19 juillet 2015 - Seul le prononcé fait foi

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Tribune de M. François Hollande, Président de la République, dans "Le Journal du Dimanche" du 19 juillet 2015, sur la construction européenne.


Jacques Delors vient d'être consacré par le Conseil européen citoyen d'honneur de l'Union européenne. Ce n'est pas un titre de plus dans une carrière saluée par tant d'honneurs et de récompenses. C'est la reconnaissance d'une vocation, d'un parcours, d'une vie entière dédiée à l'Europe.
Non pas que Jacques Delors n'ait pas laissé des traces profondes dans la construction de notre pays. C'est à lui que l'on doit au début des années 1970 notre système de formation professionnelle, et la politique contractuelle pour redistribuer les fruits de la croissance comme l'éradication de l'inflation et la maîtrise des comptes publics qu'il avait engagée au début des années 1980. Mais, s'il voulait tant réformer la France dans ses structures, c'était pour permettre à notre pays de prendre pleinement sa part dans l'espace européen.
En 1985, quand il accède à la présidence de la Commission européenne, l'Europe sort de la première récession de l'après-guerre. Elle est bloquée par les égoïsmes nationaux. Empêtrée par les conflits budgétaires et commerciaux. Jacques Delors sut lui redonner un souffle, une vision, un projet.
Car l'Europe ne peut avancer que si elle porte l'idée d'un dépassement. Aucune nation ne peut concevoir d'abandonner une part de sa souveraineté si elle n'a pas la certitude qu'elle sortira plus forte de ce processus. Il a l'intuition que pour sortir de la crise, l'Europe doit définir un nouvel horizon susceptible de faire naître un espoir, car il sait que l'idée européenne s'épuise quand elle ne se traduit plus en actes.
L'Union ne peut se réduire à des règles, des mécanismes ou des disciplines. Elle doit convaincre les peuples que, si elle a été capable de préserver la paix, elle est aujourd'hui la meilleure invention pour protéger les valeurs et les principes qui fondent notre culture commune, ce que l'on appelle notre mode de vie et qui est aussi notre modèle social.
Pour y parvenir, Jacques Delors avait compris que l'économie est la force indispensable. Et la solidarité, le levier nécessaire. Il a donc doté l'Europe d'un grand marché intérieur, en même temps qu'il a institué dans le budget européen des fonds structurels pour accompagner la croissance. Telle était la démarche de l'Acte unique. Avec la chute du mur de Berlin, il a vu avant d'autres que la réunification allemande constituait un défi politique majeur pour l'union des Européens. Et ce fut le choix de la monnaie unique, qu'il définit dès 1989 sur les principes qui ont tant pesé dans les décisions d'aujourd'hui sur la Grèce : la solidarité et la responsabilité.
Jacques Delors, qui dit souvent que nul n'est jamais tombé amoureux d'un taux de croissance, d'un marché ou d'un cours d'une monnaie, a, tout le temps de sa présidence de la Commission, voulu que l'Europe puisse être celle des citoyens. C'était son projet de Charte sociale européenne et ce fut aussi le sens du programme Erasmus pour les jeunes. Convenons que c'est là que le bât a blessé depuis vingt ans.
L'Europe a laissé ses institutions s'affaiblir et les 28 gouvernements peinent à s'accorder pour aller de l'avant. Les Parlements restent trop loin des décisions. Et les peuples se détournent à force d'être contournés.
Les populistes se sont emparés de ce désenchantement et s'en prennent à l'Europe parce qu'ils ont peur du monde, parce qu'ils veulent revenir aux divisions, aux murs, aux grillages. Or c'est le droit qui protège, et la fédération des États-nations qui donne du poids, pas le désordre et le repli sur soi.
Ce qui nous menace, ce n'est pas l'excès d'Europe mais son insuffisance. Car face à la globalisation et aux puissances émergentes, comme devant les risques liés aux instabilités à nos frontières, aux coups de force, aux guerres, au terrorisme, aux catastrophes climatiques et à ce qu'ils engendrent avec les déplacements de population, c'est l'Europe qui est attendue pour porter les technologies de demain, promouvoir un modèle industriel, réussir la transition énergétique et écologique, investir dans la connaissance, réduire les disparités territoriales, assurer la solidarité à l'intérieur par des investissements et à l'extérieur par des actions de développement. Bref, être capable d'être une puissance au service de l'équilibre du monde.
Avec Jacques Delors, l'Europe s'est élargie, mais il nous avait mis en garde en proposant un approfondissement avec des intégrations différenciées. Écoutons-le. Les circonstances nous conduisent à accélérer. La zone euro a su cette semaine réaffirmer sa cohésion avec la Grèce.
La qualité de la relation franco-allemande y a été pour beaucoup. L'esprit européen a prévalu. Mais nous ne pouvons en rester là. J'ai proposé de reprendre l'idée de Jacques Delors du gouvernement de la zone euro et d'y ajouter un budget spécifique ainsi qu'un Parlement pour en assurer le contrôle démocratique.
Partager une monnaie, c'est bien plus que vouloir une convergence. C'est un choix que 19 pays ont fait parce que c'était leur intérêt. Nul gouvernement d'ailleurs depuis quinze ans n'a pris la responsabilité d'en sortir. Ce choix appelle une organisation renforcée et avec les pays qui en décideront, une avant-garde. La France y est prête parce que, comme Jacques Delors nous l'a montré, elle se grandit toujours quand elle est à l'initiative de l'Europe.