8 septembre 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à la BBC, notamment sur le pouvoir éxécutif, la télévision, l'armement, le Tiers-monde et les relations franco-britanniques, Paris, mardi 8 septembre 1981

QUESTION.- Vous avez plus de pouvoir vraiment que n'importe quel Président de la Vème, y compris le général de GAULLE...
- LE PRESIDENT.- Plus de pouvoir institutionnel, non. Simplement une circonstance. J'ai été élu Président de la République après un long passage dans l'opposition, je suis le premier Président de la République - de la Vème République en-tout-cas - élu au suffrage universel, qui soit venu des rangs de l'opposition `opposition politique`, ce qui signifie une sorte d'enracinement très profond dans une réalité populaire...
- Ou bien j'ai accumulé à travers ma vie, mes luttes, ce qu'on appelera tout simplement l'expérience, ou jai accumulé assez de réserves qui ne seront donc pas vite épuisées, pour établir - pour employer une expression que je n'aime pas mais qui est à la mode - mon -rapport avec le pouvoir, savoir de quelle façon je resterai toujours en deça du pouvoir qui m'est accordé, avec le sens de l'auto-critique ou du jugement sur soi-même. Ou bien j'ai acquis ces réserves, ou bien rien n'arrêtera - pas plus pour moi que pour un autre, les phénomènes de la puissance. Alors, c'est donc dire ce qui peut faire demain ma chance, ma force pour rester dans les limites exigibles ... Dans une démocratie. C'est, au fond, tout ce que j'ai vécu depuis trente-cinq ans de vie politique et peut-être plus encore pendant vingt-trois ans d'opposition. J'ai si souvent ressenti profondément, les erreurs du pouvoir que je trouvais trop absolu qu'il me faudrait vraiment perdre le sens de moi-même si, étant à mon tour au pouvoir, j'oubliais ce que je pensais. Ce n'est pas encore arrivé, croyez-moi.\
QUESTION.- Quel sentiment avez-vous éprouvé lorsque vous êtes descendu dans le PC Jupiter à l'Elysée ? Est-ce que cela vous inquiète qu'un homme ait... de tels pouvoirs de destruction ?
- LE PRESIDENT.- J'ai demandé lorsque j'étais dansl'opposition `opposition politique` - et je pense que c'était sage de ma part - que le Président de la République ne soit pas seul à décider. Bon, certes, la décision ultime elle relève de l'autorité d'un seul, mais la décision élaborée, je ... j'avais souhaité que le chef d'état-major général de l'armée, que le Premier ministre en-particulier pussent se concerter, de façon que tous les éléments de ce problème, c'est un problème décisif - on imagine son ampleur, guerre ou pas guerre atomique. Et s'il n'y a pas guerre atomique, risques pris pour un pays de vivre en sujetion. Enfin, c'est un problème immense. Donc, je pense que élargir la connaissance de la décision serait utile. Quant à l'ultime décision de "oui" ou "non", le geste fatal, ou bien qu'il ne le sera pas, seul le Président de la République peut le faire. C'est ainsi, c'est dans la -nature des choses.
- QUESTION.- Vous avez souvent pensé ...
- LE PRESIDENT.- ... Ce n'est pas un problème institutionnel, c'est une réalité humaine.
- QUESTION.- Vous avez souvent pensé à ce moment possible ?
- LE PRESIDENT.- Oui, j'y pense, mais ne dramatisons pas les choses. Je... Je ne pense pas qu'il y ait, à l'heure actuelle, de responsable mondial assez fou pour prendre le risque d'une guerre atomique. Mais il faut que le monde entier connaisse la résolution du Président de la République française, qu'il cherchera absolument toutes ... les occasionsde préserver la paix, mais qu'il doit aussi savoir prendre ses responsabilités, qui sont celles de la vie ou de la mort - de la paix ou de la guerre.\
QUESTION.- ...
- LE PRESIDENT.- Ah... D'abord je remarquerai que ce sont ceux qui se plaignent le plus de la rapidité de notre action, alors que tout ce qui se produit actuellement a été annoncé, et qui disaient que je travaillais dans le flou - et ils sont maintenant rassurés, si j'ose dire, hein ? Je ne suis pas vraiment si flou que ça. Mais s'ils avaient été un peu attentifs ils auraient trouvé dans tout ce que j'ai dit, pendant la campagne présidentielle et avant,ce que, aujourd'hui, je réalise avec le Gouvernement.
- Alors, pourquoi le faire si vite ? Pourquoi est-ce si vite : on l'a fait dès le début de cette législature. Bon, c'est très bien. Il y a des raisons pratiques à cela, c'est que sion ne le fait pas maintenant, on ne le fera jamais. La lourdeur, les pressions, l'événement qui vous sollicite toujours, qui vous prend à la gorge, finalement on a ... on est distrait par la vie politique. Tous les trois ou six mois il se propose autre chose. Ce qui sera fait, sera fait. Donc, il y a des nationalisations, bancaires et industrielles, qui seront accomplies vers la fin de cette année.\
QUESTION.- En ce qui concerne le Premier ministre, pourquoi M. Pierre Mauroy et avez-vous décidé de le garder sept ans, deux ans, cinq ans ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai rien décidé du tout. J'ai appelé Pierre MAUROY parce que c'est un homme avec lequel je travaille depuis longtemps, dans lequel j'ai confiance et qui en a la capacité. Je n'avais pas d'homme mieux adapté à ce rôle que lui - il y en avait d'autres qui en étaient capables, bien entendu, mais vous savez que dans la vie politique les circonstances comptent beaucoup - un homme compte à un point nommé c'était le cas de Pierre MAUROY.
- Combien de temps ? Bon .. Il est entendu entre un Président de la République et un Premier ministre sous la Vème République que le Premier ministre doit s'écarter le jour ou c'est nécessaire, mais on ne sait pas quand, et si cela n'est pas nécessaire, c'est-à-dire que si cela dure sept ans, tant mieux. Ca ne s'est pas encore produit.
- QUESTION.- Les étrangers souvent et les français parfois ne savent pas très bien comment le Président de la République et le Premier ministre partagent le travail. Comment concevez-vous ces deux rôles ?
- LE PRESIDENT.- Je laisse le Premier ministre agir tout à fait à sa guise pour les problèmes de la vie quotidienne - et même pour un certain nombre de grands problèmes que j'estime être de son ressort. J'agis, ou j'interviens, pour ce qu'on pourrait appeler les grandes directions - les grandes orientations.\
QUESTION.- Aucun Gouvernement français jusqu'à maintenant n'a laissé se développer une télévision indépendante. Pourquoi le vôtre y arriverait-il ?
- LE PRESIDENT.- Et pourquoi n'y arriverait-il pas ? Une télévision, ou plutôt des journalistes impartiaux - impossible. Ce... eh bien, ce serait pratiquement les déodorer, les réduire à rien. Il faut qu'un journaliste soit ce qu'il est, c'est l'institution qui doit être protégée - c'est-à-dire qu'il faut qu'à l'intérieur de cette institution il y ait un pluralisme suffisant pour que des journalistes qui restent ce qu'ils sont, mais plus soucieux que beaucoup ne l'ont été précédemment de ce qu'on appelle la déontologie, du respect de l'honneur professionnel. Un bon honneur professionnel qui tient du respect des autres, assorti avec une bonne passion d'être soi-même, fait un bon journaliste. Et s'il travaille au-sein d'une institution qui garantit son indépendance dans la limite de ce que j'appelle l'honneur professionnel, pourquoi est-ce que ça ne marcherait pas ? Donc, c'est cette notion de pluralisme qu'il faut garantir par les institutions nouvelles. Et il faut que les ...que les chaînes, ou postes de télé et de radio, cessent de dépendre de l'autorité directe du chef de l'Etat ou du gouvernement.
- QUESTION.- Vous vous engagez solennellement à être radicalement différent sur ce plan-là de vos prédécesseurs ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas besoin de m'engager, c'est la conviction, c'est tout.\
QUESTION.- Peut-on moraliser, à propos du commerce des armes, quand de trois cent mille à cinq cent mille emplois en dépendent ...?
- LE PRESIDENT.- Oui, enfin je ne ... je ne sais pas ce que je vais dire ... Enfin, je comprends bien moraliser.. voyez-vous, je ne voudrais pas que .. j'ai déjà répondu à ça, je ne veux pas de rupture de travail, je ne refuserai certains contrats que si je suis rassuré d'avoir refait la reconversion industrielle de ceux qui travaillent pour l'armement. Je suis... moi, bien chargé d'assurer la continuité française, je ne peux pas inventer une histoire avant moi comme s'il n'avait pas existé, le bien ou le mal. Mais, tout de même, on peut imaginer que vendre des armes, par exemple, pour la police des rues ... des auto-mitrailleuses particulières pour permettre à un chef d'Etat de mitrailler son peuple, on peut peut-être s'en dispenser.
- QUESTION.- Si la France reconvertit une partie de son industrie d'armement à moyen terme ou à très long terme, est-ce qu'elle ne risque pas aussi de trainer un peu dans le domaine de la recherche ? Et aussi d'aliéner son indépendance dans le domaine militaire ?
- LE PRESIDENT.- Oui, enfin ce ... il faudrait alors avoir une réponse très précise. C'est vrai que le commerce extérieur des armes soutient généralement un commerce extérieur civil. C'est vrai que l'armée française ne pourrait pas se doter des armements sophistiqués dont elle dispose aujourd'hui si elle n'avait que le marché national trop étroit, si elle n'avait pas la possibilité de fabriquer aussi pour vendre les mêmes éléments. Je veux dire par là que l'armée française n'aurait pas un équipement aussi moderne si elle devait ... si l'industrie d'armement française devait se contenter de fournir pour l'armée française, qui ne représenterait pas un marché suffisant. C'est vrai aussi que si on s'en va de là, du marché, quelqu'un d'autre prendra sa place et qu'en fin de compte l'Amérique, la Russie, bien d'autres encore viendront aussitôt s'installer à notre place. Ce qui n'empêchera pas à tel ou tel pays de disposer des armes dont il a besoin. Tous ces problèmes quisont ceux du réalisme et de l'intérêt ... bien, on a compris, ce sont des problèmes qui nous sont posés. Je crois cependant qu'on ne peut pas se poser ces problèmes en termes absolus et qu'un certain nombre d'infléchissements raisonnables restent possibles. En-tout-cas, les contrats signés par la France, même ceux qui m'ont déplu, je les exécuterai parce qu'ils engagent la France.\
QUESTION.- Certains américains accusent les socialistes français de se complaire parfois dans un Tiers-mondisme un peu naif, oubliant, par exemple, que beaucoup de pays du Tiers-monde sont des pays totalitaires, qu'ils soient de droite ou de gauche.
- LE PRESIDENT.- Si on veut réfléchir à ce qui s'est passé depuis 1917 en Russie devenue soviétique... on doit se poser la question - comme moi je me la pose depuis le début de mon action politique, qu'est-ce qui a pesé le plus lourd dans l'avénement, l'implantation du communisme... en Europe de l'Est, du centre, en Union soviétique et ailleurs ? Est-ce LENINE ou le sous-développement ? Je crois que la réponse sage, ce serait de dire : "et LENINE et le sous-développement". Mais la condition d'un pays sous-développé fait difficilement échapper à l'organisation du parti unique, quelquefois même du dictateur ou de la bureaustructure, quand ce n'est pas la technostructure, parce qu'il y a trop peu de gens qui ont été alphabétisés, qui ont été formés aux disciplines modernes, et une couche minoritaire se substitue à l'ensemble du pays et estime devoir faire le bonheur du peuple, sans lui, et parfois même malgré lui, aussi parfois contre lui.
- Et ce qui est vrai, c'est que la politique générale des Etats-Unis d'Amérique se désintéresse du Tiers-monde et que n'est ... aujourd'hui observé que sous sa forme de sommes de points stratégiques sur-le-plan militaire. Exemple : le rapprochement des Etats-Unis d'Amérique avec l'Afrique du Sud, sans trop s'occuper de ce qui se passe alors dans le reste, dans l'Afrique noire, qu'est-ce qu'est la vie dans le Mozambique, ou la vie dans l'Angola, et puis pour la Namibie, comment réagirait-on ... en Côte d'Ivoire, au Cameroun ... bon, bien, soyons pratiques. L'Afrique du Sud, c'est un pays solide qui sait bien se battre, qui a su défendre une minorité vaillante, toutes ces choses sontexactes, mais par quel moyen, on ne regarde pas. Il y a donc une volonté de se concilier des points forts, des points stratégiques dans le monde, sans s'occuper du reste, sans s'occuper du problème économique.\
QUESTION.- Quelle image vous faites-vous de la Grande-Bretagne ?
- LE PRESIDENT.- D'abord il y a un terreau - celui du souvenir personnel, celui du souvenir historique, c'est-à-dire hérité par des générations précédentes, et cela a été dans un milieu ou l'on avait beaucoup d'admiration pour l'Angleterre, considérée naturellement comme ... après la Grèce, comme la mère de la démocratie et comme le pays de plus haute civilisation, non seulement de civilisation industrielle mais de plus grand affinement dans les moeurs. J'ai vécu dans une famille où l'on avait ce respect, cet amour de l'Angleterre et j'ai pu moi-même ajouter, par mon expérience, des éléments d'admiration, puisque je me suis trouvé à Londres en 1943, au mois de décembre, et au mois de janvier, février 1944, au moment de l'un des blitz, de l'une des plus fortes offensives allemandes par bombardement de la ville de Londres et autres villes. Et j'ai pu voir ce que c'étaitque les Anglais. Et je veux dire que cela est inséparable de toute idée que je puis en avoir aujourd'hui - un phénomène de respect.
- QUESTION.- Quel type de -rapport pouvez-vous, François MITTERRAND, ex-premier secrétaire du parti socialiste français, avoir avec quelqu'un comme madame THATCHER, quiest à vos antipodes politiquement ? Qu'est-ce qui vous frappe chez elle ?
- LE PRESIDENT.- L'énergie, le caractère, le tempérament... et une intelligence toute entière tendueà des objectifs qu'elle reconnait comme bons. Je crois que son explication du monde et de la société est très éloignée de la mienne...
- QUESTION.- C'est un euphémisme, ça.
- LE PRESIDENT.- Oui, j'aurais naturellement tendance à penser que c'est elle qui se trompe mais elle est anglaise, elle agit en Angleterre, moi je suis français, j'agis en France et, si je veux bien dans-le-cadre de mes notes, si j'en écris, ou de mon jugement pour plus tard, essayer de mieux comprendre l'évolution de l'histoire moderne chez elle et chez moi, je me garderai, dans l'-état actuel de mes responsabilités, d'émettre un jugement... J'ajoute que je crois, moi je suis de ceux qui croient que tout est possible dans la sociét\
QUESTION.- Comment garder le contact, qu'on soit à l'Elysée ou à la Maison Blanche ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas encore bien résolu ce problème. Disons qu'il y a quelques endroits en France ou j'ai vécu, passé ma vie. Donc j'ai ... jeconnais les gens, où il n'existe pas de barrière entre eux et moi, enfin, je le suppose, puisque maintenant il s'agit de savoir comment cela se passe, cela va se passer. Il y a la Nièvre, le Morvan, Chateau-Chinon et autres lieux. Il y a mon pays d'origine - la Charente - et il y a ces endroits-là ou je suis actuellement, ou le voisinage, les fermes voisines ... ce sont des petites ... des petits villages, ce sont des gens avec qui je peux ... enfin je peux aller m'installer à leur table, ils m'inviteront à déjeuner, à dîner, à passer la soirée et on oubliera très vite que je suis Président de la République. En-tout-cas, moi j'oublierai - eux, je crois que j'arriverai à leur faire oublier. Si je negarde pas ces points d'ancrage, je ne vois pas où, en effet, là vous avez raison, je ne vois pas où je pourrais rencontrer des hommes, des femmes en France qui pourraient agir comme si je n'étais pas Président de la République. Il me faut donc absolument réserver dans mon temps de vie les occasions suffisantes pour aller là, pour m'y retremper, pour passer une journée à Chateau-Chinon, à rencontrer les gens que je connais depuis toujours, qui eux auront la langue bien pendue, qui même éprouveront un malin plaisir à me dire : "Vous savez, ça, ça ne vas pas du tout". Et j'en ai besoin.\