncer à ce qu'il croit juste et bon pour son pays.
- Mais ces différences ne peuvent ni ne doivent porter atteinte aux raisons profondes d'une nécessaire alliance `Alliance atlantique` qui puise ici sa source et dont nous ressentons, en ce jour, plus qu'en aucun au\
Oui, la bataille de Yorktown - et ce qui s'en est suivi - a pesé lourd sur le destin du monde £ sa leçon demeure £ le combat pour la liberté et la justice des "Insurgents" de la guerre de l'indépendance se poursuit sous d'autres formes, en d'autres lieux du monde actuel.
- En effet, là où l'injustice prime, la liberté est un leurre £ là où la liberté est bafouée, la pensé s'asphyxie. Mais là où la justice règne, la liberté vit et la pensée respire. Les enseignements de WASHINGTON et des pères fondateurs de la démocratie américaine sont inscrits dans la mémoire collective où les ont rejoints les idéaux de nos révolutions de 1789 et de 1848.
- Ecoutons ensemble les voix qui s'élèvent, de tous les continents. Partout s'expriment le même refus de toutes les formes de domination, quelle qu'en soit la -nature, politique, économique ou culturelle, la même volonté d'indépendance, le même besoin de dignité. Les aspirations des peuples d'aujourd'hui sont aussi légitimes que celles de nos ancêtres. Il sont fidèles à leur exemple. Comprenons-les, nous qui avons la charge de conduire la politique de nos pays en cette époque difficile et agissons pour que leur message soit entendu quand il est encore temps.
- Monsieur le président, je vous remercie d'avoir permis au Président de la République française de se recueillir avec vous dans la première capitale des Droits de l'homme, et je forme le voeu que, dans les luttes de notre temps, et pour garantir la paix, la justice et la liberté, nous nous retrouvions, comme à Yorktown, côte à côte.\