18 septembre 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de clôture de M. François Mitterrand, Président de la République, au colloque international consacré à Pierre Teilhard de Chardin, Paris, UNESCO vendredi 18 septembre 1981

Pierre TEILHARD de CHARDIN est né un 1er mai et mort un jour de Pâques. Deux fêtes qui célébrent, l'une le renouveau de la vie, l'autre, la transformation du monde par le travail des hommes.
- Venu au monde à Sarcelat, au-coeur de la France rurale, non loin des grottes de Lascaux, où l'homme préhistorique franchissait déjà les seuils de l'histoire, il en est sorti à New York, métropole étourdissante, symbole de la ville et de la technique. Entre ces deux branches dela parenthèse dans laquelle se déroule sa vie, il a connu les immenses espaces chinois, couru d'ouest en est, du nord au sud, en géologue attentif, en paléontologue avide de sonder et, si possible, d'élucider les mystères des origines humaines. Lorsqu'à la suite des fouilles en Afrique, il mettra en lumière l'existence du sinanthrope faber, il n'hésitera pas à affirmer que c'est bien le continent noir qui est le berceau de l'homo sapiens. Je comprends que mon ami le président SENGHOR, apôtre de la négritude, en ait tiré une part de son inspiration.
- Comme tous ceux qui étudient la cosmogénèse, TEILHARD de CHARDIN a cherché la trace des lignes infinies qui mènent des surgissements immémoriaux de la vie à l'époque moderne, avec l'espoir tenace dans la réussite finale de l'aventure humaine.
- Car TEILHARD de CHARDIN est résolument optimiste, envers et contre tout, en dépit de tous les reculs, de tous les démentis opposés à son espérance. Pour lui, les théories évolutionnistes qu'il estime fondées dans les faits, débouchent au terme ultime de l'avenir, sur une réconciliation de la nature et de la culture, sur l'épanouissement définitif de la personnalisation. Avec une puissance de synthèse exceptionnelle, il peint la fresque de l'épopée humaine, nouvelle "Légende des siècles", des millions de siècles en vérité. Le langage du savant devient vision, son style est traversé par l'inspiration du prophète et du poète. Les métaphores abondent : celle de "l'eau vivifiante" et du "feu purificateur" en-particulier. Des mots aussi proches que "chair, "mère", "sein", "sève", "fleur", s'élargissent aux dimensions du monde. L'énigme de l'univers s'illumine d'un jour nouveau. Elle devient transparente et cohérente.\
L'optimisme teilhardien est ancré dans la conviction de la convergence finale de toute chose. Il n'y a pas de contradiction entre personnalisation et socialisation. "Le Tout n'est pas l'antipode de la Personne" écrit-il en 1936 dans "Sauvons l'Humanité", mais le pôle même de la personne. Totalisation et personnalisation sont les deux expressions d'un mouvement unique. Cette philosophie de la "durée mûrisseuse" le rapproche de BERGSON et s'articule en même tempsà une philosophie de l'action qui le situe dans le voisinage de BLONDEL et de MARX. Sa pensée est engagée : elle exprime le refus de la tour d'ivoire, comme aussi l'inlassable parcours des grands espaces extrême-orientaux, le contact avec les multitudes chinoises et la volonté d'unir "en un front commun tous ceux qui croient en l'avenir et se tiennent pour responsables de le faire avancer". Ainsi écrit-il dans une des Lettres de voyage : "Il n'y a qu'une façon de découvrir, c'est de construire l'avenir" et encore ce qui vaut d'être discuté- : "Le problème de la connaissance tend à se coordonner, mieux, à se subordonner au problème de l'action".
- Rien de béat pourtant dans cette démarche. Le pari n'est pas gagné d'avance. L'épopée commencée il y a des millions d'années peut encore avorter. L'enthousiasme de TEILHARD face aux conquêtes scientifiques et techniques se double d'une vigilance aigue. La tentation prométhéenne guette le progrès, il lui faut donc dépasser le plan matériel, vouloir sans cesse le subordonner à la défense et au bonheur de l'homme concret. "Ouvriers de la terre... Accoucheurs de l'avenir", TEILHARD définit ainsi la tâche de ceux qui vont participer à la dynamique de l'univers.
- Ce processus de création continue, ce mouvement d'auto-accomplissement cosmique et personnel, humanisation de la nature et universalisation de l'humain, TEILHARD le voit culminer dans la manifestation du Christ, à la fois source, nerf et couronnement de l'évolution. Dieu est, pour lui, l'avenir absolu, le soleil éternel du point oméga. Il n'y a pas de rupture entre le langage de sa foi et celui de l'évolution...\
Se laisser traverser et transporter par cette science visionnaire n'implique pas l'abandon de tout esprit critique. Au nom même de la rigueur dont TEILHARD de CHARDIN s'est toujours réclamé, on ne peut pas ne pas mettre en question certains points de sa pensée.
- A propos de la collectivisation inscrite dans la dynamique évolutionniste, TEILHARD parle de "socialisation" ce mot fut souvent employé par la suite dans sa propre famille spirituelle, notamment au second concile du Vatican et jusque dans une toute récente encyclique. Mais que signifie-t-il pour TEILHARD ? Simplement l'unification, la mondialisation du phénomène humain. Et sous cette notion, on peut ranger tout ce qui s'oppose à l'individualisme égoiste et stupide. D'où une tendance à accorder, dans un premier temps un préjugé favorable à tout mouvement collectiviste, quelle qu'en soit la -nature. Sans doute se reprend-il vite, mais il faut bien s'interroger sur les dangers de ces aveuglements momentanés.
- En revanche, TEILHARD n'a cessé de s'inquiéter pour la démocratie. Il reconnait, en elle "La Fille, première née de l'idée révolutionnaire de Progrès, qui a grandi dans l'espoir enthousiaste de perfectionnements terrestres illimités". Mais il la voit menacée de l'intérieur par la confusion entre individualisme et personnalisme, entre foule et totalité, entre émancipation et libération. Il écrit en 1936 : "Qui rendra à l'Eglise lesens de la Terre ?", "Pour moi, mon choix est fait depuis longtemps. J'appartiens à la fraction "espérante" de l'humanité".\
On touche ici aux limites de cette pensée bouillonnante et enthousiaste qui, jamais, ne s'est vraiment affrontée au réel. Il ne faut pas sous-estimer l'importance de la théorie. Mais quand elle ne se mesure pas à des situations, à unehistoire, elle demeure à l'-état d'intuition visionnaire. Il a manqué au grand savant que fut TEILHARD trois dimensions pour que sa pensée puisse bouleverser notre époque :
- Il reste fondamentalement un aristocrate de l'intelligence, persuadé que ce sont les élites qui conduisent les peuples vers l'accomplissement de leur destin £ la dimension collectiviste de sa pensée ne correspond à aucun enracinement populaire réel £ il ne croit pas à la capacité des masses humaines à prendre en mains et à transformer l'histoire des peuples. Et il se défie de toute analyse articulée sur la réalité des luttes de classes qu'il est toujours tenté de relativiser.
- La réflexion sur la -nature, les déformations et leslimites du pouvoir reste chez lui embryonnaire. Ainsi ne voit-il pas que le frein historique à l'évolution positive de l'humanité est la réduction des pouvoirs au rôle d'appareils au service de grands intérêts économiques nationaux et internationaux. De telle sorte que les structures ont toujours et partout tendance à se durcir, à se perpétuer et à se prendre elles-mêmes pour leur propre fin, assurant ainsi la reproduction de systèmes sociaux rigides et fermés.
- Enfin, l'optimisme prospectif de TEILHARD de CHARDIN le conduit à sous-estimer les échecs de l'histoire contemporaine, la route triolphale de l'avancée évolutionniste. Tout entier axé sur la réalisation de l'avenir, il en arrive à n'attacher d'importance qu'à l'épanouissement de la vie future. Ainsi, dans ses "Réflexions sur le bonheur" écrit-il : "l'Humanité de demain -quelque "super-Humanité", beaucoup plus consciente, beaucoup plus puissante, beaucoup plus unanime que la nôtre, sort des limbes de l'avenir, elle prend figure sous nos yeux. Et simultanément... le sentiment s'éveille au fond de nous-mêmes que, pour parvenir au bout de ce que nous sommes, il ne suffit pas d'associer notre existence avec quelques dizaines d'autres existences choisies entre mille parmi celles qui nous entourent, mais qu'il faut faire bloc avec toutes à la fois". Pour un socialiste, l'utopie du monde enfin humanisé s'exprime dans des choix de solidarité concrète avec les exploités et opprimés du temps présent. En dehors de cette pratique, existe toujours le risque de s'enfoncer dans l'irréalisme des rêves les plus généreux.\
A l'homme politique, TEILHARD de CHARDIN apparaît donc comme un savant visionnaire, souvent fourvoyé dans la politique, lorsqu'il s'y risque. Mais lui-même savait bien qu'il n'était pas un politologue décrivant ou proposant des solutions précises et techniques aux problèmes politiques. Ce qu'il prédit et ce qu'il veut nous suggérer, c'est une philosophie de la société, beaucoup plus communautaire qu'individualiste, et une évolution de l'Histoire vers des formes plus solidaires et plus fraternelles.
On ne peut donc pas mettre TEILHARD de CHARDIN au service d'une politique, puisque sa pensée se développe librement, au-delà de nos nécessités concrètes. Il faut pourtant reconnaître que son appel à une mobilisation pour l'avenir de l'Homme a marqué toute une génération et joué un rôle historique capital : au lendemanin de la seconde guerre mondiale, au milieu des horreurs et des atrocités que le monde découvrait avec stuppeur, il a invité à ne pas s'enfermer dans un passé criminel ou complice. La grandeur de l'Homme, c'est d'avoir su toujours repartir reconstruire, ne pas s'enfermer dans les ruines, les cimetières et les remords mais préparer la vie des générations futures. Et telle est bien l'orientation fondamentale de toute politique responsable. Aux peuples du "Vieux-Monde", fatigués, exsangues, TEILHARD de CHARDIN annonce que l'Histoire a toujours un sens, qu'elle est, sans cesse, grosse d'une promesse. Aux peuples du "Tiers-Monde", affamés et pillés, il promet l'avénement des masses humaines, leur accession à la plénitude de la vie, dans un monde réconcilié où nations, races et sexes ne seront plus que les facettes d'une seule humanité fraternelle. C'est dans l'unité enfin rendue possible par le dépassement des contradictions que se réalisera le but de l'épopée cosmique : "une civilisation de l'amour". Ses vues généreuses, le dynamisme de son verbe, sa conviction utopique, enracinée dans la rigueur de sa compétence scientifique ont largement contribué, pour nombre de chrétiens et de non-chrétiens, à "défataliser" l'Histoire. Il leur a permis d'entrer en dialogue, convaincus qu'ils étaient désormais du caractère secondaire de leurs divisions et antagonismes traditionnels, par rapport à leur nouveelle et définitive identité et aux tâches urgentes qu'elle implique aux citoyens du monde, pélerins et artisans de l'Humanité en marche vers le point Oméga, l'âge adulte de tous les épanouissements collectifs, personnels, et du bonheur universel.
On ne peut lire TEILHARD sans être tiré en avant, au-delà de toutes les pesanteurs sociologiques et léthargies individualistes, vers la responsabilité, la solidarité et l'espoir. En ce sens, il est un de ceux dont la vie et la pensée sont parmi les plus toniques et contagieuses de tous les temps.\
Les meilleurs esprits s'accordent aujourd'hui à reconnaître la grandeur de Pierre TEILHARD de CHARDIN. Qui n'a pas été saisi d'admiration devant l'audace de sa pensée ? N'a-t-il pas osé s'aventurer dans des contrées spirituelles encore à peine explorées ? N'a-t-il pas inclu dans le champ de sa réflexion les disciplines les plus diverses : de la science positive à la mystique, de la biologie évolutive à la logique, de la métaphysique à la théologie ? Si son aventure intellectuelle fut réduite à une série d'exils intérieurs et extérieurs, il n'a pas craint d'aller au bout de ses convictions.
- La France d'aujourd'hui se doit d'honorer celui de ses grands hommes qui a proclamé : "Evitons de rejeter d'aucun côté le moindre rayon de lumière".
- Et ceci encore : "Comme paléontologiste, je ne puis garder aucune illusion sur le fait et les formes inexorables de la concurrence biologique. Mais, en cette même qualité, je me refuse absolument à transporter brutalement les lois mécaniques de la sélection dans le domaine humain. Car, si la nature nous enseigne clairement qu'il y a une lutte universelle pour la vie, elle nous apprend non moins catégoriquement que, passant d'un palier d'existence à l'autre, les propriétés vivantes ne subsistent qu'en se transformant ou se transposant. L'exploitation et l'étouffement mutuels peuvent être de règle entre groupes infra-humains, parce que ceux-ci vont continuellement, se supplantant et divergeant entre eux. Dans le cas du faisceau humain, par contre, si, conformément à notre hypothèse, celui-ci ne progresse plus qu'en convergeant, l'émulation fraternelle doit se substituer intérieurement à la concurrence hostile, et la guerre n'a plus de sens que par-rapport à des dangers ou à des conquêtes extérieures à l'ensemble de l'humanité".\