2 juillet 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Interview accordée par M. François Mitterrand, Président de la République, au journal "Le Monde", notamment sur les institutions, le projet de loi sur la décentralisation, l'entrée des ministres communistes au gouvernement, les relations franco-américaines, Paris, Palais de l'Élysée, jeudi 2 juillet 1981.

QUESTION.- Monsieur le Président de la République, l'élection présidentielle et les élections législatives ont été marquées par un bouleversement politique considérable, mais le système reste ce qu'il était avant. Dans-le-cadre de ce système, comment envisagez-vous un exercice du pouvoir qui soit plus libéral ?
- LE PRESIDENT.- Quand vous dites "le système reste", vous semblez regretter que les institutions n'aient pas changé, mais tel n'était pas l'objet des consultations électorales d'où est sorti le changement que vous savez. Les Français ont élu un Président, puis des députés. Ce n'était pas un référendum sur l'organisation des pouvoirs publics. Certes la Constitution n'est pas immuable et des réformes sont nécessaires. J'en ai moi-même proposé pendant la campagne présidentielle et j'ai rappelé récemment devant le Conseil supérieur de la magistrature que je comptais respecter cet engagement comme les autres.
- Mais la loi, la loi ordinaire permettra de faire beaucoup en attendant que le train constitutionnel s'ébranle, lequel ne comprendra, au demeurant, que peu de wagons qu'on ne mettra en marche qu'après que nous ayons abordé les problèmes urgents que pose la situation économique. Il suffira parfois aussi de mesures réglementaires ou simplement de l'usage. J'ai, par exemple, invité le Premier ministre `Pierre Mauroy` qui partage entièrement mon sentiment, à prendre la semaine prochaine, lors de son discours de présentation à l'Assemblée nationale, une série d'initiatives en vue d'améliorer le fonctionnement du Parlement. Fini, je l'espère, cet abus de votes bloqués ou de ces lois réputées adoptées par le subterfuge de la "non censure". De même, les "questions d'actualité" devront fournir aux députés l'occasion d'engager chaque mercredi un vrai dialogue avec le Gouvernement et non un prétexte pour ce dernier de monopoliser les médias comme c'était le cas jusqu'ici.
- Au demeurant, le fait pour le Premier ministre de demander un vote à l'issue du débat sur son programme représente à lui seul un événement. C'était presque une autre conception du régime que celle qui voulait, depuis l'élection du Président de la République au suffrage universel en 1965 que le Gouvernement refusât la sanction des députés après sa prise de fonction.
- QUESTION.- Parmi les réformes constitutionnelles, prévoyez-vous toujours de limiter le mandat présidentiel à 5 ans avec une seule reconduction possible ou la non rééligibilité du Président élu après un mandat de 7 ans, ou bien désirez-vous maintenir les dispositions existantes ?
- LE PRESIDENT.- J'ai déjà dit ma préférence pour un mandat de 7 ans non renouvelable et je -compte agir dans ce sens.\
QUESTION.- Revenons-en à la pratique des institutions. En quoi indépendamment de ce que vous venez d'en dire, se marquera le changement ?
- LE PRESIDENT.- J'entends que le Parlement exerce davantage sa fonction dans l'élaboration, la discussion et le vote de la loi et je demanderai que l'on revienne sur tous les procédés inutiles et dangereux qui ont conduit à son abaissement. Le Premier ministre `Pierre MAUROY` s'expliquera largement là-dessus.
- Pour ce qui concerne les -rapports entre l'éxécutif et le judiciaire, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature apportera des garanties nouvelles à l'indépendance de la justice. Et je n'attendrai pas le branle-bas de la réforme constitutionnelle pour marquer ma volonté d'un changement des moeurs et des usages en ce domaine.
- En-matière d'information, je pense que le statut de l'audiovisuel pourra être voté à la session d'automne et que sera du coup assaini un climat dommageable dans tous les sens à l'idée que je me fais de la démocratie.
- QUESTION.- Vous n'avez pas évoqué de quelle façon évoluera le couple Président - Gouvernement.
- LE PRESIDENT.- J'exercerai dans leur plénitude les pouvoirs que me confère la Constitution. Ni plus, ni moins. Le Gouvernement et moi savons à ce propos ce que signifie le vote du 10 mai.
- QUESTION.- Ca, c'est ce que vous avez appelé dans un de vos discours le rééquilibrage des pouvoirs centraux. Il y a une autre idée-force et un fil conducteur dans tout ce que vous avez dit et ce qui est contenu dans le Manifeste du 24 janvier. C'est la réduction de la puissance étatique par la décentralisation, non seulement de l'administration mais de l'économie. D'ailleurs, il y a une philosophie totalement nouvelle par-rapport à ce qu'on a vécu, non seulement sous la Vème République mais même sous la IVème. Alors, quelle est la limite ?
- LE PRESIDENT.- Le principal projet d'envergure qui sera soumis à la première session - fort courte, il est vrai - de cette première législature, sera en effet la loi de décentralisation. Et celui qui la présentera, qui la défendra devant le Parlement, sera Gaston DEFFERRE `ministre de l'Intérieur et de la Décentralisation`, qui, chacun le sait, aurait pu s'il l'avait voulu, devenir président de l'Assemblée nationale. Or, il a souhaité se consacrer à sa tâche actuelle. C'est dire l'importance que lui, le Premier ministre et moi, attachons à ce texte.\
`Projet de loi sur la décentralisation ` réponse` LE PRESIDENT.- La réforme en préparation comportera plusieurs étapes. La première, qui devrait être franchie dans les prochaines semaines, est sans doute la plus importante, non seulement parce qu'elle a un caractère symbolique sur bien des points, mais aussi parce qu'elle comporte des dispositions très novatrices, qui marquent notre volonté de réformer en profondeur et d'atteindre, en quelque sorte, un point de non retour.
- L'idée de départ de Gaston DEFFERRE `ministre de l'Intérieur et de la Décentralisation` est simple. Il s'est posé la question : qui exerce le pouvoir ? Et il a constaté que c'était, en règle générale, les services centraux des ministères relayés localement par les préfets et les services extérieurs et techniques.
- Aussi sera-t-il proposé de transférer ces pouvoirs aux élus régionaux, départementaux et municipaux qui deviendront majeurs et responsables.
- Les personnels en service dans les départements conserveront leur statut, mais seront placés sous l'autorité du président du conseil général pour les tâches qui leur incombent du fait des décisions de l'assemblée départementale. Pour le reste, ils resteront placés sous l'autorité du représentant de l'Etat. Les services extérieurs ne devront plus correspondre avec Paris comme ils le font sans cesse aujourd'hui. Parallèlement à la décentralisation, nous réaliserons de la sorte une réelle déconcentration, qui aboutira à supprimer certains services parisiens pour éviter que les affaires ne remontent jusqu'à la capitale.
- S'agissant des collectivités locales proprement dites, on supprimera les tutelles a priori. Le représentant de l'Etat n'exercera plus qu'un contrôle a posteriori. Les délibérations des assemblées locales seront exécutoires immédiatement et de plein droit. Si le représentant de l'Etat estime que l'une d'entre elles est illégale, il pourra demander au juge de se prononcer sans que le recours soit suspensif.
- Les budgets locaux suivront les mêmes règles. Mais en-cas de déséquilibre, le représentant de l'Etat interviendra pour mettre en-oeuvre les mesures de redressement qui seront élaborées par une chambre régionale des comptes, organisme nouveau et indépendant, émanation directe de la Cour des comptes.
- Enfin un code des procédures et des prescriptions techniques sera mis au point et les élus n'auront plus qu'à sy référer sans devoir appliquer d'autres réglementations ni devoir obéir à d'autres injonctions.
- Avant la fin de l'année si c'est possible, nous nous attaquerons à l'aspect financier de la décentralisation. Ce texte très complexe est encore à l'examen car il faut non seulement réformer la fiscalité locale, mais également, en fonction des compétences de chaque collectivité locale - région, département, commune - et des compétences de l'Etat, transférer vers la province les recettes budgétaires qui doivent l'être, en fixer le niveau et la -nature. C'est ce qui explique que nous devrions aller plus lentement, sans laisser de côté cette question essentielle pour la réussite de la décentralisation.\
QUESTION.- Comment réussirez-vous à concilier, et même à emboîter, le pouvoir régional élu au suffrage universel et le pouvoir départemental ?
- LE PRESIDENT.- Soyons clairs : nous ne touchons pas aux attributions traditionnelles et habituelles du département. Quant à la nouvelle collectivité régionale, elle conservera ses attributions - au demeurant bien modestes - de la loi de 1972 et recevra de nouvelles compétences, notamment une partie de celles que l'Etat exerce au niveau central. Je suis plûtot départementaliste, mais force est bien de reconnaître que le cadre départemental est trop étroit pour une grande politique d'équipement, une politique de l'emploi, un plan, etc... Le transfert pour le département comme d'ailleurs pour les communes, de certaines de leurs attributions à la région sera rendu possible. Mais cela ne pourra se faire que par un acte volontaire.
- QUESTION.- Les régions telles qu'elles existent ne sont-elles pas inadéquates ? Si on les refait, ne faudra-t-il pas aller jusqu'à redécouper un certain nombre de départements ?
- LE PRESIDENT.- La situation actuelle résulte d'un décret du 2 juin 1960 qui n'a pas été véritablement contesté jusqu'à présent, pas même au moment du vote de la loi de 1972. Assurément, certaines régions - assez rares au demeurant - ont sollicité un nouveau découpage, tantôt pour se séparer d'un département, tantôt pour réclamer le rattachement d'un autre département, parfois pour détacher ou rattacher un arrondissement ou quelques cantons. Lorsque le Parlement sera saisi, il fera ce qu'il voudra dans ce domaine. Mais je n'ai pas le sentiment qu'on puisse s'engager dans une géographie qui ne respecterait pas les limites départementales.
- C'est pourquoi j'ai le sentiment que la carte de 1960 restera encore en vigueur au moins dans un premier temps. D'ailleurs, si elle devait être modifiée, la mise en place des nouveaux conseils régionaux serait très délicate, car ces assemblées devraient non seulement s'habituer à leur nouveau statut et à leur nouvelle mission, mais également appliquer les nouvelles règles sur un territoire redéfini. Cela poserait trop de problèmes à la fois.
- QUESTION.- Vous prendrez les régions telles qu'elles sont ?
- LE PRESIDENT.- Oui, bien qu'au moment de leur création j'eusse souhaité qu'il n'y en eut que dix ou douze.
- QUESTION.- Avec l'idée de revenir plus tard là-dessus ?
- LE PRESIDENT.- Pas pour l'instant.
- QUESTION.- Vous n'avez aucune idée de statut particulier pour telle ou telle région ?
- LE PRESIDENT.- Si, pour la Corse.
- QUESTION.- Et le département basque que vous avez promis ?
- LE PRESIDENT.- C'est une proposition de loi socialiste.
- QUESTION.- Pour un changement de nom simplement ?
- LE PRESIDENT.- Non, puisque le département des Pyrénées atlantiques sera remanié.
- QUESTION.- Cela ferait deux départements, deux petits départements.
- LE PRESIDENT.- La Lozère, les Alpes de Haute-Provence ou l'Ardèche sont moins peuplés que ne le serait chacun des deux nouveaux départements.\
QUESTION.- Dans un tout autre domaine, comment envisagez-vous vos relations avec le pays ? Vos prédécesseurs ont beaucoup parlé, ont été constamment présents. N'êtes vous pas un peu trop discret ?
- LE PRESIDENT.- Cette discrétion était commandée par les circonstances. Je voulais intervenir le moins possible pendant la campagne électorale. Je ne l'ai fait qu'une fois, à Montélimar, entre les deux tours de scrutin, et encore, sans avoir demandé, comme mes prédécesseurs, aux radios et télés de se mettre à ma disposition. A cette discrétion a répondu celle des médias qui n'ont même pas retransmis dans sa totalité un discours de cinq minutes ! J'ajoute qu'il n'était pas question pour moi de prendre la parole après la fin légale de la campagne, c'est-à-dire le samedi, veille du scrutin. Ce privilège que se sont accordé d'autres Présidents de la République me paraît insupportable, comme tout privilège. Le chef de l'Etat n'a pas plus de droits que le plus humble des citoyens.
- Maintenant mon silence tient à autre chose. Je trouverais incorrect de m'adresser directement au pays alors que les députés vont se réunir. Selon la tradition, j'adresserai un bref message au Parlement. Puis le Premier ministre prononcera son discours-programme. J'attendrai donc la mi-juillet pour prendre la parole à la télévision. Qu'il y ait relation directe entre le pays et le Président cela est nécessaire assurément. Il ne faut pas en abuser. Il appartiendra à la presse d'informer l'opinion sur mes activités et mes choix selon les besoins de l'actualité, selon l'idée qu'elle s'en fera.\
QUESTION.- En ce qui concerne la jeunesse, vous avez reçu depuis le 10 mai, beaucoup de représentants de catégories socio-professionnelles ou sociologiques. J'ai relevé dans le Manifeste, qui définit votre philosophie du candidat, sans doute du Président : "le droit pour la jeunesse d'être elle-même, à l'école, dans l'armée, par le métier, dans ses loisirs, et par l'accès à la vie publique". Est-ce que vous pouvez nous dire la place que vous voulez donner à la jeunesse ?
- LE PRESIDENT.
- Je crois que cette phrase du Manifeste en dit assez. C'est par l'école que la jeunesse possèdera toutes ses chances et conquerra le moyen d'être elle-même. C'est à l'école qu'elle doit apprendre à devenir responsable. D'où l'ouverture indispensable de l'école sur le monde extérieur. Le métier, l'emploi, les loisirs ou le temps de vivre - je devrais dire le rythme de la vie -, est-il une autre façon d'acquérir la possession de soi ? A la condition bien sûr que le travail contribue au développement de la responsabilité et que soit préservé le temps de la réflexion, de l'épanouissement de la vie personnelle, du jeu, de l'échange - avec l'organisation sociale que cela suppose.
- Je n'ai jamais tenu quant à moi un discours -particulier pour la jeunesse. Je la respecte trop pour cela. Pour simplifier, je dirai que je ne veux ni la flatter ni l'encadrer. Ce qui compte à mes yeux, c'est de lui reconnaître le droit de s'exprimer comme elle l'entend et d'imaginer son propre avenir.
- Les jeunes n'ont pas à nous copier, ni à placer leurs pas dans les nôtres. Ne croyez pas que je leur demande pour autant de prendre le contre-pied de nos habitudes ou de nos modes de pensée. Non, je désire tout simplement que leur curiosité d'esprit soit satisfaite et qu'ils soient capables de transformer le monde à leur manière quand le moment sera venu. A cette fin je veux encourager l'éveil de la personnalité dès le plus jeune âge, favoriser par l'éducation et la culture le sens des responsabilités, le goût de participer.\
`Réponse` Mais il est d'autres pistes que je souhaite ouvrir. J'ai toujours regretté que la capacité d'idéal et de dévouement que l'on perçoit dans la jeunesse soit si souvent inemployée. Que de domaines s'offrent dans le champ social ! Notre société est cloisonnée, d'un côté les actifs, de l'autre les inactifs £ d'un côté les jeunes, de l'autre les anciens. Il y a pourtant tellement à faire quand ce ne serait que par la possibilité donnée aux jeunes de remplir des tâches d'intérêt social !
- Je m'émerveille aussi de l'attrait passionné des jeunes pour la défense des droits l'homme. Ne négligeons pas ce feu puissant qui couve dans l'esprit et le coeur d'une génération. Ne croyez-vous pas enfin que l'aide aux peuples du Tiers-monde pourrait offrir de vastes perspectives à notre jeunesse, sous forme de coopération élargie ? Partir à la -recherche du monde et regarder autour de soi, apprendre les autres et les choses, voilà de quoi réveiller, exalter des énergies trop souvent assoupies. Cela peut se concevoir de diverses manières, notamment dans-le-cadre d'un service militaire rénové. J'en ai parlé au ministre de la Défense `Charles HERNU` et au Premier ministre `Pierre MAUROY`, de même que j'ai saisi le ministre de la Solidarité nationale `Nicole QUESTIAUX` des idées développées plus haut, et je leur ai demandé d'étudier des projets nouveaux.
- QUESTION.- Vous pensez à un service civique offert à la jeunesse ?
- LE PRESIDENT.- Je n'aime pas ce mot, tant je voudrais éviter l'impression fausse d'un embrigadement.
- QUESTION.- Et pour développer le sens de la responsabilité, vous pensez réduire l'âge de l'éligibilité ?
- LE PRESIDENT.- J'ai proposé 18 ans pour les élections politiques, 16 ans pour les élections professionnelles. Le Gouvernement et le Parlement auront à en décider. Je souhaite que l'on débatte sérieusement de cette question. Il s'agit de la société. L'important, c'est de développer chez chaque jeune, garçon ou fille, le goût d'apprendre, de créer, bref, de vivre librement dans une société plus solidaire.\
QUESTION.- Est-ce qu'il n'y a pas, surtout après les élections législatives, un risque de surpuissance ? Comment allez-vous le dominer ? Comment voyez-vous les choses ?
- LE PRESIDENT.- C'est en effet la première fois dans l'histoire de la République qu'un parti dispose à lui seul de la majorité absolue des sièges à l'Assemblée nationale. Gambetta et de Gaulle avaient entraîné et couvert de leur nom et de leur prestige ce qui, en réalité, était une coalition de partis. Jamais je n'avais envisagé cette hypothèse d'une majorité absolue socialiste ! Que de fois il m'était arrivé de répondre à des journalistes qui m'interrogeaient "une majorité en France ne peut qu'être une majorité de coalition". Je m'étais trompé. Ce double phénomène d'une élection présidentielle porteuse de changement (et qui a rendu soudain notre peuple disponible) et d'élections législatives massivement favorables aux candidats socialistes nous donne, je l'admets, un grand pouvoir, d'autant plus qu'un troisième élément est venu s'ajouter : la durée. Sept ans pour le Président, cinq pour les députés et cet élan, cette confiance populaire autour de nous, est-ce cela la surpuissance ?
- Je sais que tout pouvoir tend toujours à aller au bout de son pouvoir. Mais nous ne sommes pas ici devant une aventure individuelle. Et pas davantage devant la prise du pouvoir par n'importe quel parti et par n'importe quel moyen. Le parti socialiste a ses lois, ses traditions, son idéal, son histoire. Il signifie une exigence de liberté de la pensée humaine face aux oppressions de la société industrielle. Les socialistes ont suffisamment analysé les causes et le processus des excès totalitaires, ils en ont suffisamment souffert pour ne pas s'en protéger contre eux-mêmes. D'où leur projet pour une audacieuse décentralisation, d'où leur démarche autogestionnaire, pour l'avènement d'une société sans classes, pour le développement de la responsabilité - et donc de la connaissance - individuelle. Et c'est chez moi une profonde conviction.\
`Réponse` Quant au pouvoir qui est le mien, j'en userai comme je le dois. Je ne sais si je résisterai à l'intolérance, à l'exaspération, à la personnalisation excessive de l'autorité. La suite le dira. Mais je puis dire que je me suis préparé à cette rude confrontation avec soi-même durant les années, les longues années où j'ai lutté contre les déviations du régime. J'espère avoir alors accumulé assez de réserves intérieures pour garder la distance et rester avant tout, en accord avec moi. Je l'ai écrit pendant la campagne présidentielle : avoir sur toute chose un regard neuf et l'esprit libre. Je n'oublie pas ma raison d'être.\
QUESTION.- Au sujet des ministres communistes `PCF` quelle est la raison fondamentale qui vous a décidé en faveur de leur -participation ?
- LE PRESIDENT.- J'ai toujours annoncé que je constituerai un gouvernement qui serait non pas l'émanation mais l'expression de la majorité parlementaire. Cette majorité a marqué ses contours dans la fidélité à mes options présidentielles. Je ne vois pas pourquoi j'en aurais écarté quiconque affirmait vouloir respecter la ligne politique que j'avais moi-même définie. Tout le temps de la querelle, et quelle querelle ! avec les communistes, je n'ai cédé sur rien, on le sait, et je n'ai pas l'intention de commencer maintenant. Mais le 10 mai, les communistes sont entrés de leur propre gré dans la majorité présidentielle après avoir dû admettre qu'ils avaient fait fausse route. J'ai réfléchi. J'ai consulté les principaux responsables socialistes. Tous, sans exception, ont estimé qu'il fallait tirer du scrutin sa conséquence logique. Notre situation nous permettait le maintien strict de notre ligne. Je vous le demande : "ai-je renoncé à quoi que ce soit ?". L'un de mes interlocuteurs s'étonnait récemment : "vous avez la majorité absolue et vous prenez des communistes ?". J'ai répondu : "Raison de plus". Je ne veux pas insister là-dessus mais nul n'ignore, au-sein du Gouvernement comme ailleurs, que le Président de la République peut à tout moment faire prévaloir l'opinion qu'il a de l'intérêt national.
- QUESTION.- L'interlocuteur dont vous parlez était M. BUSH ?
- LE PRESIDENT.- M. BUSH ne m'a pas posé de question qui ne puisse avoir de réponse. Il ne s'agit donc pas de lui.
- Trop de commentateurs ne regardent pas plus loin que le bout de leur nez. Quatre millions et demi, à peu près, de Français ont voté pour le ou les candidats communistes. Ils ont ensuite voté pour moi puis pour les candidats socialistes. Honnêtement, je ne vois pas pourquoi je les aurais éliminés, pourquoi j'aurais blessé ces millions de gens en les excluant de la vie politique française alors qu'ils ne me demandaient en échange que d'être respectés. En agissant ainsi, j'ai préparé l'avenir d'une façon beaucoup plus sûre que si j'avais fait le contraire. Je ne parle pas de l'avenir de la majorité puisqu'il est assuré de toute façon pour cinq ans. Je parle de l'avenir de la France. Rappelez-vous. Aux journalistes qui me questionnaient à ce sujet, lors de ma première émission télévisée de la campagne `campagne électorale`, celle d'Antenne 2, j'ai dit : "de GAULLE a eu besoin de tout le monde. C'était la guerre. Aujourd'hui c'est la crise. J'aurai besoin de tout le monde". Oui c'est la crise et j'appelle toutes les forces du travail, de la création, de l'imagination, à venir me rejoindre.\
QUESTION.- Et l'objection qui vous est parfois adressée, à savoir qu'après avoir réussi à affaiblir le parti communiste `PCF` sans peut-être le rechercher, vous risquez de le renforcer en l'associant au Gouvernement ?
- LE PRESIDENT.- Pendant que vous me posiez cette question, je pensais à autre chose. On m'a accusé de machiavélisme. "Il a réussi - disait-on - par l'union, ce que d'autres ont cherché par la lutte. Il est encore plus anti-communiste que les autres". C'est prendre le problème à l'envers.
- Oui, j'ai cherché à faire du parti socialiste `PS` le plus nombreux, le plus puissant, à étendre de plus en plus son audience. Quoi de plus normal ?
- A Epinay, déjà, en 1971, j'avais invité les socialistes à "récupérer tous les terrains perdus", terrain perdu sur la démocratie chrétienne, sur la jeunesse, sur les nouvelles couches sociales, sur les communistes. J'ai voulu bâtir un grand parti socialiste. Pas par hasard. Pas n'importe comment. En reprenant et en portant plus haut encore, si c'était possible, le combat de JAURES et de BLUM pour le socialisme libérateur. Cela supposait le recul des forces qui s'étaient situées au même endroit que nous dans la politique française, au même endroit et contre nous. C'était un combat loyal. Je préfère l'avoir gagné, même si je sais que la vie est toute puissante et que gagner ne signifie pas grand chose si on relâche son action. Je ne la relâcherai pas. Le pouvoir n'est pas un hochet mais le moyen d'accélérer le pas. Il est là. Quant à prétendre que j'ai renforcé le parti communiste parce que quatre des siens sont au Gouvernement, laissons le temps juger. Ses jugements à lui ne sont pas téméraires.
- QUESTION.- Est-ce que l'idée d'une réunification de ce qui était autrefois le parti de la SFIO vous paraît pensable ?
- LE PRESIDENT.- C'est le rêve permanent de tous les socialistes, mais il y a deux idéologies et ces deux idéologies restent contradictoires. Entre le marxisme - léninisme et notre socialisme, je veux dire entre LENINE et BLUM, le conflit idéologique n'a pas cessé. Aucun moment d'inattention ne nous sera permis.\
QUESTION.- Vous avez réagi avec vigueur, à Dun-les-Places, aux déclarations que le département d'Etat américain avait faites après votre rencontre avec M. Bush.
- LE PRESIDENT.- Précisons. La réalité est que Claude Cheysson `ministre des Relations extérieures`, s'est d'abord rendu aux Etats-Unis et que cette visite a été utile et féconde, que nos relations ont trouvé d'emblée un ton juste. Certes, c'était avant la -constitution du deuxième Gouvernement MAUROY. Mais Claude Cheysson n'a pas pris l'engagement - il n'avait pas à le prendre - qu'il n'y aurait pas de ministres communistes. Il n'a pas trompé ses partenaires américains. Simplement, il a jugé que cette décision virtuelle - elle n'était pas encore prise - relevait des affaires françaises et d'elles seulement.
- QUESTION.- On lui a posé la question ?
- LE PRESIDENT.- J'imagine. J'avais reçu d'autre-part un message très cordial du Président Reagan. Le fait que M. Bush soit venu ensuite me voir à Paris en dépit de l'entrée, la veille, de quatre ministres communistes dans le Gouvernement, qu'il se soit entretenu avec moi d'une manière ouverte, sympathique, constructive, avec la vraie courtoisie, qui consiste à ne pas poser de questions inutiles et sans me dissimuler que lorsqu'il rencontrerait les journalistes il leur avouerait "le souci" que l'événement causait à l'administration américaine, oui, j'ai apprécié cette démarche. Je n'appelle pas pression l'opinion que peuvent avoir de nous et de nos choix les pays étrangers, surtout si ce sont des pays amis. Je ne me formalise pas d'une opinion différente de la mienne. Il n'y a rien de choquant à ce que nos alliés aient du mal à comprendre le pourquoi de mes actes. Par contre la pression a commencé avec le communiqué de Washington. D'où ma réaction de Dun-les-Places. Sans rodomontade, la politique de la France se détermine en France et il ne serait pas admissible que le chef de l'Etat se laissât conduire par d'autres considérations que celles qu'il estime être de l'intérêt de la France et des Français. Mais cette pression s'est arrêtée là. La lettre de remerciement que m'a adressée M. BUSH à l'issue de son voyage était conforme à ce que je pouvais attendre d'une personnalité de sa qualité, qualité que, je dois le dire, j'ai beaucoup appréciée.\
QUESTION.- On a laissé entendre à un moment qu'au cas où il y aurait des ministres communistes `PCF`, un certain nombre d'informations militaires qui sont transmises par les Etats-Unis à la France pourraient cesser dêtre fournies.
- LE PRESIDENT.- Rien de cela n'est venu jusqu'à moi. J'ai su qu'une chaîne de télévision américaine avait prétendu que j'avais donné des assurances sur-le-plan de la sécurité militaire. On ne dément pas les sornettes. Le Conseil des ministres assume une responsabilité collective. Là se détermine la politique du pays. Pour le reste, chacun des ministres assume une tâche particulière et n'a pas à en sortir. Quant au Président de la République, il exerce un pouvoir éminent, particulièrement dans les domaines des relations extérieures et de la défense `défense nationale`. Cette répartition des rôles n'implique aucune exclusive contre quiconque. Elle reflète ma volonté légitime de contrôler directement et personnellement tout ce qui touche à la sécurité du pays.\
QUESTION.- Dans quel domaine pensez-vous que le contenu des relations franco - américaines puisse être affecté ?
- LE PRESIDENT.- Si le secrétariat d'Etat a voulu m'informer que le contenu de l'alliance était changé parce que le gouvernement américain cesserait de pratiquer d'insupportables taux d'intérêt, je me réjouirais de ce changement.
- Si le changement consistait à ne plus soumettre la France à l'infernal couple dollar - pétrole, à revenir à un système monétaire international cohérent, à une politique à l'égard du Tiers-monde plus sérieuse, quelle bonne nouvelle. Je me bornerai à ce propos à remarquer qu'on ne peut pas souhaiter une plus grande homogénéité politique et militaire de l'Alliance atlantique et se contenter du chacun pour soi en-matière économique.
- QUESTION.- Avez-vous le sentiment que c'est la question des taux d'intérêt qui est le principal problème avec les Etats-Unis ?
- LE PRESIDENT.- C'est un problème important. Ce n'est pas le seul. Je place au même plan les problèmes des pays du Tiers-monde et de leurs relations avec les pays industrialisés, la mise à-l-ordre du jour du système monétaire international et des institutions adéquates, notamment pour "la filiale énergie". Le développement des pays pauvres est non seulement affaire d'humanité mais aussi d'intérêt bien compris des pays riches. Nous ne vaincrons la récession qu'en multipliant les échanges. Il faut s'en donner les moyens. Déjà les exportations de la Communauté européenne `CEE` vont à 40 % vers le Tiers-monde. J'attends de cette relance l'un des instruments majeurs du retour à la croissance.
- QUESTION.- Avez-vous le sentiment qu'il existe une chance que les Américains atténuent leur politique monétaire et leurs taux élevés de l'argent ?
- LE PRESIDENT.- A court terme non. A moyen terme, oui, le court terme étant pour moi de-l-ordre de six mois, ce qui est déjà beaucoup, sinon trop, pour les Européens.
- QUESTION.- Les Américains doivent d'abord assainir leur économie.
- LE PRESIDENT.- Ils considèrent en effet que c'est pour eux un mal nécessaire, la seule façon de réduire leur inflation, mais n'en font pas une théorie. Il est donc possible de discuter avec eux et à force de discuter, de parvenir à réduire les délais pour un retour à une situation moins tendue.\
QUESTION.- `Relations France - Etats-Unis` Et sur le Tiers-Monde, sentez-vous une certaine évolution ?
- LE PRESIDENT.- Oui, mais pas la meilleure. Les préoccupations sont est - ouest, rarement nord-sud.
- QUESTION.- Est-ce que vous voyez une stratégie qui pourrait amener les Américains à changer de position ?
- LE PRESIDENT.- Sur des thèmes de ce genre, les positions du Canada, du Japon, de l'Italie, de la France et pourquoi pas, de l'Allemagne `RFA` sont assez voisines. Cela fait quatre ou cinq sur sept des pays qui vont se rencontrer à Ottawa `sommet économique occidental`. QUESTION.- Existe-t-il d'autres différends ?
- LE PRESIDENT.- Des divergences, certainement. J'émet de sérieuses réserves, par exemple, pour ne pas dire plus, sur la politique des Etats-Unis en Amérique centrale.
- Les peuples de cette région veulent en finir avec les oligarchies qui, appuyées sur de sanglantes dictatures, les exploitent, les écrasent dans des conditions insensées. Une infime proportion de la population possède la quasi totalité des biens. Comment ne pas comprendre la révolte populaire ? Il ne s'agit pas là de subversion communiste mais du refus de la misère et de l'abaissement. L'Occident serait plus avisé d'aider ces peuples que les contraindre à demeurer sous la botte. Quand ils crient au secours, j'aimerais que CASTRO ne soit pas seul à les entendre. Mais je crois à la capacité de réflexion des dirigeants américains.\
QUESTION.- Vous avez parlé avec eux `dirigeants américains` du Proche-Orient. Est-ce que vous estimez qu'il y a place au Proche-Orient, soit maintenant, soit plus tard, pour une initiative soit française soit européenne ?
- LE PRESIDENT.- J'ai réitéré en-tout-cas mon approbation de Camp David `Accords`. J'ai été naguère le seul homme politique français, responsable d'un grand parti `PS` à le dire et ce n'est pas parce que j'ai changé de fonction que j'ai changé d'idées. Le processus de Camp David peut-il s'élargir ? Oui, si Israel aborde d'une façon plus positive le problème palestinien. Tout peuple a droit à une terre. A ce moment-là, on peut penser que d'autres pays arabes se dégèleront. Mais on parle toujours des Palestiniens et bien peu des lieux saints. Une bonne approche de ce problème - et cela me paraît possible - contribuerait grandement à l'apaisement des esprits.
- QUESTION.- C'est un des thèmes que le roi Khaled a abordés avec vous ?
- LE PRESIDENT.- Je crois l'avoir abordé moi-même.
- QUESTION.- Et en ce qui concerne l'éventualité d'une reprise de l'initiative européenne dans ce domaine ?
- LE PRESIDENT.- Je souhaite qu'elle soit conforme à ce que je viens d'en dire.\
QUESTION.- Pour en revenir, précisément, à l'Europe, il me semble que dans la conclusion de "La Rose au Poing", vous avez dit que au-point où en étaient les choses, le -cadre de l'Etat national ne suffisait pas pour promouvoir les transformations qui sont nécessaires ?
- LE PRESIDENT.- Oui.
- QUESTION.- Est-ce que vous croyez que l'Europe, telle qu'elle se présente aujourd'hui, la Communauté des Dix `CEE`, offre des possibilités, -compte tenu du -rapport des forces qui existe à l'intérieur, de l'existence en Grande-Bretagne d'un gouvernement conservateur, de faire avancer la transformation de la société ?
- LE PRESIDENT.- On n'en est pas là. Commençons par rendre son âme à l'Europe. Donnons son plein effet au Traité de Rome. Corrigeons ce qui peut l'être. Evitons de traiter les problèmes européens par petits bouts. Convainquons-nous qu'aucun de nos pays ne peut à lui seul résoudre bon nombre de problèmes. Voyez Airbus `avion`, voyez Ariane `lanceur spatial ` fusée`. Bref, retrouvons le sens des perspectives. Je ne veux pas faire de la politique française un article d'exportation. Chacun est libre de ses choix intérieurs. Je -compte en fin de -compte sur la force des choses... et sur la contagion des idées.\
QUESTION.- Pour en revenir au domaine économique, l'une des questions que l'on se pose le plus aujourd'hui, en-tout-cas dans les milieux d'affaires, comme on dit, est celle du rythme auquel les nationalisations interviendront.
- LE PRESIDENT.- Pierre Mauroy `Premier ministre` en parlera la semaine prochaine.
- QUESTION.- Cela intéresse les conditions d'administration d'un certain nombre de sociétés pour leurs projets, leurs investissements, etc...
- LE PRESIDENT.- Nous commencerons cet automne.
- QUESTION.- Dès la session d'octobre ?
- LE PRESIDENT.- Oui.
- QUESTION.- Vous réglerez tout à la fois ?
- LE PRESIDENT.- Non. Mais un calendrier précis sera établi.\
QUESTION.- C'est une question de caractère général que m'inspire la tonalité de notre entretien. Vous êtes dans le bureau de Charles de Gaulle et pas dans celui de Valéry Giscard d'Estaing...
- LE PRESIDENT.- Du général de Gaulle et Georges Pompidou.
- QUESTION.- Et de Pompidou, oui. Ce choix a-t-il une signification ?
- LE PRESIDENT.- Non. Il est plus beau, plus central et à mon avis plus commode quoique au premier étage. Quelquefois, M. Giscard d'Estaing y venait pour une délégation à recevoir. Ce bureau est dans l'axe du Palais et du jardin dans un style très achevé. N'y voyez pas autre chose. J'aurais préféré m'installer au rez-de-chaussée pour communiquer aisément avec le jardin. Mais rien n'était prévu pour cela.
- QUESTION.- Vous donnez l'impression d'être à l'aise dans le bureau du Général de Gaulle, mais aussi dans les institutions qu'il a léguées.
- LE PRESIDENT.- Les institutions n'étaient pas faites à mon intention. Mais elles sont bien faites pour moi. J'y vois quand même quelques défauts. Je crois avois écrit quelque chose là-dessus.\